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L’éloquence du temps
Récits d’événements, rappels de sentiments immémoriaux, entre
chroniques et hymnes, les
chansons
font parler le temps, celui de
la vie, celui de l’histoire,
celui de l’anecdote, celui de la
tradition, celui de l’instant.
C’est ainsi que si fortement
liée aux formes, à l’ordre, au
sillage du temps, la chanson
entre en dialogue naturel avec
le thème du quotidien, des
quotidiens même - le pluriel
n’est pas de trop - tant il est
vrai que cette notion aussi
indispensable qu’insaisissable,
frappe d’abord par sa déroutante
polysémie.
Chant et musique : images du
mouvement du corps et du monde
Le chant est un anthropos, il participe des premiers
échanges actifs, métaphoriques
des êtres humains avec leurs
biotopes et avec leurs
semblables. Prenant connaissance
des collectes ethnographiques
d’ancestrales expressions de
l’appel, du cri, de la clameur,
des lamentations issues des
cultures de tradition orale,
nous sommes plongés dans une
sorte d’archéologie des
projections, des altérations,
des mues vocales traduisant
cette aube du chanter. Dans ces
enregistrements peu familiers à
l’oreille, la parole résonne
comme enchâssée dans un
continuum sonore, elle surgit
comme entourée d’un tissu de
musicalité (accompagnée ou non
par des instruments) … Alors on
saisit que c’est du langage
dérouté de son cours et de ses
intonations modales, que sourd
le chant des hommes. Le chant -
avant d’évoquer la chanson - est
donc à considérer comme ce tempo
modifié de la parole, cet écho
d’une métalangue
génératrice d’un ordre du monde
toujours à nommer, à
représenter, toujours à
refonder. C’est là le sens du
rythme : être à la fois scansion
et cosmophonie ; être à la fois
pulsation, battement, résonance
du corps singulier et imaginaire
d’un lien à la totalité (groupe,
communauté, clan, ou bien nature
ou bien humanité générique).
En termes de tropes anthropologiques, on peut alors avancer
que la ponctuation rythmique et
mélodique du chant a pour
fonction et puissance de
transformer la parole en un
mini-rituel
célébrant, stylisant l’accord
vital à la fois charnel et
immatériel, de collectifs
solidaires à leur terre
nourricière, à leur foyer, à
l’unité virtuelle des vivants et
des morts. Le chant autrement
dit toute cantillation, toujours
née de communautés humaines
circonscrites, propose pour
l’essentiel une condensation de
temporalités et d’emblématiques
hautement signifiantes. C’est en
cela que chant et cantillation
sont à envisager comme matrices
civilisationnelles de grande
portée tant en leurs formes
archaïques, d’ailleurs toujours
résurgentes, qu’en des formes
plus contemporaines, comme celle
de la dénommée « chanson » dont
le registre et l’étiquette
peuvent apparaître plus légers ;
simple question dune usure
sociale du mot ou bien question
plus complexe d’un recul des
pratiques de transmission et de
réactivation de l’être
ensemble dans le corps à
corps, le souffle à souffle des
voix ?
Chanter pour les dieux ou pour les hommes, c’est remonter
le tunnel du temps, c’est
tout à la fois se souvenir et
espérer. Chants et
chansons se conjuguent à
plusieurs temps : ils ont pour
caractéristique de télescoper
temps individuels et temps
collectifs. Il existe une grande
malléabilité sémantique des
chants et des chansons, ce sont
pour beaucoup, des réservoirs
symboliques flottants où se
greffent des strates historiques
hétéroclites : tantôt l’ancienne
ballade se pare de paroles
d’actualité (ce fut l’une des
modalités favorites de la
création chansonnière
populaire), tantôt le poème
d’Apollinaire par exemple,
devient chanson de Léo Férré au
milieu du XX°siècle et puis le
voilà qui s’envole, sous un air
nouveau composé par Julos
Beaucarne,
en ce début de XXI° siècle. Ce
flou du sens et cette ouverture
aux bricolages et transferts
interprétatifs qui en découlent,
vont permettre de superposer
dans le chant, le temps affectif
de la mémoire et le temps épique
de l’histoire. Ainsi en va-t-il
de nombreuses chansons de la
période 1939-1945 où sous la
romance des nostalgies
amoureuses se disent les
douleurs de la séparation, de
l’occupation, du pays menacé.
Aussi chants et chansons pris en leur sens générique,
apparaissent-ils d’abord comme
cocktail de temporalités puisque
l’on peut y entendre résonner la
temporalité interne, fugitive
d’un rythme, la temporalité
propre d’une parole narrative
éventuellement, la temporalité
circulaire de remémorations
cycliques, calendaires, des
fragments de temporalités
historiques plus ou moins
décalées, la temporalité vécue
d’un devenir intime et parfois
même l’intemporalité d’une
communauté de destin comme dans
les chants d’exil, les hymnes
nationaux ou d’affiliation
partisane.
Les chants qui ritualisent la
parole, ritualisent le temps.
Acoustiquement, idéellement ils
en constituent la trame
rythmique. Soulignant des
régularités, des fêtes, des
drames, enjambant les
générations, gardant trace du
temps d’avant, tissant ensemble
présent, passé, devenir les
chants découpent des aires, des
figures temporelles
qualitativement, psychiquement
et culturellement signifiantes,
dans le flux temporel
inéluctable, largement indicible
et inconscient. Les chansons et
les chants, d’une grande
efficacité et d’une grande
plasticité symboliques, génèrent
en leurs demeures éphémères,
mobiles, immatérielles des
mythes
d’effusion que ce soit sous le
registre de sentiment électif
(chansons dites à textes par
exemple), ou bien sous le
registre d’élan, de bien-être de
foule (chansons proposées au
grand public par exemple).
Le quotidien ou la conjugaison
des temps
Figures du temps … les chants croisent le thème du quotidien.
Nous avons d’entrée souligner
l’extrême difficulté que l’on
rencontre pour définir le
quotidien aux significations
aussi protéiformes que la
poétique des chansons. Le
quotidien comme catégorie de
perception réflexive sur la
société apparaît, nous le
savons, avec Henri Lefebvre.
Sans peindre « cette
quotidienneté»
aux couleurs de l’aliénation, de
l’enlisement comme le fait Henri
Lefebvre, on peut toutefois dire
que le quotidien, « c’est la vie
toujours recommencée »,
mais qu’également « c’est ce qui
se loge dans les interstices de
l’histoire
», que « c’est à la fois le
ciment de la vie et sa carapace »
bref, que c’est l’ambiguïté
même, se jouant sur la partition
sociale du temps entre la longue
durée de la routine instituée,
reproduite et la surprise
déroutante des situations, des
aléas, de l’avènement explosif.
« Si la sociologie de la vie quotidienne peut apporter sa
contribution à l’édification
d’une sociologie générale, c’est
en rappelant la dimension
temporelle des existences
humaines, l’omniprésence de la
flèche du temps dans
toutes les interactions, de la
plus instantanée à la plus
durable, de celle qui relèvent
d’un furtif fragment de
sociabilité à celles qui
s’inscrivent dans des projets de
très longue haleine » écrit
Claude Javeau, un des premiers
auteurs francophones à s’être
lancé dans cette théorisation.
On ne saurait mieux préciser
comment cette sensibilité
sociologique au quotidien, née
dans les années soixante avec la
critique des approches holistes
de type structuralistes ou
marxistes, a partie liée avec
une compréhension de la vie
sociale comme enchevêtrement de
temporalités dont les
vivants cherchent à
desserrer l’angoisse.
Avant les sciences sociales, l’art - notamment littéraire,
photographique
- dès la première moitié du XX°
siècle s’est emparé de cette
visée du quotidien, de cet
every day of live,
insistant, âpre, léger, banal,
absurde. Alors que la modernité
du temps des experts est déjà
née, il reste à saisir ce qui
s’y soustrait, à savoir la
culture commune, la culture de
l’ordinaire des travaux et
jours. Art et sciences sociales
vont alors chercher à cerner
l’intelligibilité du quotidien,
chercher à l’appréhender pour en
dénoncer ou en magnifier la
texture. Alors qu’Henri Lefebvre
déclare qu’« à l’horizon du
monde moderne monte le soleil
noir de l’ennui »,
Michel de Certeau souligne que
« le quotidien est parsemé de
merveilles, écume aussi
éblouissante que celle des
écrivains ou des artistes. Sans
nom propre, toutes sortes de
langages donnent lieu à ces
fêtes éphémères qui surgissent,
disparaissent et reprennent».
C’est dire que le vingtième
siècle élabore comme enjeu
majeur de la connaissance et de
l’esthétique, le caractère
problématique entre nécessité et
liberté résiduelle,
des choses ordinaires. Ce sera
l’occasion de célébrer les sens
insoupçonnés de la banalité
comme tactiques des
subjectivités face à la
normalisation,
comme maintien de formes de
sacralité,
comme éclats de ré enchantement
de l’expérience effective.
Chant et quotidien partagent cette caractéristique
anthropologique d’être des
sédiments du temps cosmique, du
temps social, du temps
psychique….de contenir toutes
les formes de la durée : celle
de l’événementiel, celle du
conjoncturel et celle du
structurel.
Chant et quotidien partagent le
paradoxe du commun, celui dont
on dénigre la vie fruste,
monotone celui dont on salue
l’étrange et vibrante
familiarité. Les chansons,
celles qui sont entrées dès le
début du vingtième siècle dans
leur ère de spectacularisation
se présentent alors comme
véritable analogon de ce
quotidien qui se décline sous
ces différentes formes
d’expériences : celle du jadis,
cette entaille d’un passé
antérieur aux souvenirs ténus,
celle de l’urgence des
conjonctures, celle de la fusion
à la situation présente, celle
de processus civilisationnels
ayant la force terrible de
l’évidence que l’on cherche sans
grand effort à accompagner ou
bien que l’on cherche, au risque
de sa liberté, à tenter de
contrer.
Dans les interstices de
l’histoire …
La grande histoire nationale, internationale, ses
accélérations, ses cataclysmes,
ses événements se sont bien sûr
glissés de façon plus ou moins
ouverte dans les couplets des
chansons qui accentuent,
surexposent la valeur
performative du langage.
Toutefois, c’est de façon très
lacunaire et très exemplaire à
la fois que l’histoire
chansonnière va rencontrer
l’histoire politique,
économique, sociale et
culturelle de longue, de moyenne
et de courte durée. On peut
avancer que les chansons ne
gravent de l’histoire que ce
qui fait date, que lumière
et ombre, que les morceaux
d’anthologie, ceux de l’épopée,
ceux de l’affrontement, ceux de
l’effervescence, ceux de
l’épiphanie, ceux du drame …à
moins que simples symptômes de
mode, elles n’aient que trop
superficiellement épousé leur
temps, ne laissant derrière
elles aucun sillage … Ce serait
donc entre épure et lieux
communs que l’histoire
apparaîtrait dans les chansons.
Cependant à cette proposition
trop généralisante, il faut
immédiatement ajouter que tous
les épisodes de l’histoire de la
chanson ne sont pas également
traversées par ce qui fait
date. On pourrait d’ailleurs
se poser la question pour la
période actuelle de la nouvelle
scène française, dont les textes
de chansons sont le plus
souvent, délibérément délestés
d’histoire au profit de
l’anecdote.
Mais n’est-ce pas une
caractéristique propre au
devenir sociétal contemporain
que de faire silence sur les
sédiments du passé ? Dans ce
cas, cette anhistoricité d’une
part importante de la chanson
française, grand public,
d’aujourd’hui ne serait- elle
pas, elle- même, parfaitement
adaptée à la culture temporelle
du moment ? Et plus encore, on
peut se demander si la marque
historique ne serait pas alors à
rechercher, à entendre ailleurs
… au-delà des récits, des
mélodies, des rythmes dans la
normalisation des productions et
l’uniformisation émotionnelle
susceptible de s’y attacher ?
Des chansons dans l’ambivalence
de « l’air du temps »
Par contraste, je n’occuperai d’abord de tableaux
chansonniers plus anciens, plus
directement travaillés par
l’histoire … à moins qu’il ne
s’agisse que d’un effet du
regard éloigné… Le quotidien de
l’histoire : la formule est
paradoxale, même si les
historiens ont eux-mêmes souvent
édité avec succès de nombreuses
« histoires de la vie
quotidienne ». Les chansons sont
bien apparentées à ce quotidien
immergé dans l’histoire dans la
mesure où elles nous livrent à
travers le filtre du perçu, du
symbolisé de ce qui fuit, de ce
qui perdure, de ce qui advient,
des séquences de mémoire
collective active (n’oublions
pas que pendant longtemps la
langue des chansons eut presque
l’évidence d’une langue
naturelle, d’une langue
coutumière, accompagnant fêtes
domestiques, rituels conviviaux
et sans doute rêverie de soi à
soi). En un sens, les chansons
furent peut-être, jusqu’aux
générations d’avant guerre,
cette mémoire par cœur, mémoire
de coeur de l’histoire. On dit
familièrement que les chansons
saisissent l’air du temps…
j’ajouterai, un « air du
temps » où coexistent la part
des consensus d’ambiance et
celle des pulsations
inconscientes. Les chansons sont
ou fortement fédératrices ou
messagères poétiques de l’inouï.
En effet lorsqu’elles se font
avec bonheur, croquis de
certains traits d’époque,
intuitions de ses indicibles,
jeux sur des transgressions du
dire, les
chansons contiennent cette
virtualité d’accroche du tempo
refoulé du monde. Et si la
chanson se présente parfois
comme l’une des formes
artistiques les plus
susceptibles d’arriver à une
telle fulgurance d’accord, aux
rythmes de la vie profonde,
c’est aussi parce qu’elle est
une forme brève et par
conséquent, contrainte à
l’extrême stylisation pour
surprendre, séduire ou donner le
frisson … Mais vous pleurez,
Milord, çà j’ l’aurai jamais cru …
A l’épreuve d’une période et de
ses sources
Dans les chansons nous trouvons parfois bien des
manifestations du quotidien
comme palimpseste de l’histoire.
Nous allons tenter d’illustrer
cette proposition en quelques
figures chansonnières prises sur
une période assez restreinte.
Prendre pour référence, ne
serait-ce qu’un siècle de
chansons, s’avère en effet être
une tâche démesurée et sans
doute un peu vaine. Précisons
que cette approche de la mémoire
collective des chansons dépend
aussi de l’avancée et de la
précision des archivages et donc
de l’intérêt intellectuel,
esthétique porté à ces créations ;
et même plus généralement on
peut dire que cette approche
dépend des cadres sociaux de la
publication de telles
collections, désormais
thématisées et promues, via tous
les arbitrages de bien des
anthologies, au statut de
patrimoine, ce passé qui doit si
bien convenir au présent.
Ces réserves posées et dans la limite des sources
discographiques dont je dispose
et dans la limite aussi de ce
que j’ai pu parcourir en me
plaçant sous cet angle d’étude,
je me référerai donc
essentiellement, pour l’instant,
à la période allant de 1935 à
1945. Dix années seulement, mais
elles contiennent les événements
les plus bouleversants du
siècle : crise nationale des
années des années trente
(chômage important, dirigeants
discrédités pour leur
affairisme, émeutes fascistes de
1934), crise internationale
allant croissant jusqu’à la
guerre, le pays occupé, divisé,
appauvri, affamé … jusqu’à la
libération et son euphorie.
D’autre part, si le monde est en
débâcle et en affrontements, la
chanson connaît sur cette même
période de fortes mutations,
certes incommensurablement plus
modestes mais que l’on pourrait
néanmoins qualifiées de
structurelles. Dès le début des
années trente, la scène des caf’
conf’, la chanson des trottoirs
confirment leur déclin. Cinéma,
disques et radio deviennent les
grands supports de diffusion …
amorçant tout un remaniement des
sensibilités passives, actives
de l’écoute, tout un remaniement
des cultures de réception, de
remémoration de la chanson ainsi
qu’un changement notable dans
les choix de projection vocale,
dans les choix de présence
interprétative des artistes.
Ajoutons à cela que l’arrivée
des rythmes venus d’Amérique et
l’influence de « l’effet swing»
induit dans le phrasé mélodique
et vocal, vont également
profiler des ruptures permettant
de parler d’un avant et d’un
après-guerre de la chanson, et
ce malgré des continuités
notamment pour la chanson dite
sociale ou dite
réaliste qui, à travers des
auteurs plus littéraires,
va pouvoir de façon inattendue,
retrouver un nouveau souffle.
Le prisme indirect des chansons
Pour cette
période de 1935 à 1945, nous
pouvons disposer de plusieurs
documents : les textes d’environ
sept cent chansons nouvelles,
produites à ces dates ainsi que
les enregistrements sur CD de
quelque deux cent titres
nouveaux, ou plus
… mais il faudrait alors
travailler par discographie
d’interprètes, aux traces
souvent bien difficiles à
retrouver. Pour donner d’emblée
une première note d’ensemble
ressortant de la lecture et de
l’écoute de ces nombreuses
archives, je dirai qu’au regard
de l’intensité violente,
critique, tragique de la période
historique considérée… le
répertoire des chansons crées,
interprétées sur scène,
diffusées sur les ondes (qui
nous donne d’ailleurs qu’une
idée biaisée des pratiques
chansonnières bien vivantes de
ce temps) semble bien prolixe
sur les embellies et bien
discret sur des enjeux plus
douloureux et plus lourds avant
1940 du moins. Pour aller vite
et en référence à l’un des
premiers temps forts de
chronique sociale envisagée, on
peut dire : on chante certes les
congés payés, mais beaucoup
moins les grèves qui précèdent
les Accords de Matignon.
Considérées en bloc, ces
chansons peuvent même apparaître
comme système intuitif de
défense contre l’angoisse
collective qu’il faut vivre et
discipliner. Nous évoquions
précédemment cette présence
voilée, en sous-impression de
l’histoire dans les chansons, je
préciserai que pour la période
d’avant 1939, une grande part du
répertoire s’égrène mezzo
voce en chansons de charme,
en chansons dites paysagistes.
Tino Rossi est en train de
devenir la vedette montante,
il chante en 1934 ô Corse
Jolie, il enchaîne les
succès tels que Vieni… Vieni …
toujours en 1934 et Marinella
en 1936 ; année durant laquelle
André Claveau se lance sur les
ondes radiophoniques avec cette
intonation intimiste en
demi-teinte qui fit hurler à
l’imposture les gens du métier
et rêver d’amour le public
féminin conquis.
Est-ce à dire que parfois la
chanson serait esprit de la
quotidienneté, dans le sens où
elle pourrait donner la mesure,
faire entendre le murmure
bienvenu d’un ethos
d’évitement, dans des temps de
latence sociale ? Je parlais
précédemment de la part de
consensus et de la part
d’indicible culturel se croisant
- de façon sans doute plus
sérielle, plus accessible, plus
rapide qu’en tout autre art -
dans l’ample, l’innombrable
tissu des chansons d’une époque.
Constatons que prudence et/ou
survie, le répertoire de ces
années noires sera d’abord
fortement marqué par la
recherche thématique, mélodique
d’un consensus insouciant,
léger ; il sera également et
paradoxalement marqué par la
recherche de thèmes intemporels,
les plus intemporels du moins,
par le chanter de la longue
durée, celui de la veine
sentimentale, celui de la
romance dont le sens sera
pourtant, dès 1940, retravaillé,
repeuplé par l’écho de la
conjoncture pour dire de façon
détourné, sans parler vraiment
de chants de résistance,
au-delà de l’amour quitté,
perdu, absent… des blessures
tout à fait collectives.
Maurice Merleau-Ponty oppose le
roman de la saisie littérale,
celui qui est proche du
compte-rendu d’événements et le
roman de la saisie en style,
celui qui opère par
signification oblique, filtrant
l’événement par le prisme d’une
subjectivation, autrement dit
d’un rapport original au monde.
Rares sont les récits directs
dans les chansons, d’abord parce
qu’elles furent souvent
utilisées comme supports de
diffusion de messages codés et
fondamentalement parce que leur
charme opère par le truchement
d’une sémantique inscrite dans
le verbe et hors du verbe, parce
que leur charme opère par le
truchement d’une signifiance
mélodique et rythmique du monde
commun, du temps partagé.
Expérience d’écoute tendue vers
l’originalité du temps qui
passe, matériau fait de langue
et de musique, la création
chansonnière est radicalement
liée au langage indirect celui
de l’analogie, celui de la
métaphore… tous ces ressorts de
l’image littéraire conjuguée à
un autre régime d’images, celui
des phrasés musicaux et vocaux.
Je signalais précédemment qu’à
estimer l’ensemble du tableau
chansonnier de l’époque
envisagée avant 1940,
il apparaissait que le thème de
l’hédonisme du jour,
que celui de l’embellie
ponctuelle ou conjoncturelle
triomphait sur tout autre,
en matière de créations
musicales pour le grand
public du moins ; les
images de la
dureté des antagonistes sociaux
étant toutefois toujours portées
de bouche à oreille et par un
répertoire militant d’artistes
associés,
de cafés-chantant
et par celui d’une chanson
réaliste/ néoréaliste continuant
son chemin (c’est en effet dans
ce registre que Piaf réalise son
entrée sur scène et ses premiers
triomphes, que Damia
et Fréhel
poursuivent leur carrière ainsi
que Marianne Oswald). Dans ce
fil de l’embellie, l’écho les
conquêtes sociales, ouvrières de
1936 sera bien sûr largement
mis à l’honneur par les auteurs
et les interprètes et ceci plus
souvent dans le style indirect
de l’épopée, voire dans le style
encore plus indirect d’une
tournure mélodique enjouée et
d’un texte souriant que dans le
style direct chronique.
De l’actualité à ses vagues
1936, une date, une mémoire et
des façons de les chanter
Sur ce principe du récit plus ou moins indirect des chansons,
j’en suivrai, pour cette période
d’effervescence et de crise, les
différentes modulations
stylistiques rencontrées avec
six auteurs et /ou interprètes,
choisis parmi les plus connus du
moment, à savoir Ray Ventura,
Monthéus, Jean Gabin, Damia,
Charles Trenet, Fréhel.
Dans la discographie disponible, on trouve tout un CD
consacré au Front Populaire. La
composition de Ray Ventura et de
ses collégiens, fox-trot
humoristique écrit en pleine
période d’occupation des
usines, entre de façon
exemplaire dans ce mode de
traitement oblique des
quotidiens de l’histoire par le
prisme des chansons. La chanson,
c’est l’histoire en pointillé,
travestie….comme pour le
carnaval, comme au théâtre
sensationnel, sombre, éclatant,
inquiétant de la vie. Il s’agit
de signifier que l’on est
toujours dans le spectacle de
l’événement autrement dit que la
chanson peut aussi se détacher
de ce dernier, pour voyager vers
d’autres espaces et d’autres
temps.
La grève de l’orchestre
Parlé :
Arrêtez ! Stop ! Assez, assez !
En grève ! En grève !
Monsieur le chef ma voix
s'élève
Pour vous annoncer sans façon
Que nous allons nous mettre en
grève
Ce que nous vous voulons, nous
l'aurons !
Eh ! Bien mes chers amis,
Vous aurez tout ce que vous
désirez
C'est pas assez !
Comment ? Alors voulez vous
être augmentés
De 1000 francs ? Vous acceptez ?
C'est pas assez !
Mais l'argent on s'en fiche, nom
d'une pipe !
Chef ! Mais c'est une question
de principe
Voulez vous un an de repos
Et le droit de parler argot ?
C'est beaucoup trop !
Etre menés à la baguette
Chef cela ne nous convient pas
Occupons toutes les banquettes
Nous allons coucher sur le tas !
Eh bien mes cher amis
Vous aurez tout ce que vous
désirez !
C'est pas assez !
Tant qu'ici vous dormirez,
vos femmes pourrons vous
veiller...
C'est pas assez !
Nos femmes ! Mais quelle erreur
est la vôtre !
Nous préférions celles des
autres !
Voulez vous Ninon de Lanclos
ou la Venus de Milo ?
C'est beaucoup trop !
Messieurs vous n'êtes vraiment
pas commodes
Vous protestez, mais pour quelle
raison ?
D'abord parce que c'est la
mode
Et puis pour embêter le patron !
Ah ! C'est comme ça ! Eh !
bien, mes chers amis,
Vous aurez tout ce que vous
désirez
Voulez vous être commandeurs de
la légion d'honneur
C'est pas assez !
Songez au revers de la
médaille
Car enfin, ici, il n'y a que moi
qui travaille !
Soit nous l'avouons bien haut
Vous travaillez du chapeau !
Palsambleu, c'en est trop !
Notons toutefois que le langage
direct de l’événement, celui qui
assigne à la chanson un statut
proche de celui du fait divers
que l’on lit dans le journal-
cette mémoire du jour- que ce
langage donc, est bien présent
dans cet écho chanté du Front
Populaire. Il l’est sous la
plume de Montéhus, qui dans un
lexique et un ton idéologiques,
plus encore dans un phrasé
semblable aux effets d’annonces
un peu grandiloquents des
chroniqueurs radio de l’époque,
écrit et chante
Vas-y Léon,
chanson dont on pourrait alors
dire qu’elle
s’inscrit, au sens presque
littéral, dans la voix même de
l’actualité :
C'est tout l'pays qui frémit
d'impatience
C'est tout un peuple qui réclame
du pain
Vas-y
sans peur, tente ton expérience
Nous sommes là pour faire taire
les coquins
Vas-y Léon, défend ton ministère
Vas-y Léon
Faut qu'Marianne ait raison
Car Marianne est une meunière
Et les ailes de son moulin
Doivent tourner pour les
prolétaires
Pour qu'les gueux ne crèvent
plus de faim
C'qui faut Léon, c'est la paix
dans le monde
Commençons donc à la faire chez
nous
A bas l'canon, a bas l'canon qui
gronde
Il faut qu'l'amour nous donne
rendez-vous
Vas-y Léon, défend ton ministère
Vas-y Léon
Faut qu'Marianne ait raison
Car Marianne est une meunière
Et les ailes de son moulin
Doivent tourner pour les
prolétaires
Pour qu'le peuple ne manque plus
de pain
C'qu'il faut Léon, secourir la
vieillesse
Pas de médaille, mais du feu et
du pain
Repos aux vieux, afin que la
jeunesse
Puisse travailler, et n'plus
tendre la main
Vas-y Léon, défend ton ministère
Vas-y Léon
Faut
qu'Marianne ait raison
Car Marianne est une meunière
Et les ailes de son moulin
Doivent tourner pour les
prolétaires
Pour qu'les gueux ne crèvent
plus de faim
C'qu'il faut Léon, montrer qu'la
République
ne
peut pas vivre sans la liberté
Sans
liberté, rien de démocratique
Sans
liberté, pas de fraternité
Vas- y Léon
Défend ton ministère
Vas-y Léon
Faut
qu'Marianne ait raison
Car Marianne est une meunière
Et les ailes de son moulin
Doivent tourner pour les
prolétaires
Pour qu'le peuple ne manque plus
de pain
Mais la chanson de Montéhus est
trop prisonnière de la
rhétorique politique pour entrer
dans la légende des chansons.
C’est un document d’archive
sonore, ce n’est pas un de ces
airs retenus par l’imaginaire
populaire comme le seront les
refrains où le fulgurant
enthousiasme - d’autant plus
fort que l’accalmie sera brève-
des deux semaines de repos
gagnés pourra s’exprimer dans
des rêves d’évasion, d’échappée
belle tournés tantôt vers
l’éloge des anciennes
guinguettes, tantôt vers de
nouveaux désirs de consommation
- çà c’est de la Bagnole,
chante Georgius, ou vers des
désirs de lointains – un
avion tout blanc,
chante Damia.
Dans cet esprit de l’épopée joyeuse, passé du music hall à
l’écran, Jean Gabin fait un
succès de
Quand on se promène au bord de
l’eau,
valse musette du film « La belle
équipe ».
Du lundi jusqu'au sam'di,
Pour gagner des radis,
Quand on a fait sans entrain
Son p'tit truc quotidien,
Subi le propriétaire,
L'percepteur, la boulangère,
Et trimballé sa vie d'chien,
Le dimanch' viv'ment
On file à Nogent,
Alors brusquement
Tout paraît charmant ! ...
Quand on s'promène au bord de
l'eau,
Comm' tout est beau...
Quel renouveau ...
Paris au loin nous semble une
prison,
On a le cœur plein de chansons.
L'odeur des fleurs
Nous met tout à l'envers
Et le bonheur
Nous saoule pour pas cher.
Chagrins et peines
De la semaine,
Tout est noyé dans le bleu, dans
le vert ...
Un seul dimanche au bord de
l'eau,
Aux trémolos
Des p'tits oiseaux,
Suffit pour que tous les jours
semblent beaux
Quand on s'promène au bord de
l'eau.
J'connais des gens cafardeux
Qui tout l'temps s'font des
ch'veux
Et rêv'nt de filer ailleurs
Dans un monde meilleur.
Ils dépens'nt des tas d'oseille
Pour découvrir des merveilles.
Ben moi, ça m'fait mal au cœur
...
Car y a pas besoin
Pour trouver un coin
Où l'on se trouv' bien,
De chercher si loin...
Damia qui n’a pas encore troqué sa robe noire de scène pour
sa robe blanche symbolisant son
passage durant l’Occupation, à
un répertoire moins dramatique,
mêle elle aussi, sa voix à
l’euphorie familière quasi
familiale des temps, avec un
titre de Michel Vaucaire qui
surprend, pour celle que l’on a
surnommée « la tragédienne de la
chanson » : Aimez-vous les moules marinière ?
Pourquoi
J’voudrai bien savoir pourquoi
Y’a des gens qui rest’nt à Paris
A Paris
Où qu’il fait si chaud ?
L’mois d’août,
Mais c’est merveilleux l’mois
d’août
Et je ne connais rien d’plus
beau
Qu’un dimanch’ près de l’eau
Aimez-vous les moules marinière,
la friture des p’tits
restaurants ?
Aimez vous voir sur la rivière
Passer lentement les chalands,
Sur la seine ou sur l’Oise
légère,
Ou bien sur la Marne à Nogent
Aimez-vous les moules marinière
Arrosé’s d’un lit’ de vin
blanc…
On constate d’ailleurs que ce sont les bords des fleuves, des
rivières - ces plaisirs connus
des bals, des anciennes
promenades - qui sont à
l’honneur et non les découvertes
de l’océan, des divertissements
balnéaires, pourtant très
unanimement associées aux
premiers congés payés. Il faudra
attendre 1942
pour que la mer devienne
contemplation commune …
enchantée, au sens propre, c’est
à dire prise dans la toile
textuelle et acoustique des
chansons. Il est vrai que ce
thème marqué par la tradition
des complaintes ne peut pas
devenir trop vite thème de la
douceur de vivre. Le langage
indirect des chansons, c’est
aussi ce temps décalé qui
résonne en elles ; ce rythme de
la longue durée qui vient y
heurter le présent.
Bien des chansons transportent donc, cette année-là (!) un
peu de cette emblématique plus
ou moins floue des congés payés.
Dans le fil d’allusions plus
indirectes encore, mais non
moins efficaces bien au
contraire, citons deux exemples
du même auteur mais rendant en
deux tableaux bien distincts, le
style condensé de la bulle
artificielle et idyllique
des temps : Y’a de la joie de Charles Trenet, interprété d’abord par Maurice Chevalier
et La valse à tout le monde
du même Trenet, mais mise au
répertoire de Fréhel. La
première, telle la dernière note
du parfum, ne révèle du contexte
que son sillage. La seconde
garde du contexte, son esprit
d’allégresse solidaire.
Dans la bastille, à Ménilmontant
Garçons et filles vont
fredonnant,
Un air qui grise
Leur jeune cœur
D’ardeur exquise
De mot charmeur
C’est la valse à tout le monde
C’est la valse d’amour
Que l’on chante toujours à la
ronde
Jusqu’au fin fond de nos vieux
faubourgs
…/…
C’est la valse à tout le monde
Ce nomadisme du sens, c’est la force et le charme des
chansons. En effet , cet art
greffé sur des temporalités, qui
est un véritable kaléidoscope de
l’événement, de la situation
tend aussi à les dilater, les
oublier, les transgresser, les
transcender … autrement dit tend
à signifier hors limite de tout
territoire et toute durée. Et
c’est d’ailleurs là, l’énergie
propre à toute musicalité de
verbe ou d’instrument, que de
dire, de toucher, de laisser en
apesanteur, s’écouler leur grâce
… longtemps, longtemps après
que les poètes aient disparu…
Cette pulsation du temps perdu, du temps retrouvé animant les
chansons manipulatrice de la
durée, que nous avons rencontré
avec l’exemple de 1936, nous
allons la ressentir plus
nettement encore avec la période
de l’occupation et ses
déclinaisons buissonnières de la
romance.
1939-1945 : un incontestable
changement de registre
Si la chanson d’avant la guerre de 39-45 ne fut que très
inégalement en phase avec
l’actualité nationale et
internationale, et fut peu
encline aux engagements
radicaux, le répertoire
chansonnier de cette période va
au contraire suivre le courant :
celui de la grande histoire se
faisant, celui de ses effets au
jour le jour, celui des
mouvements d’opinions qui s’y
rattachent. Si l’on ne saurait
considérer les chansons du
moment comme chronique de guerre
avérée, elles en sont au moins
le sismographe attentif. Les
alliés célébrés lors de l’entrée
dans le conflit, la moquerie de
39 sur les défenses allemandes,
les avancées et retraits de la
propagande en faveur d’un nouvel
ordre national entre 40 et 41,
l’exode massive, les
fluctuations entre espoir et
désespoir à partir de 1942, les
restrictions, le réveil d’une
résistance se généralisant en
1943 après la défaite allemande
à Stalingrad, la flambée
d’exaltation de la Libération :
tout cela est inscrit dans les
refrains de l’époque. Ce ne sont
pas des récits, mais c’est toute
une somme d’indices sur des
factualités, sur des mentalités,
allant de l’épisode de la
mobilisation à celui de la
victoire, qui s’expose alors
dans l’esprit et la lettre des
chansons.
Le combat des chansons se livre sur la guerre des ondes. Il y
a Radio-Vichy qui relaie
jusqu’en fin 41, les chansons
pétainistes telle La France
de demain
de 1941, chanté par André
Dassary, mais Radio-Vichy
n’interdit pas le swing
sur lequel Johnny Hess compose
de nombreux titres (Ils
sont zazous,
1943), (Rythme,
1941 ), (Il est rythme, 1941). Il y a Radio-Paris, sous commandement allemand, qui
distingue propagande et musique,
et laisse la part belle à des
séquences de variété, à des
chansons de crooner, notamment.
Il y a la BBC qui passe des
chansons-slogans sur des airs
d’opérette et qui fit un jour,
entendre Germaine Sablon,
surnommée le troubadour de la
résistance, interprétant Le chant des partisans. Il y a la radio suisse où chantent depuis à partir
de 1942 des artistes réfugiés à
Genève, tels que Marie Dubas,
Renée Lebas, Germaine Montero …
Renée Lebas chante
Exil ;
Marie Dubas chante Ce soir, je pense à mon pays.
C’est dire que l’enveloppe
sonore des chansons se déploie
cette fois, en ces circonstances
d’exception, sur toutes les
contradictions les plus
frontales du présent.
Le paradoxe bienvenu de la
romance
S’il n’est pas dans mon intention de suivre cette histoire
complexe de la chanson, du
spectacle et des artistes durant
cette guerre où personne ne put
longtemps se contenter de
répéter ce que disait Edith Piaf
en 1940 « mon boulot, c’est de
chanter et de chanter quoiqu’il
arrive »,
je souhaiterai resserrer mon
écoute sur les modulations de la
chanson sentimentale qui, dans
ces épisodes de l’histoire offre
le double avantage de poursuivre
cette notion de langage indirect
au cœur de l’énoncé chansonnier
et de laisser une place de choix
au thème du quotidien, ce
sous-entendu de l’histoire.
Sur le fil de la chanson sentimentale, on est dans la plus
longue durée, celle du parfait
lieu commun de l’ethos
émotif, celle du véritable
sanctuaire des moeurs. Et c’est
dans les codes de la romance,
matrice de représentations à la
fois ordinaires et enchantées,
toujours ouvertes sur une
atemporalité, que la métaphore
des événements apparaît à la
fois comme la plus nourrie par
les vibrations d’un vécu
sensible et comme la plus
détachée de toute détermination
contextuelle, de toute
altération hétéronomique.
Hybride, tissant des
temporalités ambivalentes, la
chanson d’amour nous livre là, à
mi-dire, le sismogramme de
grands élans tantôt manifestes,
tantôt latents du pays ; le
sismogramme d’une fibre
sensorielle à l’état naissant …
Sur une mélodie plutôt allègre, Lucienne Delyle chante Souris-moi et dis-moi bonne chance
en 1940.
Les paroles adaptées par Albert
Willemetz en 1939, de la
composition anglaise
wish me luck as you wave me
goodbye,
filtrent à la fois un état
d’esprit au temps de la
mobilisation, cette tonalité
presque idyllique du
rapprochement avec les alliés et
le climat sans grande alarme
d’une séparation de ceux qui
s’aiment…
Tu ne dois pas au moment
Où je dois m’en aller,
Ajouter à mon tourment
Un regard désolé
Pour que je sois fort
Fais un petit effort
Et, ma chérie, au lieu
D’avoir les larmes au yeux…
Souris-moi et dis-moi bonne chance,
Gentiment, tendrement, de tout cœur
Ces deux mots parfumés d’espérance
Suffiront à me porter bonheur
Pour qu’un beau jour, mon amour, j’aie la joie
De revenir près de toi
Souris-moi et dis-moi bonne chance
On ne peut trouver mieux pour un adieu
Entre 1942 et 1944, la solitude, la nostalgie amoureuse
prennent des accents plus
graves. L’amour se conjugue au
passé. Le passé dont on ne
saurait faire le deuil, car il
vous maintient en rêve, en vie.
C’est Edith Piaf qui chante,
Une histoire d’amour ;
c’est Damia qui chante
Un souvenir
et Lucienne Boyer qui interprète la chanson,
peut-être, la plus emblématique
de l’époque
Que reste-il de nos amours ?
Une histoire d’amour
J'ai connu des jours magnifiques
L'amour était mon serviteur
La vie chantait comme un'
musique
Et elle m'offrait des tas
d'bonheurs
Mais j'en achetais sans compter
:
J'avais mon cœur à dépenser.
C'était une histoire d'amour.
C'était comme un beau jour de
fête,
Plein de soleil et de
guinguettes,
Où le printemps m'faisait la
cour
Mais quand les histoir's sont
trop jolies,
Ça ne peut pas durer toujours.
C'était une histoire d'amour.
Ma part de joie, ma part de
rêve,
Il a bien fallu qu'ell' s'achève
Pour me faire un chagrin
d'amour.
Et tant pis si mes nuits sont
blanches,
Tant pis pour moi si j'pleur'
tout l'temps.
C'est le chagrin qui prend sa
r'vanche.
Y a qu'le chagrin qui est
content.
Vraiment, il y a de quoi rire.
J'ai l'impression d'vouloir
mourir.
C'était une histoire d'amour.
C'était comme un beau jour de
fête,
Plein de soleil et de
guinguettes,
Où le printemps m'faisait la
cour
Mais quand les histoir's son
trop jolies,
Ça ne peut pas durer toujours…
C'était une histoire d'amour
Dont rien désormais ne demeure.
Il faut toujours que quelqu'un
pleure
Pour faire une histoire d'amour.
Un
souvenir
De la merveilleuse aventure
Qui, un jour a pu nous unir,
Je garde malgré ma blessure
L’ineffaçable souvenir
Un souvenir
C’est l’image d’un rêve,
D’une heure trop brève
Qui ne veut pas finir.
Un souvenir
C’est toute la tendresse
Des beaux jours d’ivresse
que l’on croit retenir
Un soir tu as pu te reprendre,
Tout briser, tout anéantir,
Mais pour moi qui ne sais comprendre
Qu’on peut mentir,
Un souvenir,
C’est l’image trop rêve,
D’une heure trop brève
Qui ne veut pas finir
Se souvenir, c’est croire encore
Que tout vient de commencer,
C’est revoir l’être qu’on adore
Et retrouver tout le passé
Que reste-t-il de nos amours ?
Ce soir le vent qui frappe à ma porte
Me parle des amours mortes
Devant le feu qui s'éteint
Ce soir c'est une chanson
d'automne
Dans la maison qui frissonne
Et je pense aux jours lointains
Que reste-t-il de nos amours
Que
reste-t-il de ces beaux jours
Une
photo, vieille photo
De ma
jeunesse
Que
reste-t-il des billets doux
Des
mois d' avril, des rendez-vous
Un
souvenir qui me poursuit
Sans
cesse
Bonheur fané, cheveux au vent
Baisers volés, rêves mouvants
Que
reste-t-il de tout cela
Dites-le-moi
Un petit village, un vieux
clocher
Un
paysage si bien caché
Et
dans un nuage le cher visage
De
mon passé
Les mots les mots tendres qu'on
murmure
Les
caresses les plus pures
Les
serments au fond des bois
Les
fleurs qu'on retrouve dans un
livre
Dont
le parfum vous enivre
Se
sont envolés pourquoi ?
Mais l’espoir est déjà là, et c’est la chanson d’amour qui va
annoncer la fin des deuils et
donner le ton heureux du retour,
du temps retrouvé. L’image du
vent, vent d’oubli peut-être,
circule d’ailleurs dans nombre
de ces chansons.
Sérénade au vent du soir
Du beau jour triste qui s'en va
La
cloche au loin rythme le pas
Une
feuille au vol incertain
Tourne et s'abat sur le chemin
Je chante au vent du soir ma
sérénade
Au
vent qui passera sur mon pays
Afin
que mon désir vers toi s'évade
Plus
fort que le sommeil et que
l'oubli
Combien d'étés et de frimas
J'ai
dû passer loin de tes bras
Peut-être qu'en ton cœur léger
Mon
cœur n'est plus qu'un étranger !
Je chante au vent du soir ma
sérénade
Au
vent qui dansera sur ta
maison...
Parfois le souvenir en embuscade
Se
rit du temps qui passe et des
saisons !
Mais si tu ne l'écoutes pas,
D'un
autre espoir, si ton cœur bat,
Que
le vent t'emporte à jamais
Avec
ma peine et mes regrets !
Je chante au vent du soir ma
sérénade
Au
vent je chante seule et sans
bonheur
Si
l'air en est léger comme une
aubade,
Les
mots sont faits de crainte et de
rancœur !
Demain, pour la plus belle des
croisades
Demain, je partirai vers les
beaux jours
Demain, j'irai chanter ma
sérénade,
Tout
bas, entre les bras de mon amour
Médiation d’un sens commun
Définitions et hypothèses
préalables
Chansons et chants à la différence de la musique s’allient à
une parole. Les chansons ne
relèvent donc pas d’un art de la
seule signifiance préverbale. Si
elles signifient directement par
irradiation sensorielle,
émotionnelle par leurs mélodies,
leurs harmonies et leurs
rythmes, elles signifient tout
aussi immédiatement par leur
verbe. Au-delà de l’image du
mouvement, celui du corps, celui
du cosmos captée dans sa
musicalité, c’est bien grâce à
ce milieu langagier que la
chanson va pouvoir s’ancrer dans
ces temporalités concrètes dont
elle est fruit, signe et trace.
J’appellerai donc chansons de
sens et non chansons à
textes - terme d’une
intellectualité trop restrictive
- celles où la littéralité du
verbe, sous des formes plus ou
moins convenues, plus ou mois
familières, plus ou moins
inventives féconde très
clairement l’efficacité
esthétique et symbolique.
J’appellerai chansons de sens
celles qui condensent une force
référentielle et un travail du
message et je ferai la double
hypothèse que leur âge d’or en
France, fut celui de l’après
seconde guerre mondiale et
qu’elles furent la trame d’un
imaginaire populaire et commun
largement battu en brèche par la
montée en puissance de la
chanson à insistance rythmique
qui en appelle à d’autres
identifications plus segmentées,
voire même ethnicisées et se
décline par conséquent, sur
d’autres modes ou plus lisibles
ou plus opaques, de traduction
du quotidien et de
l’historicité.
La sensibilité réaliste du
quotidien
Chansons sociales (Monthéus), chansons brûlantes de révolte
(Jules Jouy), chansons
terriennes et libertaires
(Gaston Couté, Eugène Bizeau),
chansons naturalistes des
barrières (Aristide Bruant)
convergent vers cette perception
à demi- refoulée, à demi-
consciente de l’emprise du
destin sur les collectifs et sur
les personnes. La chanson de
Couté est plus lyrique, celle de
Jouy plus incendiaire, plus
tribunicienne, la chanson de
Bruant plus fabriquée
mais toutes expriment un style
marqué de rapport au monde où se
cristallisent en impressions,
récits, personnages, décors,
images et la rudesse des
rapports sociaux et les conflits
de mœurs qui en découlent. Du
dernier tiers du XIX°siècle à la
fin des années 1930, ces
paroles, ces airs vont être le
grand référentiel inspirateur,
conservatoire des chansons de
sens, le limon d’un sensorium
largement partagé.
Fille d’ouvriers
Pâle
ou vermeille, brune ou blonde,
Bébé mignon,
Dans les larmes ça vient au
monde,
Chair à guignon.
Ébouriffé, suçant son pouce,
Jamais lavé,
Comme un vrai champignon ça
pousse
Chair à pavé
A
quinze ans, ça rentre à l'usine,
Sans éventail,
Du matin au soir ça turbine,
Chair à travail.
Fleur des fortifs, ça s'étiole,
Quand c'est girond,
Dans un guet-apens, ça se viole,
Chair à patron.
Jusque
dans la moelle pourrie,
Rien sous la dent,
Alors, ça rentre "en brasserie",
Chair à client.
Ça tombe encore: de chute en
chute,
Honteuse, un soir,
Pour deux francs, ça fait la
culbute,
Chair à trottoir.
Ça
vieilli, et plus bas ça
glisse...
Un beau matin,
Ça va s'inscrire à la police,
Chair à roussin;
Ou bien, "sans carte", ça
travaille
Dans sa maison;
Alors, ça se fout sur la paille,
Chair à prison.
D'un mal lent souffrant le
supplice,
Vieux et tremblant,
Ça va geindre dans un hospice,
Chair à savant.
Enfin, ayant vidé la coupe.
Bu tout le fiel,
Quand c'est crevé, ça se
découpe.
Chair à scalpel.
Patrons! Tas d'Héliogabales,
D'effroi saisis
Quand vous tomberez sous nos
balles,
Chair à fusils,
Pour que chaque chien sur vos
trognes
Pisse, à l'écart,
Nous les laisserons vos
charognes,
Chair à Macquart !
Cette veine réaliste
- pour reprendre l’étiquetage
courant - à multiples facettes
et larges virtualités de
développement, révèle une autre
dimension de l’exister
quotidien. Sans être toujours
animée de jugement critique,
elle émane toujours de ce
surcroît de réalité menaçante
…de ce ressenti aigu de l’ombre
au tableau. Ainsi
maintient-elle, plus ou moins
implicitement, le murmure d’un
ardent antagonisme de classe :
quand elle devient emblématique
de la scène chansonnière dans
les années vingt, l’expansion
économique est forte et les
clivages sociaux d’autant plus
criants.
Une aura qui pourtant interroge
C’est donc sur un motif peu fédérateur, que de telles
chansons vont tout de même
rallier le sens et l’imaginaire
communs. Parce qu’au-delà de la
sourde conflictualité sociale
qui les traverse, ces chansons
offrent sans doute l’une des
seules paroles obliques d’une
indicible angoisse collective,
ce qui permettrait de comprendre
– outre l’arrivée du médium
filmique, outre l’apport
d’auteurs plus littéraires –
leur succès totalement
confirmées et magnifiées dans
les années trente. En pleine
euphorie de 1936, vite dissipée
par l’inflation et les
inquiétudes des dictatures
montantes de l’Allemagne, de
l’Italie et de l’Espagne, le
titre C’est un mauvais garçon
dont le profil tient de
l’ouvrier et du délinquant
réunis, devient un vrai
« tube ». Marianne Oswald
chantera Tout fout le camp
de Raymond Asso, Pygmalion de
Piaf.
Nous les paumés
Nous ne sommes pas aimés
Des grands bourgeois
Qui nagent dans la joie
Il faut avoir
Pour être à leur goût
Un grand faux col
Et un chapeau mou
Ça n'fait pas chique une
casquette
Ça donne un genre malhonnête
Et c'est pourquoi
Quand un bourgeois nous voit
Il dit en nous montrant du doigt
C'est un mauvais garçon
Il a des façons
Pas très catholiques
On a peur de lui
Quand on le rencontre la nuit
C'est un méchant p'tit gars
Qui fait du dégât
Si tôt qu'y s'explique
Ça joue du poing
D'la tête et du chausson
Un mauvais garçon
Toutes les belles dames
Pleines de perles et de diam's
En nous croisant ont des airs
méprisants
Oui mais demain
Peut-être ce soir
Dans nos musettes
Elles viendront nous voir
Elles guincheront comme des
filles
En s'enroulant dans nos quilles
Et nous lirons dans leurs yeux
chavirés
L'aveu qu'elles n'osent murmurer
C'est un mauvais garçon
Il a des façons
Pas très catholiques
On a peur de lui
Quand on le rencontre la nuit
C'est un méchant p'tit gars
Qui fait du dégât
Si tôt qu'y s'explique
Mais y a pas mieux
Pour t'donner l'grand frisson
Qu'un mauvais garçon
Mais il est vrai que passée par la voix des femmes, par les
interprétations de Damia, de
Fréhel, de Berthe Sylva, passée
par la passion de Piaf … cette
mélancolie sociale, de veine
« réaliste », peut-être née chez
Gaston Couté, a pris d’autres
accents, d’autres textures. Elle
ne se meut plus vraiment dans le
même espace mental ; elle est
devenue moins discursive, plus
victimaire ; elle a dans
l’extase, dans la transe de la
voix, glissé vers cette
éloquence baroque des larmes,
sûrement plus consensuelle car
moins politique, mais aussi plus
sacrée, plus universelle,
s’inscrivant dans des mythes
sensibles de plus longue durée.
La chanson réaliste et néoréaliste, c’est la narration d’un
quotidien farouche, pris dans
l’instant héroïque et dense d’un
drame sans retour. Elle déroule
l’image d’un temps social à la
fois structurel et éternisé.
Dans ses scénarios, paysages et
personnages participent à un
imaginaire de la nuit, où
miroitent et valsent tous les
dégradés des noirs et des
noirceurs de la vie.
A cette strate du sensorium
commun qui continue à résonner
dans les rues, les radios et les
cœurs, la période de la guerre,
nous venons de le voir, va
ajouter d’autres gammes
thématiques, d’autres empreintes
signifiantes et stylisées de
l’histoire.
Retour sur l’hypothèse de la
chanson, langue commune
Si j’évoque un plein essor de la chanson française dans
l’après seconde guerre mondiale,
c’est que vont venir confluer
dans cette esthétique devenue
commune de la chanson… plusieurs
flux de sens :
-
celui régulier du courant
néoréaliste, dépouillé de ses
« coloniales » (Piaf crée son
immortel Légionnaire en 1936) et de ses « marines » (Marianne Oswald chante
Mes sœurs n’aimez pas les marins,
composition de Cocteau, en
1935),
-
Celui advenu par la plume des
poètes, durant la résistance,
-
Celui, sens proche d’une poésie
orale, sens plus
autobiographique, qui émerge
d’une nouvelle génération
d’auteurs-compositeurs-interprètes
de cabaret, dont Mouloudji est
l’une des premières figures.
C’est sur fond de cette intertextualité virtuelle que se
dessine alors l’horizon remanié
d’un sens commun des chansons,
l’avènement d’un milieu
historique propice à leur écoute
culturelle qui fait dire à Paul Zumthor qu’au cours des
années qui suivirent 1945 /…/
une convergence se produisit
/…/ la ligne rouge
laborieusement tracée et
maintenue entre poème et
chanson, sembla s’effacer.
Précisons que cette convergence
correspond également à un moment
de remarquable
institutionnalisation de la
chose puisque se développe dans
les années cinquante, une grande
politique volontariste de
démocratisation durant laquelle
l’établissement des MJC
notamment, sera porteur de
développement bénéfique pour
l’art des chansons.
Entre le commun et le singulier…
Rapprochement de la chanson et de la poésie, chanson devenue
poésie populaire, symbole aussi
de la nation retrouvée … se
retrouvant dans le partage de
ces chefs -d’œuvres : à cerner
tous les éléments de cette
apogée de la chanson de sens,
version française, on se prend
penser à tout ce qu’il faut
d’écritures croisées, de
fragments d’expérience et
d’histoire pour faire une
chanson qui va , après la
fin des années soixante, tendre
à quitter les rives d’un sens
commun pour explorer de
multiples voies : celle du
maintien d’une tradition épique
(Jacques Douai, Jacques Bertin)
celle de l’engagement (Jean
Ferrat, Anne Sylvestre, Michèle
Bernard…), celle de l’obsession
stylistique (Claude Nougaro,
partiellement Gainsbourg … ),
celle du dévoilement du négatif,
de l’absurde (Brigitte
Fontaine …), celle de la plus
troublante intériorité (Jacques
Bertin, Jean Vasca, Anne
Sylvestre…).
Dans cette approche définitivement très singularisée, le
chant est bien sûr toujours
intercesseur d’un ethos affectif
large, mais en l’occurrence, il
ne rencontrera plus qu’un ethos
collectif désormais fragmenté.
Les chansons que l’on aura
dorénavant tendance à classer,
phénomène très symptomatique
comme chansons à textes,
trouveront certes un public mais
pas toujours un peuple. Les
images du quotidien, les
temporalités qui s’y lovent et
s’y révèlent sont alors à
déplier dans toute l’étendue de
ces signatures de
réappropriation du monde par la
voix chantée. Au-delà de
l’interprétation qui disait,
portait la singularité des voix
et des personnes, la question
d’une irrémissible subjectivité
qui puisse être entendu comme
universel commun, se pose
désormais en d’autres termes… Ce
que dit la chanson elle-même…
L’aube à Cassis
J’ai confié à un ciel d’hiver
Ces chansons faites pour
personne
Avec quelques rimes d’hier
Que des souvenirs emprisonnent
Si ayant fait le tour du monde
Ces chansons reviennent jamais
Par la cacophonie des ondes
Vous dire que je vous aimais
Souvenez-vous, femme distraite
Perdue sans champagne et sans
bal
Et même sans amour peut-être
Que vous m’aurez fait vraiment
mal
Puissiez-vous regardant
longtemps
D’en haut de ces falaises vives
Ce bateau qui vient longuement
Enfin ô plus morte que vive
L’accueillir aussi ardemment
Que l’aube où sans fin il
dérive…
… Et ce qu’elle dit plus encore, dans ce bouleversant
récitatif, poème ou psaume
chanté, extrait des dernières
créations de Jacques Bertin.
Le pouvoir du chant
J'ai
chanté ; je suis le chanteur de
mes vingt ans ;
Je chantais ; je chevauchais ma
sainte jeunesse ;
Je vous
cherchais; j'avais égaré
vos adresses
J'ai fait vers vous ô mes amis
tant de chemin –
toutes vos larmes, toutes
vos peurs, tout le chant
Moquez le funambule ergotant
dans
le vide
Ricanez sur le monde ! Et moquez
le candide
Je suis I'air, je suis le maître
des lendemains
La
voix qui porte l'aube
dans la nuit du monde
Je suis. Le chant sur la moire bleue des forêts
Je suis la pierre et le jet, la
cible et la fronde
Oh quel désir de chanter bien
j'avais,
j'avais !
Je suis le chant, je suis l'oiseau
blessé qui tombe
Je suis l'homme que tu aimais,
je nous
aimais
Je suis la solitude à la
fois et le nombre
chantant,
je suis la
voix
massive des forêts
Je suis le château dérivant dans
le marais
Je suis l'oiseau blesse qui
pleure au bord des tombes,
La voix commune du couvent, du
claque immonde
Je vous
aimais je .vous aimais,
je vous aimais
… / …
Je suis la vibration commune,
l’idéal
Je suis le voyant, muse, et je
suis ton féal
Je crois dans le chant et qu’il
faut croire dans l’homme
Et qu’il faut le nommer contre
tous, l’homme, l’homme
… / …
Je chante car je suis en pierre
du pays
Car je suis le vin de ma cave et
de ma vigne
Et je suis à moi-même mon puits.
Et je nomme
Je prends bien la lumière, car
je suis un homme !
Il est dans son chant, l’homme
libre et prisonnier
Je suis ce que nous sommes nous
sommes nous sommes
Je suis à la fois tout l’homme,
et tous les hommes
La vérité : le chant de la bête
de somme
Ah comme j’ai chanté j’ai chanté
j’ai chanté
Je vous
aimais je .vous aimais,
je vous aimais !
Sur fond de post-modernité … un
air détaché
Dans la France de 1950, la
chanson était un genre déterminé
par une poétique orale. Dans la
France de 1970, elle est
déterminée par la musicalité
instrumentale.
La couleur musicale du rock et
du pop, s’appuyant sur les
technologies avancées de
l’électrification, sur une
rythmicité binaire qui
s’impose comme la
pulsation cardiaque,
instaure un tout autre registre
d’expressivité de la voix
chantée. Cette révolution
musicale qui est aussi
métamorphose sociétale inaugure
et le style d’une musique
générationnelle et l’horizon
pensable d’une homogénéisation
mondialisée des émotions. La
part du verbal perd de sa
netteté, son impact s’amenuise
pour laisser au seul beat,
la charge de signifier. Le sens
n’est pas gommé, il est délégué
à la toute puissance du rythme,
sorte de programme primal et
minimal commun d’une émotivité,
d’une symbolique, d’une érotique
de la voix.
Une division du travail du sens
Cette déferlante de la primauté du gimmick
et du rythme partant de la
planète rock, s’étendant à tout
le spectre des musiques
afro-américaines va reposer la
question du statut de la parole
audible dans le chant, la
question du statut du texte au
cœur du chanter pour le grand
nombre. Quelle que soit la
nouvelle importance accordée à
l’arrangement musical, la
chanson requiert un équilibre
relatif entre langue verbale et
langage préverbal pour délivrer
ses messages d’humeur, d’émoi,
de fascination, d’alerte, de
raison, pour déployer le pouvoir
propre qu’a le chant de faire
sens… Et cet éternel retour du
sens est bien là dans les gammes
innombrables du chanter
contemporain, il est bien
présent mais fortement canalisé
par des logiques fermées de
stratification sociale, enlevant
à la chanson son rôle de médium
populaire largement référentiel.
L’impact de la parole signifiante des chansons, du chanter,
il est désormais distribué entre
les différents labels du rap dit
conscient, de la dite chanson
française, de la dite nouvelle
scène française et des dites
World music ou musiques du
monde.
En allant très vite on pourrait
dire : à chaque label, va la
gestion d’un registre filtré de
sens, de rapport au temps, à
l’histoire, au quotidien. Au
rap conscient
va le sens ethnicisé d’une
dénonciation de l’ordre social
pour jeunes de banlieues issus
de l’immigration. Affrontements
avec la police, enfermement dans
leur cité, vécu d’un rejet : le
temps qui traverse leur urgence
à dire et à chanter, est celui
de l’actualité la plus
immédiate.
On est là dans l’expression énergique d’un quotidien de
blessure, de rage, d’adolescence
et de quartier ; expression qui
est parfois aidée, encadrée par
des politiques locales
volontaristes en attente de
thérapie socialisante ou plus
modestement d’effet en retour
sur l’apprentissage textuel de
la langue, via la pratique et
l’écriture des chansons. La
question est de savoir, si
au-delà de l’extension de la
scansion rap presque utilisée à
tout vent, ce message pourra
dépasser les limites d’un sens
communautarisé du stigmate.
Le label contemporain de « chanson française » gère (a géré ?)
à la fois la nostalgie, l’entrée
dans l’âge classique et une
sorte de patrimonialisation des
artistes et des chants, il tend
par conséquent à refouler ou à
minimiser toute véritable
efficacité symbolique de leur
présente réactualisation. Les
connotations officieuses mais
« politiquement correctes » du
label «chanson française »
dessine un sens muséal de la
parole délivrée, invente un
passé inactif dans la trame du
présent. Ce serait donc là le
paradoxe d’une collection plus
ou moins honorée de références
chantantes servant finalement,
non pas à rappeler le passé mais
plutôt à l’effacer en délimitant
de l’authentiquement révolu, à
la façon de cette part d’œuvres
conservées comme témoignages de
l’ancilangue, devenue langue
morte, dans la fiction d’Orwell.
Cette classification dans son usage mondain joue le plus
souvent en négatif comme rite
d’embaumement d’un sens commun
de la tradition et de la langue
chantée qui va bien sûr trouver
ses amateurs de premier degré,
ses touristes, ses curieux, ses
érudits de second et troisième
degré… Mais ceux qui écoutent
vraiment ce chant de leur langue
et qui en chantent encore les
chansons, ne constitue-t-il pas
justement ce peuple nombreux,
adulte, salarié, urbain mais
aussi rural dont il ne faut
jamais parler ?
Car c’est à la dite nouvelle scène française
que revient la gestion
normalisée du sens de l’histoire
et de l’air du temps. Cette
nouvelle scène de la chanson,
dans la couleur musicale adaptée
de la chanson française, gère
quant à elle, moderato
cantabile, l’humeur
quotidienne et les
caractéristiques spécifiques de
la post-modernité. Si le rap
conscient se situe
essentiellement dans le
mouvement de l’actualité
aliénante menaçante, les
auteurs- compositeurs de la
nouvelle chanson française
traduisent des temporalités plus
souterraines du texte social.
Nouvelle scène et processus
sociétaux
S’il est beaucoup de définitions de la post-modernité et sans
entrer dans ce débat, nous
pouvons nous arrêter sur l’idée
qu’a minima, cette notion
désigne un retour au sujet, à un
sujet sans passé, ayant troqué
ses identifiants structurels les
plus déterminants, les plus
confirmés pour des
identifications fugaces, à fleur
de désirs et d’instants à vivre.
Pensons à l’extrême :
Je est un autre, on le
savait déjà, mais cette fois cet
autre de la post-modernité
désigne une succession d’états
de corps et d’âme ; désigne le
sujet comme kaléidoscope
d’éclats et d’empreintes, comme
lieu sans mémoire d’identités
flottantes.
La nouvelle scène française nous offre entre autres,
une image de cet ethos à l’œuvre
dans le mouvement de
civilisation du monde. Que
peut-on y entendre à ne prendre
que quelques représentants
désormais les plus médiatisés
de cette mouvance chansonnière ?
Pour aller au plus récurrent et
au plus flagrant, disons qu’en
ces textes et modes
d’appréhension de l’art de
chanter, on constate :
- Une désymbolisation de l’engagement, qui est aussi affirmée
comme rupture avec ce qui les
précède. Bénabar en fait presque
une profession de foi tandis
que Benjamin Biolay préfère
proposer ce démarquage entre
ironie et dérision, en chanson,
celle intitulée les
lendemains qui chantent
dans son album Négatif.
Des lendemains qui chantent
Malgré la pluie battante
sans procès d'intention
être heureux pour de bon
en exauçant nos rêves
de baisers sur les lèvres
de
retour a la norme
dans le fond et la forme
des lendemains qui dansent
sans
accrocs ni offenses
Des lendemains qui chantent
sans heures de file d'attente
le long des golfes longs
ne plus toucher le fond
puis faire la paix des braves
jurer que c'est pas grave
en ignorant le pire
en osant même un sourire
des lendemains qui dansent
sans pitié ni clémence
Des lendemains qui chantent
une cheminée crépitante
Même si la vie ne vaut le coup
Lorsqu’on y pense
Qu’après coup
même si la vie ne vaut la peine
que lorsqu'on roule
à perdre haleine
Des lendemains qui chantent
malgré la pluie battante
sans un accordéon
sans spécialités maison
en marchant sur la grève
on observe une trêve
à la tombée du jour
sans couvre feu ni tambours
des lendemains qui dansent
sans accrocs ni offenses
Des lendemains qui chantent
des histoires palpitantes
un
unique horizon
et des fruits de saison
sans céder le passage
et sans accès de rage
ni repères, ni remords
assis à la place du mort
des lendemains qui dansent
et qui souffrent en silence
Des lendemains qui chantent
une cheminée crépitante...
- Une désymbolisation de la performance vocale. Elle avait
bien sûr eu déjà lieu sous
autorité de grands interprètes,
mais elle semble ici s’imposer à
titre presque militant. Et ce
refus de l’engagement physique,
ce manque stylisé de l’énergie
se manifestant dans ces choix de
chansons susurrées, aux paroles
peu articulées, sur grain de
voix peu timbrée … insistent sur
ces jeux d’abolition du passé et
du populaire qui sied si bien au
mouvement normalisateur du
monde.
-Une désexuation de l’inflexion vocale, contrastant avec
l’érotisation très sexuée des
voix que ce soit dans les
univers de la chanson française
ou dans les univers du rock.
Cette image vocale de
dédifférenciation sexuée allant
dans le sens très mondialisée
d’une « queerisation » du monde,
vaut plus particulièrement dans
le cas de Benjamin Biolay. Si
l’on écoute plusieurs
interprètes féminines de cette
nouvelle scène, on parlerait
plutôt d’une infantilisation
acidulée de l’image vocale,
autre façon d’échapper à son
identité d’adulte et à son
identité de genre.
- Une suggestion à mi-voix d’une façon convenable d’être au
monde, selon un idéal de
maîtrise des sentiments. En
effet la cohérence des albums et
la relative linéarité de chacune
de leur conception musicale et
signifiante, amène à parler de
façon globale d’être au monde « dépassionnément ».
Tout semble se situer dans un
registre d’économie
émotionnelle, faisant
irrémédiablement penser au
processus Eliasien de
civilisation. Même les ruptures
amoureuses sont modérées, elles
sont dédramatisées. Il y a une
indécence de l’engouement, une
peur du débordement qui se
disent en négatif et chez
Benjamin Biolay et chez Vincent
Delerm, pour ne prendre que ces
deux stars en leurs
premiers albums. Peut-être en
décalage cette fois avec la
première vague postmoderne,
mais dans le droit fil de
nouveaux puritanismes, même le
désir érotique s’énonce avec
détachement ! Etrange chanson
de la perte, de la
dévitalisation du sens mais qui
ne crie pas à l’absurde …
Chère inconnue
Chère inconnue
Auriez-vous pris possession
De ma vie, de ma vue
En terrain connu, non
Chère inconnue
Si vous saviez qu’un amoureux
Transi et déçu
Vibrait à votre insu, non
Chère inconnue
Qui ne sortez jamais
Sans votre pardessus
L’auriez-vous choisie, non
Cette avenue
Ces deux pièces en ville
Avec vis à vue
Qui fait de vous ma cible
Ma belle ingénue
Tout de noir dévêtue
Non
Ce sont là les chansons de l’homme qui assiste au spectacle
de sa vie, privilégiant la
distanciation et le plan
séquence. Nombre de chansons
s’écoutent comme on feuillette
un album photographique ; nombre
de chansons sont là gravées
comme des instantanés de
couleurs, de lumières à peine
entrevus.
La
pénombre des Pays-Bas
Le soleil rouge
Dans les rideaux
Ton beau visage
De bas en haut
Tes cheveux longs
Contre ma peau
Le jour se lève
Le jour se lève
Dans la rotonde
Un chat angora
Dans la pénombre
Des Pays-Bas
Un chapeau rond
Sur des roseaux
Le jour se lève
Le jour se lève
Le jour se lève
Pour la première fois
Dans la pénombre
Des Pays-Bas
A mes côtés
Tu n’es plus là
Pour la première fois
Le soleil rouge
Dans les rideaux
Ton beau visage
De bas en haut
Sur l’horizon
Flotte un drapeau
Le jour se lève
Le jour se lève
Dans la verrière
Un angle droit
A la frontière
Du pays plat
J’entends le chant
Des oiseaux
Le jour se lève
Tant qu’il est tôt
Le jour se lève
Pour la première fois
Dans la pénombre
Des Pays-Bas
A mes côtés
Tu n’es plus là
Pour la première fois
De cet impressionnisme des chansons prenant définitivement le
pas sur le narratif, il en
ressort un écho voilé du monde,
un climat de saisie un peu
mortifère également, mais qui
n’affronte nullement la question
du sujet comme être de mort (ce
négatif là serait par trop
négatif !) à la différence de la
chanson réaliste, en sa période
classique ou bien de Jacques
Bertin,
pour le présent, par exemple.
Dans cette atmosphère d’érosion de l’extraordinaire et de
l’ordinaire, le parti pris du
situationnel, de l’anecdote
supplante toute allusion à la
conjoncture. Il s’agit d’un
quotidien reflété par
l’anecdotique où excelle cette
forme nouvelle de la chanson
conversationnelle de Vincent
Delerm.
La vipère du Gabon
A l’entrée du zoo
Tu sais j’attends des jumeaux
J’espère qu’y aura des éléphants
Et ta mère elle est au courant
Çà c’est des genres de wapitis
Pour l’instant je lui ai encore
rien dit
Et devant la cage des gobons
Ah bon
Ils doivent être planqués dans
un coin
Et Mathieu lui il le vit bien
Putain j’ai horreur des vautours
Au début il était pas pour
C’est pas un vautour c’est un
condor des cévennes
Même si il se casse je les garde
quand même
Oui enfin c’est quand même un
petit peu pareil les vautours
les faucons
Ah bon
Espèce protégée du Pérou
Et toi sinon alors t’en es où
Dans une allée du vivarium
Tu sors toujours avec cette
conne
Les iguanes c’est ultra bizarre
Çà me fait ultra plaisir de te
voir
Devant la vipère du Gabon
Ah bon
Déculturation ?
Il n’est pas question de conclure sur cette question
inépuisable de la chanson et du
quotidien, j’ai seulement essayé
de pointer là quelques formes de
ce rapport de la chanson au
temps ; formes variables donnant
aussi le ton de ce que la
chanson peut ou non condenser
d’une époque.
Désormais rattachée au registre institutionnel des Musiques
Actuelles, la chanson accompagne
cette ère de la mutation du
peuple en public dont parlait
déjà Michel de Certeau.
On comprend aisément que suivant
ce mouvement, elle se dévitalise
quelque peu, se tournant, pour
sa part la plus ostensiblement
étiquetée nouvelle scène
française, plutôt vers
quelque complicité bien-pensante
avec les classes culturelles,
que vers ce qui engage
résolument la parole dans
l’humus quotidien, tragique et
commun, ce lieu d’où peut
sourdre parfois, sur palette de
couleurs et d’ombres, le chant
profond.
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