Chanson Française
 

 

Chanson française, l'intime dans la voix

 
L’intime renvoie paradoxalement au dévoilement et à la dérobade. Ce texte analyse la mise en scène de l’intime dans le spectacle de la voix chantée. Ce travail prend pour référence centrale les chansons des années 1920-1950, moment où des interprètes donnent vie à un réalisme intimiste, en rupture avec l’éthique de retenue émotionnelle en vigueur dans les milieux dont elles sont les messagères.

La blessure, le silence de la voix

Écoutez dans la parole,
la voix…c’est se placer
à cette lisière vulnérable entre chair et symbole.

Bertrand, 1999


B
rûler, encore brûler
de mots et de musiques
Par delà les décombres les charniers les gravats
A l’étal en plein vent sur la place publique oser haut son amour
en donnant de la voix.

Jean Vasca, Recoudre des lambeaux, 2001
 

Le texte des résonances

I
l était une fois… l’exemple d’une voix qui se fait entendre, qui convie chacun dans l’orbe de l’écoute partagée, l’exemple d’une voix qui instaure, convoque et protège la parole. D’entrée de jeu, cet archétype narratif a pour simple mérite de fournir une image sensible, audible de ce seuil mouvant où se situe la voix : avant le sens articulé du verbe, dans la pulsation interne du dire, entre les mots sonores du dehors et les battements secrets, silencieux du dedans, s’inscrivant dans le geste retenu d’une confidence, mais préparant aussi le geste extraverti d’une élocution, voire d’une éloquence. Et si ce suspens, cette lisière de la voix restent difficilement saisissables, c’est que la voix est à la fois toujours présente et toujours absente dans la parole. Car on l’oublie vite. Il était une fois… l’exemple d’une voix qui s’efface dès l’entrée dans le déroulement du récit.

Toute manifestation vocale s’adresse à soi-même : c’est la garantie de sa maîtrise. Toute manifestation vocale s’adresse à l’autre … même absent. La voix est cet objet bipolaire par excellence que les sciences sociales vont appréhender et sous le modèle de l’Ego, de ses replis inouïs – ce qu’entendront davantage analystes ou thérapeutes – et sous le modèle du rôle, de ses codifications convenues – ce qu’entendront davantage ethnologues ou sociologues. L’objet – voix, dès ses premiers essais de lecture anthropologique [Sapir, 1967] fut d’ailleurs bien envisagé comme palimpseste combinant la double empreinte de la subjectivité et des socialisations, une double résonance, une double mémoire, celle des liens affectifs originels, celle des trajectoires en acte.

Fondamentalement perçue comme « ligne de partage des eaux de l’être » [Bertrand, 1999], la voix va donc nécessairement, pour partie, être associée à l’intimité du sujet, finalement porteur de « cette masse sonore de sa vie » [Merleau-Ponty, 1964] ; écho incluant la part consciente et la part des ombres. C’est entre problématique de la transparence et du voile, problématique de l’identité et de l’altérité, que l’intime se retrouve dans la voix, qu’intimité et voix se trouvent mis en liaison dans des logiques et des horizons de nouages culturellement fondamentaux. Car - en deçà de l’analyse des sciences sociales- c’est bien la culture ordinaire et (ou) savante, notre culture en son histoire, qui n’a cessé de produire, de représenter, de matérialiser ces différentes variations de tissage entre l’intimité et la voix, que ce soit à travers le poème, le théâtre , l’art lyrique ou la chanson. Nous prendrons l’exemple de la chanson, de la chanson dite réaliste, qui fut presque exclusivement interprétée par des femmes, entre les années 1920-1950, période couvrant essentiellement celle de l’entre-deux-guerres.

Cet espace d’enquête est traversé par deux motifs « classiques » de la représentation de la vocalité. Nous y retrouvons donc les contours d’une topique culturelle très ancienne dont les options associatives, analogiques sont cependant toujours mobilisables, voire décisives :

•D’abord, il y a cet enlacement de « toujours » du féminin et de la voix. Depuis Platon déjà … qui opère au sein du langage la scission entre raison et résonance
[1], c’est une longue tradition lettrée qui imagine et commente ce lien des femmes à ce rythme, à ce souffle des paroles, à leur dimension de contact immédiat, pressenti, à cet élément vocal se livrant bien dans la pulsion, le geste et non dans l’énoncé, comme un hors langage du langage. L’optique de cette familiarité de genre à l’enveloppe charnelle des mots, l’optique d’une complicité presque érotisée « à ce lieu de plaisir impuni » [Zumthor, 1983] des bruissements du Verbe, fera des femmes, qu’elles s’abandonnent à la chaude fusion des bavardages, ou bien qu’elles chantent au vent quelque complainte, des filles naturelles ordinairement dépréciées, exceptionnellement adulées de la voix – cette confidence évanescente, en creux de l’acte langagier.

•Puis, il y a cette affinité du populaire et de la voix. C’est dans la France post - révolutionnaire du dix-neuvième siècle et sous l’impulsion intellectuelle romantique d’une quête d’origine et d’unité, que s’élabore ce rapprochement du peuple et de la voix. Des voix dont en premier lieu, on cherche à collecter la parole, les dialectes et les légendes. Le lien des peuples à la voix, c’est l’attention portée, par la culture savante
[2], aux documents des cultures orales, plutôt issues des mondes ruraux paysans, que des mondes ouvriers urbains. Ainsi, sur fond de bouleversements et de clivages sociaux lourds, cette voix populaire émergeant de traditions orales menacées, sera décrite dans ses liens privilégiés à l’enfance du langage, avec ses enchantements naïfs, avec ses débordements buissonniers échappant au cadre strictement linguistique du parler et du dire : improvisations mélodiques spontanées [Champfleury, 1868], cris primordiaux de l’espèce et du cœur [Champfleury, op. cit.] dont témoignent les chansons, attachements natifs à la mémoire rythmique des rites, des fêtes et des travaux, voix mutiques [Vanbremersche, 1999] des sans traces et  sans écrits, condamnés à l’émoi des vies, des morts sans échos.

On le remarque ces univers du populaire, du féminin associés à la voix, dans leurs déploiements – vocalité et mémoire, vocalité et perte, vocalité et indicible échappée du langage - ont pour intérêt de découvrir quelques-uns de ces  « fondamentaux » de notre imaginaire de réception, d’écoute et de compréhension qui nourrissent, mettent en forme et la passion et le dire de la voix [Dessons, 1997], [Deniot, Dutheil, Vrait, 2000].

Corrélativement – via ces voix plébéiennes des femmes – cet espace d’enquête, ce corpus de chansons
[3] nous confrontent, en son temps, à un phénomène nouveau dans le répertoire populaire. En effet, au regard des succès de la première vague des « chansons sociales » d’un Jules Jouy, d’un Jean-Baptiste Clément, d’un Charles Gille, on constate, à partir des années vingt, une rupture : l’avènement, dans la chanson populaire réaliste, d’une intériorisation du pathétique ; l’apparition d’une scène intime de la plainte qu’incarneront avec conviction des femmes comme Berthe Sylva, Fréhel, Damia, Yvonne George, Germaine Lix, Andrée Turcy, etc … et la môme Piaf, bien sûr.

Pourquoi choisir la voix chantée ? parce qu’elle est cette manifestation parolière stylisée qui place et retient l’attention du côté des inflexions, des textures de la voix parce qu’elle fonctionne, au bout du compte, comme paradigme de restauration du vocal au centre de l’énoncé.

Pourquoi privilégier l’association intimité et voix chantée ? parce que cette perspective souligne le caractère paradoxal de l’intime, n’existant qu’à travers la transgression voilée de ses secrets, ne se réalisant que dans une alternance de dévoilements et de dérobades à l’autre : familier, lointain… interlocuteur ou passant. « Pardonne-moi, permets moi de ne pas tout te dire, ceci est à moi, c’est mon identité ». Ici, celui qui parle est un ouvrier de Séville. Il s’exprime sur son activité militante. Nous sommes  dans la période, dite de transition, d’après le franquisme. Et soudain, sous souvenir politique toujours vif de la censure, face à la sociologue [Bourmaud, 2001] qui recueille et suscite ses propos, cet homme  décide – au sens propre du terme - de mesurer ses mots. L’intime prend corps en bordure de ce silence, dans un repli.

La voix, disions-nous, oscille entre problématique de l’identité et de l’altérité. La voix chantée – à l’inverse de la parole précédente, choisie pour le souci exemplaire de retenue assumée qui s’y manifeste - est une parole offerte. Transmission de l’intimité en un jeu sonore ouvert aux promeneurs, à la salle, à l’auditeur invisible… la voix chantée amplifie ce questionnement de l’altérité fondatrice dans l’investissement de l’intime.


Enfin, s’il s’agit d’écouter l’intime dans cette voix populaire chantée, c’est pour délimiter les trames et les contenus d’un désir d’affect et de subjectivité dans un milieu spécifique que l’on sait, par ailleurs, peu enclin à l’épanchement des sentiments.
Écouter l’intime dans cette voix populaire chantée, c’est esquisser la figure sociale, historique naissante d’un intime en rupture de mœurs avec les valeurs et sublimations les plus fortement approuvées, les plus anciennement éprouvées dans les classes populaires, prolétaires en question.


Les bas-fonds de la voix

L’acmé de la voix chantée, c’est l’œuvre humaine par excellence. Dans la tradition vocale européenne, le « beau chant » c’est celui qui, à travers la discipline des timbres, et la fluidité des inflexions symbolise la maîtrise des affects et l’aura d’une subjectivité bienheureuse. Sur fond d’humanisme vocal – via le chant lyrique[4] ou religieux – la voix touche au ciel. Qui transgresse ses codes d’homogénéité, d’harmonie, cesse de suite d’être un ange. Or la voix chantée dont il est question, heurte en tout point, les traditions de l’œuvre vocale. Ce sont – avant le jazz et dans des filiations chansonnières nationales, toutefois – des voix qui s’avancent sur un registre inconvenant, des voix de chair et de cendres ; l’espace d’intimité qu’elles ouvrent venant d’ailleurs, pour partie, de leur détachement de toute cette esthétique de pureté. Et si elles ont bien, elles aussi, leur chemin d’élévation, leur mode de transcendance … les voies n’en seront, cependant, pas divines.

Si la voix humaine est depuis plus d’une décennie, bien plus qu’un thème à la mode : un enjeu, c’est qu’elle figure le lieu où se redéfinit notre statut sur terre »
écrit François Bernard Mâche [1999], musicien et chercheur. Au regard de mes sources d’enquête, cette proposition prend d’ailleurs, un écho tout à fait précis. En effet c’est la voix, c’est le costume, c’est le personnage à tenir, c’est tout … qui va concourir dans l’ambiance chaude de ces cafés – concerts de l’Est parisien, à bien définir, pour les interprètes et leurs spectateurs, leur place dans le monde … Celles qui chantent là, en début de carrière, avant les années vingt, qui sont souvent abruptement passées de la chanson des rues, des cours, à la chanson des modestes scènes, vont être assignées au répertoire des diseuses, des goualeuses, des pierreuses. Ainsi l’écrivaine Colette, dans la vagabonde, témoigne-t-elle pour la jeune Fréhel. « Hélas, on a habillé Jadin en pierreuse, jupe noire, corsage noir échancré, des bas en toile d’araignée, un ruban rouge au cou et sur la tête, la traditionnelle perruque en casque où saigne un camélia. Rien ne demeure en vérité, du charme populacier et prenant de cette petite fille à l’épaule de travers » [Colette, 1910].

On est là dans le sillage d’une voix, celui de la goualante
[5], étymologiquement plus proche du « coup de gueule », des sursauts de gorge que de l’intention musicale du chant. On y endosse un nom et un habit, ceux de la plus démunie des prostituées. On ne peut certes pas figurer plus clairement, dans le geste vocal chanté « le statut de certains sur terre »[6] : ce sera à la marge et au plus bas, comme si la voix ainsi clamée et nommée saisissant, en bref, la vie à l’échelle imaginaire de son destin.

« Jadin est une petite chanteuse, si novice en concert (…)

Elle n’a fait qu’un saut du boulevard extérieur sur la scène (…)

Elle a dix-huit ans. La chance (?) l’a saisie sans ménagement, et ses coudes défensifs,
toute sa personne têtue penchée en gargouille, semblent parer les coups d’un destin funeste et brutal
.

Elle force ingénument son contralto râpeux et prenant (…)

Elle reconnaît, tous les soirs, dans le public des secondes galeries, quelque compagnon d’enfantine vadrouille et ne résiste point, pour le saluer, à couper sa rengaine sentimentale par un joyeux coup de gueule (… ) voire une « basane » bien claquée sur la cuisse.»
[Colette, op. cit.]

Ainsi l’intime se manifeste-t-il  par effraction. Ici, l’effraction du geste qui instaure, si promptement, un entre soi hors jeu. Mais l’effraction vocale est bien sûr la plus profonde et la plus décisive, car c’est sur la gamme de leurs audaces exclamatives, expressives, incantatoires que ces chansons révèlent, déclinent les silences, les interdits collectifs et (ou) primitifs de la voix. L’intime dans ce chant, se définirait, alors, dans son raccordement – d’époque et de milieu – à un inconscient archaïque de la voix.

Dans les limbes de la voix, le souffle. Onde affectée par la moindre humeur, le moindre vacillement. Or ces chansons livrent leur réalisme respiratoire en « gros plan ». On y entend l’alternance précipitée de l’inspir et de l’expir, les points de suspension de l’air, la ponctuation des soupirs dans leurs jeux de variations tantôt érotiques, tantôt macabres. Trois exemples particulièrement frappants suffisent à illustrer ce frémissement – ce vide – taillé à même la voix : Pars que chante Yvonne George en 1926, Obsession  interprétée par Suzy Solidor en 1933, et Le grand voyage du pauvre nègre  interprétée par Edith Piaf en 1938. En premier lieu, c’est  par cet aveu primordial du souffle que ces voix – bien loin de la spiritualité jubilante des vocalises lyriques ou sacrées – s’affirment comme voix du corps rapproché, intime, engagé, engageant dans le trouble méconnu d’un désir et d’un abîme.


A l’écart des lois impérieuses du chant sublime, ces voix, reliées à la tradition des chansons populaires d’Europe, mobilisent, elles aussi, toutes les ressources contrastées de cette mise en écho du corps dans la voix. Au centre nerveux de ces voix incarnées, l’honneur revient à la rugosité du timbre
[7], à cette résonance voilée, à ce toucher griffé, ce grain de gorge, cette tension qui dit la vie exposée, usée, brûlée. Et c’est autour de cette présence rugueuse que d’autres éléments marginalisés de la corporéité vocale, tressent leurs fibres et leurs couleurs décriées. Place est ainsi faite à la nasalisation, ce trait vocal imparfait, au glissando, ce trait proscrit, à la démesure expressive, cet autre inhibition…qu’un tel répertoire transgresse malgré lui, en introduisant des bribes de chant parlé, en se risquant aux abords du sanglot, en s’abandonnant à l’irruption brutale de quelque éclat tranchant - qu’il s’agisse d’un rire, d’un appel ou d’un gémissement. Sur son versant négatif, l’œuvre chantée s’est élaborée sur le refoulement de toutes ces densités  « hirsutes » et malséantes de la voix. Au contraire, passant à côté de ces scandales de l’impureté, les chansons réalistes des années vingt, vont dans leur logique et leur passion interprétatives, explorer texture, puissance et secret des bas-fonds de la voix.

 

Des paroles qui racontent le plaisir bref et les longs tourments des « paumés », des  « mômes de la cloche »[8], du « petit boscot »[9], du « vieux pataud »[10], d’« Anna la bonne »[11] ; mais un univers où naufrage social et chavirement de l’être ne font plus qu’un ; le tout associé à un traitement musical servant les valeurs vocales - les plus corporelles - du souffle et du cri : c’est ainsi que ces chansons vont transcrire et propager une image mélodique lancinante de la déchirure, s’adressant à cette part vulnérable, indicible de nos plus profonds dénuements. Car, par le biais du contexte évoqué, c’est à de grandes traversées de la peur, à des ressentis de l’effondrement que nous convient ces voix : celle de Fréhel, en 1927, dans J’ai le cafard.

«
Non je ne suis pas saoule
M
algré que je roule
D
ans toutes les boîtes de nuit
J
e hais ce plaisir qui m’use
M
ais quand on croit que je m’amuse
J’
ai des pleurs
P
lein le cœur »

Quand, en 1943, Edith Piaf crée « Coup de grisou », sa voix porte le malheur poignant de cet homme « aux yeux brûlés » ; le malheur fou de ce mineur amoureux s’impose au fil d’un crescendo de plus en plus pressant. L’espace musical est comme saturé : ligne mélodique, puissance vocale, orchestration s’enflent jusqu’à la sensation d’un tumulte interne insoutenable. Cet indicible là est plein de fureur et de bruit. Il gronde comme un volcan.


C
’était un Dieu de l’obscurité /…/
L
e grand jour l’empêchait de parler /…/
E
t il aimait par dessus tout
U
ne fille des plaines aux cheveux roux
R
oux comme des sarments de vigne
D
es cheveux où le soleil fait signe /…/
A
près, il a tout fait sauter
L
a terre, la mine et tout le fourbi /…/
E
t quand on l’a sorti du puits
L
a lumière encore se moquait de lui
L
e soleil donnait un gala pour l’embêter une dernière fois
M
ais Coup de grisou était guéri
I
l avait épousé la nuit »

Mais la force irradiante de ces états d’oppression, de ces déroutes de l’être, jaillie de l’élan et de la culture de ces voix chantées, atteint sans doute, son apogée dans une mélodie composée plus tardivement :


M
on Dieu, mon Dieu, mon Dieu
L
aissez le moi encore un peu mon amoureux

S
ix mois, trois mois, deux mois,
L
aissez le moi seulement un mois
L
e temps de s’adorer, de se le dire
L
e temps de s’fabriquer des souvenirs… »

Ici, c’est à l’instant même où le chant s’élève, au moment où s’amorce l’enroulement incantatoire de la voix que s’opère la « grâce », le « choc » - ce transport immédiat dans l’intimité d’un effroi. Car chanter n’est pas dire. Et ces voix - au delà des intentions sociales, sentimentales des thèmes chansonniers de référence – sont virtuellement, comme toute musique, en étroit rapport avec les tensions, les murmures assourdis, la vie antérieure d’un non-dit verbal que l’on porte en soi. Le non-dit de ces voix là, l’intime familier, étranger qu’elles enferment et qu’elles éveillent, c’est l’inouï des blessures, des jours, des mondes qui chavirent, c’est le non-dit des chutes, rechutes et séjours en contrebas des lassitudes, des solitudes majeures ; c’est le vertige très ancien des appels ignorés.

Ces voix du profond respir, ces voix affrontées aux bruits des rues, ces voix de l’énergie portée à ciel ouvert, ces voix graves sont également des voix du ventre : voyage et métaphore d’un souffle et d’un corps tirés vers le bas, celui de la déchéance sociale, celui des insécurités de l’enfance.

Car ces voix surgissent du ventre des villes peuplées d’un prolétariat nombreux, « dangereux » ; du ventre de la faim qui propulse la chanteuse sur le trottoir. Elle se fait ventre et miroir vocal du désarroi  parvenant à développer un quasi toucher sensoriel de la nuit. Panique de la nuit. Passion de la nuit. Cette terrible fascination des ténèbres, c’est également cet attachement au lyrisme du noir qu’apprivoise la caresse du chant. L’inouï de ces voix-là, c’est leur désir d’approche de l’émotion, leur abandon à l’inconnu du dedans, leur farouche appétit de coïncidence entre voix projetée et voix intérieure ; autant d’éléments qui se sont, tous, lovés dans la matrice de la plainte et de ses rhétoriques musicales.

 


Un sujet polyphonique

Dans toute mélopée des déchirements et des deuils, on chante pour explorer l’obscurité en soi ; on chante pour apaiser cet effroi. Une telle ambivalence de la souffrance et de la consolation, est bien celle de la chanson « sociale », « humanitaire », « vécue »  des années 20-50, en quête d’un réalisme intimiste, faisant vibrer le désir de chant d’interprètes messagères d’une nouvelle subjectivité tragique  et plébéienne.

Le moi-sujet renvoie à la partie ignorée de notre identité. Transgressant le signifiant de la parole, voix parlée et voix chantée offrent une bonne mise en échos de cet incognito du sujet. Les travaux psychanalytiques actuels accordent d’ailleurs une large place à cette approche subjectivante de l’inouï [Weill, 1999] - virtuellement attaché à la voix.

Qu’il soit théâtral ou qu’il soit lyrique, le spectacle de la voix bouscule, stylise cette émergence subjective informulée. Dans le répertoire populaire sombre, source de notre enquête, « l’assomption sonore » du sujet a bien lieu. Elle se manifeste par les saisissements de la voix dans la sourde tension de la plainte, cette onde de choc très privée, du malheur. Grâce à l’intensité de leur engagement dans le chant, ces femmes racontent – au delà d’elles-mêmes – un déplacement de valeurs, un mouvement des mœurs : l’avènement d’un Autre sujet, d’un sujet incarné retrouvant le chemin, l’empreinte de  ses larmes ; adressant à tous, quelque envol fugace, dans la demeure imaginaire et musicale de ses brûlures secrètes … A côté du dolorisme à consonance chrétienne qui les anime, de telles voix introduisent, dans les mélodies populaires, ce nouveau plaisir de dire sans dire – puisque l’on chante – quelque chose d’intime, de dramatique, de lié étroitement aux nappes phréatiques des sentiments poignants…

« La voix parle toujours de l’abîme. Non pas à propos de l’abîme, mais depuis l’abîme » [Bernard, op.cit.] : Au regard des modalités d’apparition scénique de ces interprètes, un tel propos prend toute sa vraisemblance et son ampleur.


Robe noire gommant le corps, mais libérant la lumière du visage et des mains, elle s’avance face à la salle plongée dans l’obscurité. Pas de décor. Pas de choriste. Elle est seule. Elle est indécise, immobile, encore gauche, bras ballants, avant le saut. Musique. Elle ferme les yeux avant l’implosion de la voix. Entre ventre et poitrine, profondeurs viscérales et battements de cœur, elle occupe le volume de son drame vocal. Elle s’absente au public et au monde.

 

« La fille de joie est seule
A
u fond de la rue là-bas
L
es filles leur font la gueule
L
es hommes n’en veulent pas
E
t tant pis si elle crève
Son homme ne r’viendra plus
A
dieu tous les beaux rêves
S
a vie elle est foutue

P
ourtant ses jambes tristes
L’
amènent au boui-boui
O
ù y’a un autre artiste
Q
ui joue toute la nuit
E
lle écoute la java /…
E
lle entend la java /…//
E
lle a fermé les yeux /…/
A
rrêtez /…/ Arrêtez la musique.
[12]

Edith Piaf sort du chant[13], avec ses yeux noyés. La dernière note de « l’accordéoniste » a tranché dans le vif. Elle a levé les bras, elle s’est voilée la face, elle s’est soudainement tue. On la retrouve étourdie, saluant le public, le corps crispé. Elle revient « de loin », en singulière funambule ; elle s’est comme provisoirement retirée de toute vision extérieure. Etrange abîme oui, que celui où, pour atteindre l’autre avec la plus haute portée émotionnelle, il faut s’abstraire de sa présence, n’entendre que l’énergie et l’être de sa propre voix.

La voix chantée développe alors, dans l’espace, un véritable territoire intérieur. Damia parlera de dédoublement
[14]. La scène est envahie par la voix qui devient une île entourée d’auditeurs invisibles. Toutefois ces enchantements insulaires de la voix ne renvoient pas qu’au simple imaginaire auditif, ils furent aussi guidés par la mise en scène de la lumière.

L’avènement sonore du sujet dans ce répertoire – via ses interprètes – passe par tout un lyrisme visuel « donnant à voir » le nouveau langage de la voix. Ambiance des éclairages, sobriété de l’habit, code des couleurs et des gestes : le récit réaliste intimiste s’accompagne d’un bouleversement des simulacres et paysages scéniques. Fini le costume chargé de la diseuse et de la pierreuse. Lorsque Yvonne George chante ses complaintes acerbes, elle est parée d’un fourreau de velours sombre. Lys Gauty
[15] entre en scène, vêtue d’une longue robe blanche, avec un foulard de soie noire à la main qui prolonge le jeu élaboré de ses doigts. Damia invente, sous le halo des projecteurs, la silhouette emblématique de la chanteuse réaliste à robe noire épurée. Rideau de scène opaque, disparition de l’accessoire, creusement des ombres, détachement lumineux des mains et du visage : c’est sur fond de contraste accentué des noirs et des blancs que l’œil va entendre le scénario de la voix. C’est donc tout un dispositif réajusté de signes qui délimite ce modeste théâtre de la plainte. Et c’est sur un registre polysensoriel de l’intime, que sera accueilli le toucher vocal de ces timbres et  de ces souffles ténébreux.

Dans cette économie visuelle du chanter populaire pathétique, observons quelques gestes - phares : d’abord  une forte verticalité du corps immobile ; des bras largement ouverts qui suivent le mouvement ascendant d’une supplique ou d’un hymne ; la paume offerte de l’implorante ; des poings serrés sous la poitrine ; un poing brandi dans la tempête ; des jeux de mimes ; un effleurement de la joue pour la caresse absente ; des doigts « secs et nerveux » déployés en éventail à hauteur du cou ; des paumes s’élevant en corolles le long des tempes ; des bras en croix, ceux du funambule ou ceux du Christ. Finalement, cette danse mesurée des bras et des mains nous conduit toujours au visage – ce lieu sublime de l’empreinte émotive – qui, là, s’impose comme véritable icône de réverbération des tristesses et aspérités de ces chants. Dans l’écrin scénique de l’ombre et de la lumière préparé par l’interprète, c’est le visage qui est le centre. Car c’est, lui, qui capte, en leurs moindres résonances, le théâtre inouï de ces voix. Damia est sans doute celle qui a le mieux cultivé cette mobilisation expressive de la face. Elle, qui a beaucoup chanté les dangers de la mer, nous fait à même le phrasé hésitant de la voix, à même le tremblement des lèvres, à même le trouble soudain du regard, cheminer dans l’angoisse du naufrage et les mondes crépusculaires des naufragés …

Elle n’est bien sûr pas la seule à placer sa voix dans ce registre de vigilance émotive. On pense au visage frémissant de Piaf, inévitablement. On revoit les yeux de Fréhel, cet air de longue lassitude qui la submerge, quand elle entonne, sur l’écran cinématographique quelques-uns de ses chants de nostalgie. En un sens, tout ce répertoire qui en appelle à la création d’un espace tactile du tourment, des intériorités noires, n’a pas meilleur support que ce gros plan - très sensible - du visage, tantôt épiderme, tantôt sourire, tantôt regard aptes à épouser les fibres de la voix.

Toutefois cette émergence subjective ne tient pas qu’à la voix et à sa dramaturgie. Ce sont toutes les couleurs, toutes les figures sociales et morales, tous les destins esquissés par le verbe qui en définissent également l’avènement. Damia est très claire à ce sujet.
« Quand on m’apportait une chanson, je ne voulais pas voir la musique tout de suite, je disais voulez-vous me montrer le texte d’abord. Si le texte me plaisait, je demandais la musique … parce qu’ils auraient pu me donner la plus belle musique du monde, si le texte ne me plaisait pas, y’avait rien à faire. Si le texte me plaisait, ils me jouaient la musique trois, quatre fois. Alors, j’avais l’idée de la chanson /…/, je voyais devant moi comme un film…ce que j’allais faire dedans »[16]

Ici voix, geste et parolier se répondent dans une cosmophonie conjuguant ivresse, singularité et cruauté. La voix se glisse dans les audaces du cri et du sanglot, le texte instille une symbolique de l’ombre : celle des silhouettes qui déambulent dans le récit, celle des épreuves qui les attendent.

« 
Ce sont les Nocturnes, les papillons de nuit
R
ecelant les bonheurs détruits
L
eurs cœurs sont de funèbres urnes
I
ls vont taciturnes
L
à-bas vers les flots noirs
O
ù sombrent les grands désespoirs,
L
es Nocturnes … »[17]

Le sujet qui advient, par musique interposée, est le sujet d’un désespoir violent. Car à écouter de plus près, on comprend que le réel authentifié par ce réalisme-là, c’est la mort. La mort et les voies qui y mènent : misère, guerre, errance, désarroi, « cafard » de toute la vie en berne. La mort et ses décors de brume, de bal, de pluie, de chambres d’hôtel, de berges, de ruelles et de ports [Deniot, 2001].

«15 millions d’hommes tombés

1
5 millions de macchabées

M
ais qu’ils soient vainqueurs ou vaincus
E
t rantanplan
E
t rantanplan
L
es morts se vengent des vivants
P
ourquoi sèmerions-nous du blé
Q
ue les canons viendront couler
L
orsque le sang devient engrais
Il
ne pousse que des cyprès
E
t rantanplan
E
t rantanplan
L
es morts se vengent des vivants ».[18]

Sémantique et vocalité se sont unies en cet entre-deux guerres, pour exprimer le monde et l’être condamnés. Dans l’espace métaphorique de la chanson populaire, cette part laissée à l’anxiété personnelle, à l’énoncé de cet émoi, à ce silence des larmes est une chose neuve.

Or cette assomption sonore tragique du sujet semble bien paradoxale dans une culture populaire où la sagesse du souffrir repose sur le ferme désaveu de la plainte. La fiction du chant libérera et la crainte et le secret. On acceptera d’entrer dans ce songe bref et sublime de la compassion. Ce sont des voix de femmes qui seront, ici les seules médiatrices Vieux partage des tâches et des valeurs, mais conquête d’une parole brûlante. Car elles susciteront, dans des scénographies si humaines d’extrême rapprochement du visage et de la voix, l’élan d’un partage cathartique des émotions tues. Ce sujet tragique plébéien est un sujet qui transcende l’individu. Il est polyphonique. Puisqu’il porte l’écho d’une forte symbolisation collective, celle d’un peuple hanté par d’universels tourments. Puisqu’il est issu d’un chœur de messagères ; femmes dont les timbres, les phrasés, les répertoires bien que singuliers, partagent un air sororal de ressemblance puisé à la même inspiration.


« A
u fond c’ n’était pas toi
C
omm’ ce  n’est mêm’ pas moi
Q
ui dit ces mots d’amour
C
ar chaque jour ta voix
M
a voix ou d’autres voix
C
’est la voix de l’amour
Q
ui dit des mots, encore des mots
T
oujours les mots
L
es mots d’amour ».[19]


Un dévoilement inexploré

Cet amour qu’elles chantent parle aussi de l’autre sexe, parle du désir d’un extrême abandon, bien loin des manières explicites du peuple là aussi. Cet aveu, ce voyage dans l’émerveillement de l’autre auront d’ailleurs bien du mal à resurgir de façon aussi dépouillée dans l’univers de la chanson, car au-delà de toute séduction, habiter ces refrains et ces mots d’amour de l’amour, c’est aussi s’exposer au risque du sentiment extasié, au risque de cette véritable mise à nu qui advient quand la beauté de l’autre vous submerge.

 

Tes beau, tu sais
E
t ça s'entend lorsque tu passes.
T
'es beau, c'est vrai.
J
'en suis plus belle quand tu m'embrasses,
J
e te dessine du bout des doigts,
Ton front, tes yeux, tes yeux, ta bouche.
C
omment veux-tu dessiner ça ?
L
a main me tremble quand j'y touche...
T
'es beau, mon grand,
E
t moi, vois-tu, je suis si petite.
T
'
es beau tout le temps
Q
ue ça me grandit quand j'en profite.
T
'es beau, tu sais.
ç
a  m'impressionne comme les églises.
T'
es beau, c'est vrai,
J
usqu'a ta mère qu'en est surprise.
T
u me réchauffes et tu m'endors.
T
u fais soleil, tu fais colline.
V
iens contre moi, il pleut dehors.
M
on coeur éclate dans ma poitrine.
T
'es beau partout.
C
'est trop facile d'être sincère.
T'
es beau, c'est tout.
T
'as pas besoin de la lumière…

C’est ici Piaf qui chante sur des paroles d’Henri Contet, sur une musique de Georges Moustaki, cet éblouissement radical et son infinie morsure.

Chanson- éclat brusque et menacé du sentiment, chanson prise dans les tissus de l’être … bouleversé, chanson tendue entre peau et âme, chanson de la mue…

R
este là, ne bouge pas
L
aisse-moi t’imaginer.
T
’as l’air d’être l’été
C
elui qui pleut jamais.

R
este là, bouge pas
L
aisse-moi quand même
T
’aimer
T’
es beau, tu sais,
T’
es beau, c’es vrai

 

Si Piaf est connue dans ce registre de la chanson d’amour à vif, je fus surprise de trouver un écho en pointillé de ces mots et de leur toujours troublante inconvenance dans le répertoire tout récent de la jeune auteur-compositeur Pauline Croze. Elle, c’est d’une voix estompée, comme étonnée de son propre aveu, qu’elle chante au printemps 2006 :

« 
T’es beau, t’es beau parce que t’es courageux, de regarder dans  fond des yeux, celui qui te défie d’être heureux.

T
’es beau, t’es beau comme un cri silencieux, vaillant comme un métal précieux, qui se bat pour guérir de ses bleus.

C
’est comme une rengaine, quelques notes à peine qui forcent ma joie quand je pense, à présent.

T’
es beau… » (Texte : Edith Fambuena, Pauline Croze/ Musique : Pauline Croze )

Pauline Croze interprète cela dans un album ayant précisément pour titre emblématique Mise à nu… ce qui tendrait à prouver, s’il le fallait encore, que la chanson constitue bien une culture puisqu’elle se meut dans un univers de références conscientes et inconscientes.


« D
u lundi au dimanche, mise à nu, mes jours sont des nuits blanches.

M
ise à nu, là dans le désert de nos amours j'ai marché des heures. J'ai rien vu malgré mes prières, quelques vautours venus là par erreur, face au vent j'ai si peur depuis que t'as déserté ma vie, je ressens la terreur, je ne sais plus très bien qui je suis.

D
u lundi au dimanche, mise à nu, mes jours sont des nuits blanches.

T
ous les avions sont passés sans me voir, à l’horizon le ciel est noir, quand les histoires se terminent mal et qu'on les ramasse, y a des silences et des souvenirs qui laissent des traces. Lentement je refais surface, fin de l'hiver, une histoire qui s'efface. Doucement je remplis l'espace, quand je vois la mer je ne bois plus la tasse, c'est comme ça que j'oublie qu 'c'est toi qui m'a volé ma vie, quelquefois je m'ennuie alors j' vais danser sous la pluie.

D
u lundi au dimanche, mise a nu, mes jours sont des nuits blanches. »

Texte : Mickaël Furnon  / Musique : Pauline Croze )


Mais ceci est une autre histoire venue se greffer en incise… de ce thème intime  du sujet désirant qui émerge avec force dans les chansons et le chant de ces voix populaires et féminines qui vont émouvoir des foules, marquer un pays encore sous le choc de la perte d’un si grand nombre d’hommes durant la guerre si meurtrière de 14-18.



Accord perdu

Il était une fois un peuple qui trouva refuge comme sujet souffrant dans le tissu sonore de voix féminines emblématiques. Ce fut un temps de courte harmonie dont le souvenir improbable se maintient à travers quelques figures héroïsées par le marché du patrimoine culturel. Pourtant il n’est pas rare que les peuples en exil, en déportation, en migration,[20] confient aux chants, cette image unifiante d’eux-mêmes, combinant sensation de solitude, perception d’un sort commun et rêve d’une force.

Le chant des peuples évoque alors quelque mythe natif à l’abri des modes et du temps. Sans doute la chanson réaliste constitue-t-elle un archétype d’époque et de milieu trop marqués pour s’inscrire dans l’univers pérennisé d’une tradition musicale. Raconter cette manifestation de sujet plébéien dans le chant, c’est raconter une histoire de vie : de naissance et de fin. Ces chansons ont fait date, ont suscité des reprises, inspiré d’autres lyrismes noirs d’auteurs compositeurs contemporains qui s’y réfèrent explicitement
[21]. Mais elles perdirent vite leur dimension de geste collective. On n’entendit plus résonner en elles cette passion d’unité, cette imagination d’identification populaire qui, curieusement firent porter à Damia le surnom de Danton féminin, qui, plus généralement, furent les meilleures garantes de leur pathétique démesure. Dans cet art bref des chansons, le temps des styles prolétaires et urbains est souvent plus évanescent encore. Ici, les univers musicaux concurrentiels de l’après seconde guerre mondiale, vont déstabiliser les synergies fusionnelles générées autour de cette présence de la voix.

Le temps d’une chanson, la plainte réaliste invoque le désir d’un autre rapport à soi, un désir bouleversant la discipline populaire ancestrale d’effacement des affects. Beaucoup se laisseront attendrir par ces femmes - voix, qui transportent dans les limbes de la douleur, dans une musique maternelle de la langue, aussi.
[22] Le chant de cette plainte est donc intervenu dans leur culture de l’intime. Sous un mode souterrain. Et sous un mode visible. En effet, la plainte réaliste sera vite revendiquée comme véritable miroir sonore des « sans fortune », des « sans avenir », « tombés dans le ravin » pour cause de combat ou de folie …

« 
Elle en a bu du beau sang, cette terre
S
ang d’ouvriers et sang de paysans
C
ar les bandits qui sont cause des guerres
N
e meurent jamais
O
n n’ tue qu’ les innocents.

E
lle en a bu des larmes, cette terre
L
armes d’ouvriers et larmes de paysans
C
ar les bandits qui sont causes des guerres
N
e pleurent jamais
C
ar ce sont des tyrans… »[23]

Ainsi l’émotion devient-elle le signe d’une bonté, et l’éloquence des larmes, un langage populaire mixte.

Si la voix est bien « cette union intime du corps, du cœur et de la spiritualité » [Hugues, 2000], on comprend que l’identification collective au sujet de la voix, suppose toute une série d’enchaînements symbiotiques très confirmés. Au titre de ces symbioses historiquement constituées, il y a d’abord l’ancienneté des symbolismes chansonniers dont la chanson réaliste intimiste est l’héritière. Les chansons intempestives d’un Charles Gille, d’un Jules Jouy, d’un Jean-Baptiste Clément ne sont pas celles des années vingt. Les unes disaient l’espoir révolutionnaire ardent, le rêve de lumière, les autres diront les noirceurs du présent. Il s’agit, toutefois, d’une même lignée symbolique parolière et musicale, se situant dans l’horizon d’antagonismes sociaux indépassables. Si l’intimisation du social devient, dans le réalisme des années vingt, le référent - phare, le tragique de condition n’est toutefois pas passé sous silence. Nous sommes dans une symbolique de l’entre-deux mondes : d’une part la cruauté du vent, du froid, de la faim dans l’errance, et d’autre part un désordre psychique sans recours. Bien des chansons de ce néoréalisme, résonnent encore dans le registre de l’adresse de classe à classe :

« 
Des murs qui se lézardent
U
n escalier étroit
U
ne vieille mansarde
E
t me voilà chez moi /…/
D
e l’autre côté d’la rue
Y’
a une fille, une belle fille
Q
ui a tout ce qu’il faut et même le superflu
D
’ l’autr ’côté de la rue
E
lle a d’ l’argent, des bijoux, des voitures
D
es bas en soie, des maisons, des fourrures /…/
S
i j’en avais le quart, j’en demanderais pas plus
D
e l’autre côté d’la rue ».[24]

Dans cette filiation symbolique détournée, les figures du caïd, du vagabond, de la prostituée se sont intégrées au paysage des figures sociales plus familières comme celles du marin, de l’ouvrier, du saltimbanque ou de l’enfant orphelin. Le peuple des chansons s’est diversifié, s’est féminisé,  a pris un mauvais genre, du côté des situations - limites et des pratiques illégales. L’image de la prison est d’ailleurs récurrente dans le parolier réaliste de ces années-là. Mais toutes ces silhouettes se croisent sans s’exclure dans la référence chansonnière, autorisant ainsi une poétique vague de l’identification à des destins sentimentalement comparables.

Outre cette empathie de longue mémoire, un autre élément fort de la symbiose réside, en cette connivence entre l’interprète et ses paroliers. Ces derniers se feront aussi bien diaristes que compositeurs. Ils feront alors, dans un répertoire, entrer l’image musicale d’une biographie. Magie de la rencontre organisée entre l’art et la vie. L’effet de miroir sera porté à son comble quand s’ouvrira sur scène, ce journal intime de la chanson

Puis les accords se sont défaits, sur fond d’ouverture à la concurrence musicale après la seconde guerre mondiale. Sur fond d’appel à une pacification  sociale et morale à laquelle la  chanson réaliste – trop tragique et trop populaire – ne pouvait pas répondre. Et son poème collectif s’est éloigné dans le souvenir …

« 
Et puis c’est tout car le silence
S
’est refermé sur l’incident
D
ans l’ombre blanche tout s’efface
S
eule persiste la menace
Q
ui pèse inexorablement »[25]



Points de suspension

Les écorchés de la voix intéressent, depuis les années soixante-dix, une musique savante, critique du classicisme européen. Inversant les valeurs d’une vocalité lyrique enveloppante, des compositeurs contemporains vont, dans le chant, continuer à s’attaquer au « lien sacré » de la voix et du sens intelligible[26]. A la recherche d’autres imaginaires, on sonde les pulsions, les onomatopées, les « glossolalies », les dimensions physiologiques de la voix. L’en deça polymorphe du verbe[27]. Dans cette mouvance, et en précurseurs Luciano Berio et Cathy Berberian vont explorer le territoire de l’érotique vocale, l’espace métaphorique et musical du sexe de la voix[28]. L’intimité du désir dans la voix a désormais changé de ton, d’écriture et de récepteurs.

Et cette chanson réaliste elle-même, est travaillée par les intentions d’un nouveau théâtre qui « face à la crise culturelle » recherche des preuves de la dignité humaine et de la personnalité de l’homme dans les cultures populaires
[29].Ce théâtre en propose une lecture au présent, animée par le souci de l’épure. L’accordéon n’est plus « musette » ; la violence des paroles est suggérée par des images, des décors d’objets brisés, de ville dévastée, de vêtements souillés. Des effets visuels en déréalisent  l’espace. Les chansons ne sont plus chantées ; parfois fredonnées, le plus souvent proférées, chuchotées par les comédiens.

  Et tous ces décalages ont bien pour effet de ramener l’auditeur à la nudité charnelle, existentielle de la voix. Ce travail d’écoute dépouillée de tout folklore qui nous guide vers une archéologie essentielle de la sensation, fait alors dialoguer, pour un public d’amateurs résolus, la chanson réaliste avec l’esthétique contemporaine : d’un sujet actuellement éclaté entre le non-dit de sa voix et les parades convenues de son verbe.



Notes
__________________________

[1] logos et chora désigne chez Platon cette tension, dans le langage, entre concept et image sonore.
[2] George Sand, Michelet, Gérard de Nerval sont les représentants les plus connus de ce mouvement.
[3] Ce travail sur la chanson populaire en France, se réfère à la naissance de la chanson réaliste, à ses développements et remaniements dans les années vingt et son interprétation quasi exclusivement féminine, de cette période jusqu’aux années suivant la seconde guerre mondiale. Les sources en sont essentiellement les discographies rééditées, les archives de l’INA et celles de collectionneurs.
[4] Cette dimension est exaltée dans l’opéra, jusqu’au début du vingtième siècle. Un compositeur comme Schönberg, dès 1912, inaugure de fortes ruptures.
[5] La goualante, c’est la gueulante. La goualeuse, c’est la chanteuse des rues qui chante à plein gosier, qui « dégoise » sa chanson. Cf. Le Robert, dictionnaire historique de la langue française.
[6] Reprise nuancée de la formule de François Bernard Mâche in la voix révélatrice, article cité.
[7] « Les  Champs de la voix »  in « Assomption sonore du sujet » Jean Michel Vives « Le timbre est le paramètre vocal le plus difficile à appréhender /…/ Il est la résultante complexe de la transformation et du modelage du son laryngé par les cavités de résonance. Il est donc en prise directe avec le réel du corps ».
[8] Les mômes de la cloche (1933) crée par Berthe Sylva, chantée par Fréhel et Piaf.
[9] Le petit Boscot (1935) chantée par Berthe Sylva.
[10] Le vieux pataud (1934) chantée par Berthe Sylva.
[11] Anna la bonne (1934) chantée par Marianne Oswald.
[12] « L’accordéoniste »  Edith Piaf, 1940.
[13] Archives I.N.A. Montage TV de plusieurs extraits de tours de chants.
[14] Archives radiophoniques « Une grande Dame de la chanson », 1958.
[15] Elle jouera dans le film « La Goualeuse » de Fernand Rivers en 1938.
[16] Archive radiophonique, « Une Grande dame de la chanson », 1958.
[17] « Les Nocturnes ». Berthe Sylva, 1934.
[18] Archive radiophonique, « Une Grande dame de la chanson », 1958.
[19] « Les Nocturnes ». Berthe Sylva, 1934.
[20] Cf. Les musiques Tziganes, le flamenco gitano-andalou, le blues, le reggae, les rythmes afro-cubains.
[21] Citons Michèle Bernard, Mano Solo, une jeune auteure-interprète comme Jeanne Sherhal désignée comme goualeuse intimiste.
[22] Ceci sera plus évident avec Berthe Sylva, par exemple.
[23] « La Butte rouge » Monthéus, 1927.
[24] « De l’autre côté de la rue » Edith Piaf, 1944.
[25] « Brouillard » Damia, 1937.
[26] Cette rupture commence, il est vrai, au début du XX° siècle avec l’opéra Vériste, les recherches des futuristes italiens et russes Marinetti, Khlebnikov.
[27] On pense à « N’Shima » de Xenakis en 1974, au groupe constitué autour de Roy Hart en 1969, à D.Schnebel dans « Glossalie » en 1960 .
[28] Cf. en particulier l’une des compositions de Berio « Visage » qui fit scandale.
[29] Déclaration inscrite sur la plaquette de présentation du spectacle de la troupe du Menteur volontaire, mettant en scène « La Morsure de la chair » - théâtre de la chanson réaliste 1922-1935.



Références Bibliographiques


BERTRAND Dominique, 1999, « Le présent de la voix », Les champs de la voix, Art et Thérapie n° 68/69.
BOURMAUD Pascale, 2001Thèse d’Université, en cours : Les Ouvriers en Espagne, 1975-1995 : Des années du changement aux années du défi, sous la direction de Joëlle Deniot.
CHAMPFLEURY, 1860, Les chansons populaires des provinces de France, Besançon, Editions du folklore comtois.
COLETTE, 1910, La vagabonde, Paris, Bibliothèque de la Pléiade, Editions Gallimard
DENIOT Joëlle, DUTHEIL Catherine, VRAIT François-Xavier (dir.), 2000, Dire la voix, Paris, Editions L’Harmattan.
DENIOT Joëlle, 2001, « Chansons de la vie en noir » Actes du Colloque OPUS GDR CNRS, Les œuvres noires de l’art et de la littérature Paris, Editions L’Harmattan.
DESSONS Gérard (dir.), 1997, Penser la voix, Poitiers, Editions de la Licorne.
HUGUES Patrice, 2000, Tissu selon droit fil et biais, Evreux, Editions de la Maison des Arts.
MACHE François Bernard, 1997, « La voix révélatrice », Penser la voix, Poitiers, Editions de la Licorne.
MERLEAU-PONTY Maurice, 1964, Le Visible et l’invisible, Paris, Editions Gallimard.
SAPIR Edward, 1967, Anthropologie, Paris, Editions Minuit.
VANBREMERSCHE Marie-Caroline, 1999, Sociologie d’une représentation romanesque – Les paysans dans cinq romans balzaciens,  Paris, Editions L’Harmattan.
VIVES Jean Michel, VINOT Frédéric, 1999, « Pour une assomption sonore du sujet », Les champs de la voix, Art et Thérapie n° 68/69.
WEILL Alain Didier, 1995, Les Trois temps de la loi, Paris, Editions du Seuil.

ZUMTHOR Paul, 1983, Introduction à la poésie orale, Paris, Editions du Seuil.

 



Joëlle DENIOT
Professeur de Sociologie à l'Université de Nantes,
membre nommée du CNU.
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