Chanson française,
l'intime dans la voix
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L’intime
renvoie paradoxalement au
dévoilement et à la dérobade. Ce
texte analyse la mise en scène
de l’intime dans le spectacle
de la voix chantée.
Ce travail prend pour référence
centrale les chansons
des années
1920-1950, moment
où des interprètes donnent vie à
un réalisme intimiste, en
rupture avec l’éthique de
retenue émotionnelle en vigueur
dans les milieux dont elles sont
les messagères. |
La blessure, le silence de la
voix
Écoutez dans la parole,
la voix…c’est se placer
à cette lisière
vulnérable entre chair
et symbole.
Bertrand, 1999
Brûler, encore brûler
de mots et de musiques
Par delà les décombres
les charniers les
gravats
A l’étal en plein vent
sur la place publique
oser haut son amour
en donnant de la voix.
Jean Vasca, Recoudre des
lambeaux, 2001 |
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Le texte des résonances
Il était une fois…
l’exemple d’une voix qui se fait
entendre, qui convie chacun dans
l’orbe de l’écoute partagée,
l’exemple d’une voix qui
instaure, convoque et protège la
parole. D’entrée de jeu, cet
archétype narratif a pour simple
mérite de fournir une image
sensible, audible de ce seuil
mouvant où se situe la voix :
avant le sens articulé du verbe,
dans la pulsation interne du
dire, entre les mots sonores du
dehors et les battements
secrets, silencieux du dedans,
s’inscrivant dans le geste
retenu d’une confidence, mais
préparant aussi le geste
extraverti d’une élocution,
voire d’une éloquence. Et si ce
suspens, cette lisière de la
voix restent difficilement
saisissables, c’est que la voix
est à la fois toujours présente
et toujours absente dans la
parole. Car on l’oublie vite. Il
était une fois… l’exemple d’une
voix qui s’efface dès l’entrée
dans le déroulement du récit.
Toute manifestation vocale
s’adresse à soi-même : c’est la
garantie de sa maîtrise. Toute
manifestation vocale s’adresse à
l’autre … même absent. La voix
est cet objet bipolaire par
excellence que les sciences
sociales vont appréhender et
sous le modèle de l’Ego, de ses
replis inouïs – ce qu’entendront
davantage analystes ou
thérapeutes – et sous le modèle
du rôle, de ses codifications
convenues – ce qu’entendront
davantage ethnologues ou
sociologues. L’objet – voix, dès
ses premiers essais de lecture
anthropologique [Sapir, 1967]
fut d’ailleurs bien envisagé
comme palimpseste combinant la
double empreinte de la
subjectivité et des
socialisations, une double
résonance, une double mémoire,
celle des liens affectifs
originels, celle des
trajectoires en acte.
Fondamentalement perçue comme
« ligne de partage des eaux de
l’être » [Bertrand, 1999], la
voix va donc nécessairement,
pour partie, être associée à
l’intimité du sujet, finalement
porteur de « cette masse sonore
de sa vie » [Merleau-Ponty,
1964] ; écho incluant la part
consciente et la part des
ombres. C’est entre
problématique de la transparence
et du voile, problématique de
l’identité et de l’altérité, que
l’intime se retrouve dans la
voix, qu’intimité et voix se
trouvent mis en liaison dans des
logiques et des horizons de
nouages culturellement
fondamentaux. Car - en deçà de
l’analyse des sciences sociales-
c’est bien la culture ordinaire
et (ou) savante, notre culture
en son histoire, qui n’a cessé
de produire, de représenter, de
matérialiser ces différentes
variations de tissage entre
l’intimité et la voix, que ce
soit à travers le poème, le
théâtre , l’art lyrique ou la
chanson. Nous prendrons
l’exemple de la chanson, de la
chanson dite réaliste, qui fut
presque exclusivement
interprétée par des femmes,
entre les années 1920-1950,
période couvrant essentiellement
celle de l’entre-deux-guerres.
Cet espace d’enquête est
traversé par deux motifs
« classiques » de la
représentation de la vocalité.
Nous y retrouvons donc les
contours d’une topique
culturelle très ancienne dont
les options associatives,
analogiques sont cependant
toujours mobilisables, voire
décisives :
•D’abord, il y a cet enlacement
de « toujours » du féminin et de
la voix. Depuis Platon déjà …
qui opère au sein du langage la
scission entre raison et
résonance
[1], c’est une longue
tradition lettrée qui imagine et
commente ce lien des femmes à ce
rythme, à ce souffle des
paroles, à leur dimension de
contact immédiat, pressenti, à
cet élément vocal se livrant
bien dans la pulsion, le geste
et non dans l’énoncé, comme un
hors langage du langage.
L’optique de cette familiarité
de genre à l’enveloppe charnelle
des mots, l’optique d’une
complicité presque érotisée « à
ce lieu de plaisir impuni » [Zumthor,
1983] des bruissements du Verbe,
fera des femmes, qu’elles
s’abandonnent à la chaude fusion
des bavardages, ou bien qu’elles
chantent au vent quelque
complainte, des filles
naturelles ordinairement
dépréciées, exceptionnellement
adulées de la voix – cette
confidence évanescente, en creux
de l’acte langagier.
•Puis, il y a cette affinité du
populaire et de la voix. C’est
dans la France post -
révolutionnaire du dix-neuvième
siècle et sous l’impulsion
intellectuelle romantique d’une
quête d’origine et d’unité, que
s’élabore ce rapprochement du
peuple et de la voix. Des voix
dont en premier lieu, on cherche
à collecter la parole, les
dialectes et les légendes. Le
lien des peuples à la voix,
c’est l’attention portée, par la
culture savante[2],
aux documents des cultures
orales, plutôt issues des mondes
ruraux paysans, que des mondes
ouvriers urbains. Ainsi, sur
fond de bouleversements et de
clivages sociaux lourds, cette
voix populaire émergeant de
traditions orales menacées, sera
décrite dans ses liens
privilégiés à l’enfance du
langage, avec ses enchantements
naïfs, avec ses débordements
buissonniers échappant au cadre
strictement linguistique du
parler et du dire :
improvisations mélodiques
spontanées [Champfleury,
1868], cris primordiaux de
l’espèce et du cœur
[Champfleury, op. cit.]
dont témoignent les chansons,
attachements natifs à la mémoire
rythmique des rites, des fêtes
et des travaux, voix mutiques [Vanbremersche,
1999] des sans traces et sans
écrits, condamnés à l’émoi des
vies, des morts sans échos.
On le remarque ces univers du
populaire, du féminin associés à
la voix, dans leurs déploiements
– vocalité et mémoire, vocalité
et perte, vocalité et indicible
échappée du langage - ont pour
intérêt de découvrir
quelques-uns de ces
« fondamentaux » de notre
imaginaire de réception,
d’écoute et de compréhension qui
nourrissent, mettent en forme et
la passion et le dire de la voix
[Dessons, 1997], [Deniot,
Dutheil, Vrait, 2000].
Corrélativement – via ces voix
plébéiennes des femmes – cet
espace d’enquête, ce corpus de
chansons[3] nous confrontent, en
son temps, à un phénomène
nouveau dans le répertoire
populaire. En effet, au regard
des succès de la première vague
des « chansons sociales » d’un
Jules Jouy, d’un Jean-Baptiste
Clément, d’un Charles Gille, on
constate, à partir des années
vingt, une rupture :
l’avènement, dans la chanson
populaire réaliste, d’une
intériorisation du pathétique ;
l’apparition d’une scène intime
de la plainte qu’incarneront
avec conviction des femmes comme
Berthe Sylva, Fréhel, Damia,
Yvonne George, Germaine Lix,
Andrée Turcy, etc … et la môme
Piaf, bien sûr.
Pourquoi choisir la voix
chantée ? parce qu’elle est
cette manifestation parolière
stylisée qui place et retient
l’attention du côté des
inflexions, des textures de la
voix parce qu’elle fonctionne,
au bout du compte, comme
paradigme de restauration du
vocal au centre de l’énoncé.
Pourquoi privilégier
l’association intimité et voix
chantée ? parce que cette
perspective souligne le
caractère paradoxal de l’intime,
n’existant qu’à travers la
transgression voilée de ses
secrets, ne se réalisant que
dans une alternance de
dévoilements et de dérobades à
l’autre : familier, lointain…
interlocuteur ou passant.
« Pardonne-moi, permets moi de
ne pas tout te dire, ceci est à
moi, c’est mon identité ».
Ici, celui qui parle est un
ouvrier de Séville. Il s’exprime
sur son activité militante. Nous
sommes dans la période, dite de
transition, d’après le
franquisme. Et soudain, sous
souvenir politique toujours vif
de la censure, face à la
sociologue [Bourmaud, 2001] qui
recueille et suscite ses propos,
cet homme décide – au sens
propre du terme - de mesurer ses
mots. L’intime prend corps
en bordure de ce silence, dans
un repli.
La voix, disions-nous, oscille
entre problématique de
l’identité et de l’altérité. La
voix chantée – à l’inverse de la
parole précédente, choisie pour
le souci exemplaire de retenue
assumée qui s’y manifeste - est
une parole offerte. Transmission
de l’intimité en un jeu sonore
ouvert aux promeneurs, à la
salle, à l’auditeur invisible…
la voix chantée amplifie ce
questionnement de l’altérité
fondatrice dans l’investissement
de l’intime.
Enfin, s’il s’agit d’écouter
l’intime dans cette voix
populaire chantée, c’est pour
délimiter les trames et les
contenus d’un désir d’affect et
de subjectivité dans un milieu
spécifique que l’on sait, par
ailleurs, peu enclin à
l’épanchement des sentiments.
Écouter
l’intime dans cette voix
populaire chantée, c’est
esquisser la figure sociale,
historique naissante d’un intime
en rupture de mœurs avec les
valeurs et sublimations les plus
fortement approuvées, les plus
anciennement éprouvées dans les
classes populaires, prolétaires
en question.
Les bas-fonds de la voix
L’acmé de la voix chantée, c’est
l’œuvre humaine par excellence.
Dans la tradition vocale
européenne, le « beau chant »
c’est celui qui, à travers la
discipline des timbres, et la
fluidité des inflexions
symbolise la maîtrise des
affects et l’aura d’une
subjectivité bienheureuse. Sur
fond d’humanisme vocal – via le
chant lyrique[4]
ou religieux – la voix touche au
ciel. Qui transgresse ses codes
d’homogénéité, d’harmonie, cesse
de suite d’être un ange. Or la
voix chantée dont il est
question, heurte en tout point,
les traditions de l’œuvre
vocale. Ce sont – avant le jazz
et dans des filiations
chansonnières nationales,
toutefois – des voix qui
s’avancent sur un registre
inconvenant, des voix de chair
et de cendres ; l’espace
d’intimité qu’elles ouvrent
venant d’ailleurs, pour partie,
de leur détachement de toute
cette esthétique de pureté. Et
si elles ont bien, elles aussi,
leur chemin d’élévation, leur
mode de transcendance … les
voies n’en seront, cependant,
pas divines.
Si la voix humaine est depuis
plus d’une décennie, bien plus
qu’un thème à la mode : un
enjeu, c’est qu’elle figure le
lieu où se redéfinit notre
statut sur terre » écrit
François Bernard Mâche [1999],
musicien et chercheur. Au regard
de mes sources d’enquête, cette
proposition prend d’ailleurs, un
écho tout à fait précis. En
effet c’est la voix, c’est le
costume, c’est le personnage à
tenir, c’est tout … qui va
concourir dans l’ambiance chaude
de ces cafés – concerts de l’Est
parisien, à bien définir, pour
les interprètes et leurs
spectateurs, leur place dans le
monde … Celles qui chantent là,
en début de carrière, avant les
années vingt, qui sont souvent
abruptement passées de la
chanson des rues, des cours, à
la chanson des modestes scènes,
vont être assignées au
répertoire des diseuses, des
goualeuses, des pierreuses.
Ainsi l’écrivaine Colette, dans
la vagabonde,
témoigne-t-elle pour la jeune
Fréhel. « Hélas, on a habillé
Jadin en pierreuse, jupe noire,
corsage noir échancré, des bas
en toile d’araignée, un ruban
rouge au cou et sur la tête, la
traditionnelle perruque en
casque où saigne un camélia.
Rien ne demeure en vérité, du
charme populacier et prenant de
cette petite fille à l’épaule de
travers » [Colette, 1910].
On est là dans le sillage d’une
voix, celui de la goualante[5],
étymologiquement plus proche du
« coup de gueule », des sursauts
de gorge que de l’intention
musicale du chant. On y endosse
un nom et un habit, ceux de la
plus démunie des prostituées. On
ne peut certes pas figurer plus
clairement, dans le geste vocal
chanté « le statut de
certains sur terre »[6] :
ce sera à la marge et au plus
bas, comme si la voix ainsi
clamée et nommée saisissant, en
bref, la vie à l’échelle
imaginaire de son destin.
« Jadin est une petite
chanteuse, si novice en concert
(…)
Elle n’a fait qu’un saut du
boulevard extérieur sur la scène
(…)
Elle a dix-huit ans. La chance
(?) l’a saisie sans ménagement,
et ses coudes défensifs,
toute sa personne têtue penchée
en gargouille, semblent parer
les coups d’un destin funeste et
brutal.
Elle force ingénument son
contralto râpeux et prenant (…)
Elle reconnaît, tous les soirs,
dans le public des secondes
galeries, quelque compagnon
d’enfantine vadrouille et ne
résiste point, pour le saluer, à
couper sa rengaine sentimentale
par un joyeux coup de gueule (…
) voire une « basane » bien
claquée sur la cuisse.»
[Colette, op. cit.]
Ainsi l’intime se
manifeste-t-il par effraction.
Ici, l’effraction du geste qui
instaure, si promptement, un
entre soi hors jeu. Mais
l’effraction vocale est bien sûr
la plus profonde et la plus
décisive, car c’est sur la gamme
de leurs audaces exclamatives,
expressives, incantatoires que
ces chansons révèlent, déclinent
les silences, les interdits
collectifs et (ou) primitifs de
la voix. L’intime dans ce chant,
se définirait, alors, dans son
raccordement – d’époque et de
milieu – à un inconscient
archaïque de la voix.
Dans les limbes de la voix, le
souffle. Onde affectée par la
moindre humeur, le moindre
vacillement. Or ces chansons
livrent leur réalisme
respiratoire en « gros plan ».
On y entend l’alternance
précipitée de l’inspir et de l’expir,
les points de suspension de
l’air, la ponctuation des
soupirs dans leurs jeux de
variations tantôt érotiques,
tantôt macabres. Trois exemples
particulièrement frappants
suffisent à illustrer ce
frémissement – ce vide – taillé
à même la voix : Pars que
chante Yvonne George en 1926,
Obsession interprétée par
Suzy Solidor en 1933, et Le
grand voyage du pauvre nègre
interprétée par Edith Piaf en
1938. En premier lieu, c’est
par cet aveu primordial du
souffle que ces voix – bien loin
de la spiritualité jubilante des
vocalises lyriques ou sacrées –
s’affirment comme voix du corps
rapproché, intime, engagé,
engageant dans le trouble
méconnu d’un désir et d’un
abîme.
A l’écart des lois impérieuses
du chant sublime, ces voix,
reliées à la tradition des
chansons populaires d’Europe,
mobilisent, elles aussi, toutes
les ressources contrastées de
cette mise en écho du corps dans
la voix. Au centre nerveux de
ces voix incarnées, l’honneur
revient à la rugosité du timbre[7],
à cette résonance voilée, à ce
toucher griffé, ce grain de
gorge, cette tension qui dit la
vie exposée, usée, brûlée. Et
c’est autour de cette présence
rugueuse que d’autres éléments
marginalisés de la corporéité
vocale, tressent leurs fibres et
leurs couleurs décriées. Place
est ainsi faite à la
nasalisation, ce trait vocal
imparfait, au glissando, ce
trait proscrit, à la démesure
expressive, cet autre
inhibition…qu’un tel répertoire
transgresse malgré lui, en
introduisant des bribes de chant
parlé, en se risquant aux abords
du sanglot, en s’abandonnant à
l’irruption brutale de quelque
éclat tranchant - qu’il s’agisse
d’un rire, d’un appel ou d’un
gémissement. Sur son versant
négatif, l’œuvre chantée s’est
élaborée sur le refoulement de
toutes ces densités
« hirsutes » et malséantes de la
voix. Au contraire, passant à
côté de ces scandales de
l’impureté, les chansons
réalistes des années vingt, vont
dans leur logique et leur
passion interprétatives,
explorer texture, puissance et
secret des bas-fonds de la voix.
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Des paroles
qui racontent le plaisir bref et
les longs tourments des
« paumés », des « mômes de
la cloche »[8],
du « petit boscot »[9],
du « vieux pataud »[10], d’« Anna
la bonne »[11] ;
mais un univers où naufrage
social et chavirement de l’être
ne font plus qu’un ; le tout
associé à un traitement musical
servant les valeurs vocales -
les plus corporelles - du
souffle et du cri : c’est ainsi
que ces chansons vont transcrire
et propager une image mélodique
lancinante de la déchirure,
s’adressant à cette part
vulnérable, indicible de nos
plus profonds dénuements. Car,
par le biais du contexte évoqué,
c’est à de grandes traversées de
la peur, à des ressentis de
l’effondrement que nous convient
ces voix : celle de Fréhel, en
1927, dans J’ai le cafard.
«Non
je ne suis pas saoule
Malgré que je
roule
Dans toutes les
boîtes de nuit
Je hais ce plaisir
qui m’use
Mais quand on
croit que je m’amuse
J’ai des pleurs
Plein le cœur »
Quand, en 1943, Edith Piaf
crée « Coup de grisou »,
sa voix porte le malheur
poignant de cet homme « aux yeux
brûlés » ; le malheur fou de ce
mineur amoureux s’impose au fil
d’un crescendo de plus en plus
pressant. L’espace musical est
comme saturé : ligne mélodique,
puissance vocale, orchestration
s’enflent jusqu’à la sensation
d’un tumulte interne
insoutenable. Cet indicible là
est plein de fureur et de bruit.
Il gronde comme un volcan.
C’était un Dieu de
l’obscurité /…/
Le grand jour
l’empêchait de parler /…/
Et il aimait par
dessus tout
Une fille des
plaines aux cheveux roux
Roux comme des
sarments de vigne
Des cheveux où le
soleil fait signe /…/
Après, il a tout
fait sauter
La terre, la mine
et tout le fourbi /…/
Et quand on l’a
sorti du puits
La lumière encore
se moquait de lui
Le soleil
donnait un gala pour l’embêter
une dernière fois
Mais Coup de
grisou était guéri
Il avait épousé la
nuit »
Mais la force irradiante de
ces états d’oppression, de ces
déroutes de l’être, jaillie de
l’élan et de la culture de ces
voix chantées, atteint sans
doute, son apogée dans une
mélodie composée plus
tardivement :
Mon Dieu, mon
Dieu, mon Dieu
Laissez le moi
encore un peu mon amoureux
Six mois, trois mois, deux mois,
Laissez le moi
seulement un mois
Le temps de
s’adorer, de se le dire
Le temps de
s’fabriquer des souvenirs… »
Ici, c’est à l’instant même
où le chant s’élève, au moment
où s’amorce l’enroulement
incantatoire de la voix que
s’opère la « grâce », le
« choc » - ce transport immédiat
dans l’intimité d’un effroi. Car
chanter n’est pas dire. Et ces
voix - au delà des intentions
sociales, sentimentales des
thèmes chansonniers de référence
– sont virtuellement, comme
toute musique, en étroit rapport
avec les tensions, les murmures
assourdis, la vie antérieure
d’un non-dit verbal que l’on
porte en soi. Le non-dit de ces
voix là, l’intime familier,
étranger qu’elles enferment et
qu’elles éveillent, c’est
l’inouï des blessures, des
jours, des mondes qui chavirent,
c’est le non-dit des chutes,
rechutes et séjours en contrebas
des lassitudes, des solitudes
majeures ; c’est le vertige très
ancien des appels ignorés.
Ces voix du profond respir, ces
voix affrontées aux bruits des
rues, ces voix de l’énergie
portée à ciel ouvert, ces voix
graves sont également des voix
du ventre : voyage et métaphore
d’un souffle et d’un corps tirés
vers le bas, celui de la
déchéance sociale, celui des
insécurités de l’enfance.
Car ces voix surgissent du
ventre des villes peuplées d’un
prolétariat nombreux,
« dangereux » ; du ventre de la
faim qui propulse la chanteuse
sur le trottoir. Elle se fait
ventre et miroir vocal du
désarroi parvenant à développer
un quasi toucher sensoriel de la
nuit. Panique de la nuit.
Passion de la nuit. Cette
terrible fascination des
ténèbres, c’est également cet
attachement au lyrisme du noir
qu’apprivoise la caresse du
chant. L’inouï de ces voix-là,
c’est leur désir d’approche de
l’émotion, leur abandon à
l’inconnu du dedans, leur
farouche appétit de coïncidence
entre voix projetée et voix
intérieure ; autant d’éléments
qui se sont, tous, lovés dans la
matrice de la plainte et de ses
rhétoriques musicales.
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Un sujet polyphonique
Dans toute mélopée des
déchirements et des deuils, on
chante pour explorer l’obscurité
en soi ; on chante pour apaiser
cet effroi. Une telle
ambivalence de la souffrance et
de la consolation, est bien
celle de la chanson « sociale »,
« humanitaire », « vécue » des
années 20-50, en quête d’un
réalisme intimiste, faisant
vibrer le désir de chant
d’interprètes messagères d’une
nouvelle subjectivité tragique
et plébéienne.
Le moi-sujet renvoie à la partie
ignorée de notre identité.
Transgressant le signifiant de
la parole, voix parlée et voix
chantée offrent une bonne mise
en échos de cet incognito du
sujet. Les travaux
psychanalytiques actuels
accordent d’ailleurs une large
place à cette approche
subjectivante de l’inouï [Weill,
1999] - virtuellement attaché à
la voix.
Qu’il soit théâtral ou qu’il
soit lyrique, le spectacle de la
voix bouscule, stylise cette
émergence subjective informulée.
Dans le répertoire populaire
sombre, source de notre enquête,
« l’assomption sonore » du sujet
a bien lieu. Elle se manifeste
par les saisissements de la voix
dans la sourde tension de la
plainte, cette onde de choc très
privée, du malheur. Grâce à
l’intensité de leur engagement
dans le chant, ces femmes
racontent – au delà
d’elles-mêmes – un déplacement
de valeurs, un mouvement des
mœurs : l’avènement d’un Autre
sujet, d’un sujet incarné
retrouvant le chemin,
l’empreinte de ses larmes ;
adressant à tous, quelque envol
fugace, dans la demeure
imaginaire et musicale de ses
brûlures secrètes … A côté du
dolorisme à consonance
chrétienne qui les anime, de
telles voix introduisent, dans
les mélodies populaires, ce
nouveau plaisir de dire sans
dire – puisque l’on chante –
quelque chose d’intime, de
dramatique, de lié étroitement
aux nappes phréatiques des
sentiments poignants…
« La voix parle toujours de
l’abîme. Non pas à propos de
l’abîme, mais depuis l’abîme »
[Bernard, op.cit.] : Au
regard des modalités
d’apparition scénique de ces
interprètes, un tel propos prend
toute sa vraisemblance et son
ampleur.
Robe noire gommant le corps,
mais libérant la lumière du
visage et des mains, elle
s’avance face à la salle plongée
dans l’obscurité. Pas de décor.
Pas de choriste. Elle est seule.
Elle est indécise, immobile,
encore gauche, bras ballants,
avant le saut. Musique. Elle
ferme les yeux avant l’implosion
de la voix. Entre ventre et
poitrine, profondeurs viscérales
et battements de cœur, elle
occupe le volume de son drame
vocal. Elle s’absente au public
et au monde.
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« La
fille de joie est seule
Au fond de la rue
là-bas
Les filles leur
font la gueule
Les hommes n’en
veulent pas
Et tant pis
si elle crève
Son homme ne
r’viendra plus
Adieu tous les
beaux rêves
Sa vie elle est
foutue
Pourtant ses
jambes tristes
L’amènent au
boui-boui
Où y’a un autre
artiste
Qui joue toute la
nuit
Elle écoute la
java /…
Elle entend la
java /…//
Elle a fermé les
yeux /…/
Arrêtez /…/
Arrêtez la musique.[12]
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Edith Piaf
sort du chant[13],
avec ses yeux noyés. La dernière
note de « l’accordéoniste » a
tranché dans le vif. Elle a levé
les bras, elle s’est voilée la
face, elle s’est soudainement
tue. On la retrouve étourdie,
saluant le public, le corps
crispé. Elle revient « de
loin », en singulière
funambule ; elle s’est comme
provisoirement retirée de toute
vision extérieure. Etrange abîme
oui, que celui où, pour
atteindre l’autre avec la plus
haute portée émotionnelle, il
faut s’abstraire de sa présence,
n’entendre que l’énergie et
l’être de sa propre voix.
La voix chantée développe alors,
dans l’espace, un véritable
territoire intérieur. Damia
parlera de dédoublement[14].
La scène est envahie par la voix
qui devient une île entourée
d’auditeurs invisibles.
Toutefois ces enchantements
insulaires de la voix ne
renvoient pas qu’au simple
imaginaire auditif, ils furent
aussi guidés par la mise en
scène de la lumière.
L’avènement sonore du sujet dans
ce répertoire – via ses
interprètes – passe par tout un
lyrisme visuel « donnant à
voir » le nouveau langage de la
voix. Ambiance des éclairages,
sobriété de l’habit, code des
couleurs et des gestes : le
récit réaliste intimiste
s’accompagne d’un bouleversement
des simulacres et paysages
scéniques. Fini le costume
chargé de la diseuse et de la
pierreuse. Lorsque Yvonne George
chante ses complaintes acerbes,
elle est parée d’un fourreau de
velours sombre. Lys Gauty[15]
entre en scène, vêtue d’une
longue robe blanche, avec un
foulard de soie noire à la main
qui prolonge le jeu élaboré de
ses doigts. Damia invente, sous
le halo des projecteurs, la
silhouette emblématique de la
chanteuse réaliste à robe noire
épurée. Rideau de scène opaque,
disparition de l’accessoire,
creusement des ombres,
détachement lumineux des mains
et du visage : c’est sur fond de
contraste accentué des noirs et
des blancs que l’œil va entendre
le scénario de la voix. C’est
donc tout un dispositif réajusté
de signes qui délimite ce
modeste théâtre de la plainte.
Et c’est sur un registre
polysensoriel de l’intime, que
sera accueilli le toucher vocal
de ces timbres et de ces
souffles ténébreux.
Dans cette économie visuelle du
chanter populaire pathétique,
observons quelques gestes -
phares : d’abord une forte
verticalité du corps immobile ;
des bras largement ouverts qui
suivent le mouvement ascendant
d’une supplique ou d’un hymne ;
la paume offerte de
l’implorante ; des poings serrés
sous la poitrine ; un poing
brandi dans la tempête ; des
jeux de mimes ; un effleurement
de la joue pour la caresse
absente ; des doigts « secs et
nerveux » déployés en éventail à
hauteur du cou ; des paumes
s’élevant en corolles le long
des tempes ; des bras en croix,
ceux du funambule ou ceux du
Christ. Finalement, cette danse
mesurée des bras et des mains
nous conduit toujours au visage
– ce lieu sublime de l’empreinte
émotive – qui, là, s’impose
comme véritable icône de
réverbération des tristesses et
aspérités de ces chants. Dans
l’écrin scénique de l’ombre et
de la lumière préparé par
l’interprète, c’est le visage
qui est le centre. Car c’est,
lui, qui capte, en leurs
moindres résonances, le théâtre
inouï de ces voix. Damia est
sans doute celle qui a le mieux
cultivé cette mobilisation
expressive de la face. Elle, qui
a beaucoup chanté les dangers de
la mer, nous fait à même le
phrasé hésitant de la voix, à
même le tremblement des lèvres,
à même le trouble soudain du
regard, cheminer dans l’angoisse
du naufrage et les mondes
crépusculaires des naufragés …
Elle n’est bien sûr pas la seule
à placer sa voix dans ce
registre de vigilance émotive.
On pense au visage frémissant de
Piaf, inévitablement. On revoit
les yeux de Fréhel, cet air de
longue lassitude qui la
submerge, quand elle entonne,
sur l’écran cinématographique
quelques-uns de ses chants de
nostalgie. En un sens, tout ce
répertoire qui en appelle à la
création d’un espace tactile du
tourment, des intériorités
noires, n’a pas meilleur support
que ce gros plan - très sensible
- du visage, tantôt épiderme,
tantôt sourire, tantôt regard
aptes à épouser les fibres de la
voix.
Toutefois cette émergence
subjective ne tient pas qu’à la
voix et à sa dramaturgie. Ce
sont toutes les couleurs, toutes
les figures sociales et morales,
tous les destins esquissés par
le verbe qui en définissent
également l’avènement. Damia est
très claire à ce sujet. « Quand on m’apportait une
chanson, je ne voulais pas voir
la musique tout de suite, je
disais voulez-vous me montrer le
texte d’abord. Si le texte me
plaisait, je demandais la
musique … parce qu’ils auraient
pu me donner la plus belle
musique du monde, si le texte ne
me plaisait pas, y’avait rien à
faire. Si le texte me plaisait,
ils me jouaient la musique
trois, quatre fois. Alors,
j’avais l’idée de la chanson
/…/, je voyais devant moi comme
un film…ce que j’allais faire
dedans »[16]
Ici voix, geste et
parolier se répondent dans une
cosmophonie conjuguant ivresse,
singularité et cruauté. La voix
se glisse dans les audaces du
cri et du sanglot, le texte
instille une symbolique de
l’ombre : celle des silhouettes
qui déambulent dans le récit,
celle des épreuves qui les
attendent.
« Ce
sont les Nocturnes, les
papillons de nuit
Recelant les
bonheurs détruits
Leurs cœurs sont
de funèbres urnes
Ils vont
taciturnes
Là-bas vers les
flots noirs
Où sombrent les
grands désespoirs,
Les Nocturnes … »[17]
Le sujet qui advient, par
musique interposée, est le sujet
d’un désespoir violent. Car à
écouter de plus près, on
comprend que le réel authentifié
par ce réalisme-là, c’est la
mort. La mort et les voies qui y
mènent : misère, guerre,
errance, désarroi, « cafard » de
toute la vie en berne. La mort
et ses décors de brume, de bal,
de pluie, de chambres d’hôtel,
de berges, de ruelles et de
ports [Deniot, 2001].
«15 millions d’hommes
tombés
15 millions de
macchabées
Mais qu’ils soient
vainqueurs ou vaincus
Et rantanplan
Et rantanplan
Les morts se
vengent des vivants
Pourquoi
sèmerions-nous du blé
Que les canons
viendront couler
Lorsque le sang
devient engrais
Il ne pousse que
des cyprès
Et rantanplan
Et rantanplan
Les morts se
vengent des vivants ».[18]
Sémantique et vocalité se
sont unies en cet entre-deux
guerres, pour exprimer le monde
et l’être condamnés. Dans
l’espace métaphorique de la
chanson populaire, cette part
laissée à l’anxiété personnelle,
à l’énoncé de cet émoi, à ce
silence des larmes est une chose
neuve.
Or cette assomption sonore
tragique du sujet semble bien
paradoxale dans une culture
populaire où la sagesse du
souffrir repose sur le ferme
désaveu de la plainte. La
fiction du chant libérera et la
crainte et le secret. On
acceptera d’entrer dans ce songe
bref et sublime de la
compassion. Ce sont des voix de
femmes qui seront, ici les
seules médiatrices Vieux partage
des tâches et des valeurs, mais
conquête d’une parole brûlante.
Car elles susciteront, dans des
scénographies si humaines
d’extrême rapprochement du
visage et de la voix, l’élan
d’un partage cathartique des
émotions tues. Ce sujet tragique
plébéien est un sujet qui
transcende l’individu. Il est
polyphonique. Puisqu’il porte
l’écho d’une forte symbolisation
collective, celle d’un peuple
hanté par d’universels
tourments. Puisqu’il est issu
d’un chœur de messagères ;
femmes dont les timbres, les
phrasés, les répertoires bien
que singuliers, partagent un air
sororal de ressemblance puisé à
la même inspiration.
« Au fond c’
n’était pas toi
Comm’ ce n’est
mêm’ pas moi
Qui dit ces mots
d’amour
Car chaque jour ta
voix
Ma voix ou
d’autres voix
C’est la voix de
l’amour
Qui dit des mots,
encore des mots
Toujours les mots
Les
mots d’amour ».[19]
Un dévoilement inexploré
Cet
amour qu’elles chantent parle
aussi de l’autre sexe, parle du
désir d’un extrême abandon, bien
loin des manières explicites du
peuple là aussi. Cet aveu, ce
voyage dans l’émerveillement de
l’autre auront d’ailleurs bien
du mal à resurgir de façon aussi
dépouillée dans l’univers de la
chanson, car au-delà de toute
séduction, habiter ces refrains
et ces mots d’amour de l’amour,
c’est aussi s’exposer au risque
du sentiment extasié, au risque
de cette véritable mise à nu qui
advient quand la beauté de
l’autre vous submerge.
|
|
T’es
beau, tu sais
Et
ça s'entend lorsque tu
passes.
T'es
beau, c'est vrai.
J'en
suis plus belle quand tu
m'embrasses,
Je
te dessine du bout des
doigts,
Ton
front, tes yeux, tes
yeux, ta bouche.
Comment
veux-tu dessiner ça ?
La
main me tremble quand
j'y touche...
T'es
beau, mon grand,
Et
moi, vois-tu, je suis si
petite.
T'es
beau tout le temps
Que
ça me grandit quand j'en
profite.
T'es
beau, tu sais.
ça
m'impressionne comme les
églises.
T'es
beau, c'est vrai,
Jusqu'a
ta mère qu'en est
surprise.
Tu
me réchauffes et tu
m'endors.
Tu
fais soleil, tu fais
colline.
Viens
contre moi, il pleut
dehors.
Mon
coeur éclate dans ma
poitrine.
T'es
beau partout.
C'est
trop facile d'être
sincère.
T'es
beau, c'est tout.
T'as
pas besoin de la
lumière…
|
C’est ici Piaf qui chante sur
des paroles d’Henri Contet, sur
une musique de Georges Moustaki,
cet éblouissement radical et son
infinie morsure.
Chanson-
éclat brusque et menacé
du sentiment, chanson
prise dans les tissus de
l’être … bouleversé,
chanson tendue entre
peau et âme, chanson de
la mue…
Reste
là, ne bouge pas
Laisse-moi
t’imaginer.
T’as l’air d’être
l’été
Celui qui pleut
jamais.
Reste
là, bouge pas
Laisse-moi
quand même
T’aimer
T’es beau, tu
sais,
T’es beau,
c’es vrai
|
|
|
Si Piaf est
connue dans ce registre de la
chanson d’amour à vif, je fus
surprise de trouver un écho en
pointillé de ces mots et de leur
toujours troublante inconvenance
dans le répertoire tout récent
de la jeune auteur-compositeur
Pauline Croze. Elle, c’est d’une
voix estompée, comme étonnée de
son propre aveu, qu’elle chante
au printemps 2006 :
« T’es
beau, t’es beau parce que
t’es courageux, de regarder
dans fond des yeux, celui qui
te défie d’être heureux.
T’es beau, t’es
beau comme un cri silencieux,
vaillant comme un métal
précieux, qui se bat pour guérir
de ses bleus.
C’est comme
une rengaine, quelques notes à
peine qui forcent ma joie quand
je pense, à présent.
T’es beau… »
(Texte :
Edith Fambuena, Pauline Croze/
Musique : Pauline Croze )
Pauline Croze interprète
cela dans un album ayant
précisément pour titre
emblématique Mise à nu…
ce qui tendrait à prouver, s’il
le fallait encore, que la
chanson constitue bien une
culture puisqu’elle se meut dans
un univers de références
conscientes et inconscientes.
« Du
lundi au dimanche, mise à nu,
mes jours sont des nuits
blanches.
Mise
à nu, là
dans le désert de nos amours
j'ai marché des heures. J'ai
rien vu malgré mes prières,
quelques vautours venus là par
erreur, face au vent j'ai si
peur depuis que t'as déserté
ma vie, je ressens la terreur,
je ne sais plus très bien qui je
suis.
Du
lundi au dimanche,
mise à nu, mes jours sont des
nuits blanches.
Tous
les avions sont passés sans me
voir,
à l’horizon le ciel est noir,
quand les histoires se terminent
mal et qu'on les
ramasse, y a des silences et des souvenirs qui laissent des traces.
Lentement je refais surface,
fin de l'hiver, une histoire qui
s'efface. Doucement je remplis
l'espace, quand je vois la mer
je ne bois plus la tasse, c'est
comme ça que j'oublie qu 'c'est
toi qui m'a volé ma vie,
quelquefois je m'ennuie alors j'
vais danser sous la pluie.
Du
lundi au dimanche,
mise a nu, mes jours sont des
nuits blanches. »
Texte : Mickaël Furnon /
Musique : Pauline Croze )
Mais ceci est une autre histoire
venue se greffer en incise… de
ce thème intime du sujet
désirant qui émerge avec force
dans les chansons et le chant de
ces voix populaires et féminines
qui vont émouvoir des foules,
marquer un pays encore sous le
choc de la perte d’un si grand
nombre d’hommes durant la guerre
si meurtrière de 14-18.
Accord perdu
Il était une fois un peuple qui
trouva refuge comme sujet
souffrant dans le tissu sonore
de voix féminines emblématiques.
Ce fut un temps de courte
harmonie dont le souvenir
improbable se maintient à
travers quelques figures
héroïsées par le marché du
patrimoine culturel. Pourtant il
n’est pas rare que les peuples
en exil, en déportation, en
migration,[20]
confient aux chants, cette image
unifiante d’eux-mêmes, combinant
sensation de solitude,
perception d’un sort commun et
rêve d’une force.
Le chant des peuples évoque
alors quelque mythe natif à
l’abri des modes et du temps.
Sans doute la chanson réaliste
constitue-t-elle un archétype
d’époque et de milieu trop
marqués pour s’inscrire dans
l’univers pérennisé d’une
tradition musicale. Raconter
cette manifestation de sujet
plébéien dans le chant, c’est
raconter une histoire de vie :
de naissance et de fin. Ces
chansons ont fait date, ont
suscité des reprises, inspiré
d’autres lyrismes noirs
d’auteurs compositeurs
contemporains qui s’y réfèrent
explicitement[21].
Mais elles perdirent vite leur
dimension de geste collective.
On n’entendit plus résonner en
elles cette passion d’unité,
cette imagination
d’identification populaire qui,
curieusement firent porter à
Damia le surnom de Danton
féminin, qui, plus généralement,
furent les meilleures garantes
de leur pathétique démesure.
Dans cet art bref des chansons,
le temps des styles prolétaires
et urbains est souvent plus
évanescent encore. Ici, les
univers musicaux concurrentiels
de l’après seconde guerre
mondiale, vont déstabiliser les
synergies fusionnelles générées
autour de cette présence de la
voix.
Le temps d’une chanson, la
plainte réaliste invoque le
désir d’un autre rapport à soi,
un désir bouleversant la
discipline populaire ancestrale
d’effacement des affects.
Beaucoup se laisseront attendrir
par ces femmes - voix, qui
transportent dans les limbes de
la douleur, dans une musique
maternelle de la langue, aussi.[22]
Le chant de cette plainte est
donc intervenu dans leur culture
de l’intime. Sous un mode
souterrain. Et sous un mode
visible. En effet, la plainte
réaliste sera vite revendiquée
comme véritable miroir sonore
des « sans fortune », des « sans
avenir », « tombés dans le
ravin » pour cause de combat ou
de folie …
« Elle en a bu du
beau sang, cette terre
Sang d’ouvriers et sang
de paysans
Car les bandits qui sont
cause des guerres
Ne meurent jamais
On n’ tue qu’ les
innocents.
Elle en a bu des larmes,
cette terre
Larmes d’ouvriers et
larmes de paysans
Car les bandits qui sont
causes des guerres
Ne pleurent jamais
Car ce sont des tyrans… »[23]
Ainsi l’émotion
devient-elle le signe d’une
bonté, et l’éloquence des
larmes, un langage populaire
mixte.
Si la voix est bien « cette
union intime du corps, du cœur
et de la spiritualité » [Hugues,
2000], on comprend que
l’identification collective au
sujet de la voix, suppose toute
une série d’enchaînements
symbiotiques très confirmés. Au
titre de ces symbioses
historiquement constituées, il y
a d’abord l’ancienneté des
symbolismes chansonniers dont la
chanson réaliste intimiste est
l’héritière. Les chansons
intempestives d’un Charles
Gille, d’un Jules Jouy, d’un
Jean-Baptiste Clément ne sont
pas celles des années vingt. Les
unes disaient l’espoir
révolutionnaire ardent, le rêve
de lumière, les autres diront
les noirceurs du présent. Il
s’agit, toutefois, d’une même
lignée symbolique parolière et
musicale, se situant dans
l’horizon d’antagonismes sociaux
indépassables. Si l’intimisation
du social devient, dans le
réalisme des années vingt, le
référent - phare, le tragique de
condition n’est toutefois pas
passé sous silence. Nous sommes
dans une symbolique de
l’entre-deux mondes : d’une part
la cruauté du vent, du froid, de
la faim dans l’errance, et
d’autre part un désordre
psychique sans recours. Bien des
chansons de ce néoréalisme,
résonnent encore dans le
registre de l’adresse de classe
à classe :
« Des murs qui se
lézardent
Un escalier étroit
Une vieille mansarde
Et me voilà chez moi /…/
De l’autre côté d’la
rue
Y’a une fille, une belle
fille
Qui a tout ce qu’il faut
et même le superflu
D’ l’autr ’côté de la rue
Elle a d’ l’argent, des
bijoux, des voitures
Des bas en soie, des
maisons, des fourrures /…/
Si j’en avais le quart,
j’en demanderais pas plus
De l’autre côté d’la
rue ».[24]
Dans cette filiation
symbolique détournée, les
figures du caïd, du vagabond, de
la prostituée se sont intégrées
au paysage des figures sociales
plus familières comme celles du
marin, de l’ouvrier, du
saltimbanque ou de l’enfant
orphelin. Le peuple des chansons
s’est diversifié, s’est
féminisé, a pris un mauvais
genre, du côté des situations -
limites et des pratiques
illégales. L’image de la prison
est d’ailleurs récurrente dans
le parolier réaliste de ces
années-là. Mais toutes ces
silhouettes se croisent sans
s’exclure dans la référence
chansonnière, autorisant ainsi
une poétique vague de
l’identification à des destins
sentimentalement comparables.
Outre cette empathie de longue
mémoire, un autre élément fort
de la symbiose réside, en cette
connivence entre l’interprète et
ses paroliers. Ces derniers se
feront aussi bien diaristes que
compositeurs. Ils feront alors,
dans un répertoire, entrer
l’image musicale d’une
biographie. Magie de la
rencontre organisée entre l’art
et la vie. L’effet de miroir
sera porté à son comble quand
s’ouvrira sur scène, ce journal
intime de la chanson
Puis les accords se sont
défaits, sur fond d’ouverture à
la concurrence musicale après la
seconde guerre mondiale. Sur
fond d’appel à une pacification
sociale et morale à laquelle la
chanson réaliste – trop tragique
et trop populaire – ne pouvait
pas répondre. Et son poème
collectif s’est éloigné dans le
souvenir …
« Et puis c’est
tout car le silence
S’est refermé sur
l’incident
Dans l’ombre blanche tout
s’efface
Seule persiste la menace
Qui pèse inexorablement »[25]
Points de suspension
Les écorchés de la voix
intéressent, depuis les années
soixante-dix, une musique
savante, critique du classicisme
européen. Inversant les valeurs
d’une vocalité lyrique
enveloppante, des compositeurs
contemporains vont, dans le
chant, continuer à s’attaquer au
« lien sacré » de la voix et du
sens intelligible[26]. A la recherche
d’autres imaginaires, on sonde
les pulsions, les onomatopées,
les « glossolalies », les
dimensions physiologiques de la
voix. L’en deça polymorphe du
verbe[27].
Dans cette mouvance, et en
précurseurs Luciano Berio et
Cathy Berberian vont explorer le
territoire de l’érotique vocale,
l’espace métaphorique et musical
du sexe de la voix[28].
L’intimité du désir dans la voix
a désormais changé de ton,
d’écriture et de récepteurs.
Et cette chanson réaliste
elle-même, est travaillée par
les intentions d’un nouveau
théâtre qui « face à la crise
culturelle » recherche des
preuves de la dignité humaine et
de la personnalité de l’homme
dans les cultures populaires[29].Ce
théâtre en propose une lecture
au présent, animée par le souci
de l’épure. L’accordéon n’est
plus « musette » ; la violence
des paroles est suggérée par des
images, des décors d’objets
brisés, de ville dévastée, de
vêtements souillés. Des effets
visuels en déréalisent
l’espace. Les chansons ne sont
plus chantées ; parfois
fredonnées, le plus souvent
proférées, chuchotées par les
comédiens.
|
|
Et
tous ces décalages ont
bien pour effet de
ramener l’auditeur à la
nudité charnelle,
existentielle de la
voix. Ce travail
d’écoute dépouillée de
tout folklore qui nous
guide vers une
archéologie essentielle
de la sensation, fait
alors dialoguer, pour un
public d’amateurs
résolus, la chanson
réaliste avec
l’esthétique
contemporaine : d’un
sujet actuellement
éclaté entre le non-dit
de sa voix et les
parades convenues de son
verbe. |
Notes
__________________________
[1] logos
et chora désigne chez Platon
cette tension, dans le langage,
entre concept et image sonore.
[2] George Sand, Michelet, Gérard
de Nerval sont les représentants
les plus connus de ce mouvement.
[3] Ce travail sur la chanson
populaire en France, se réfère à
la naissance de la chanson
réaliste, à ses développements
et remaniements dans les années
vingt et son interprétation
quasi exclusivement féminine, de
cette période jusqu’aux années
suivant la seconde guerre
mondiale. Les sources en sont
essentiellement les
discographies rééditées, les
archives de l’INA et celles de
collectionneurs.
[4] Cette dimension est exaltée
dans l’opéra, jusqu’au début du
vingtième siècle. Un compositeur
comme Schönberg, dès 1912,
inaugure de fortes ruptures.
[5] La goualante, c’est la
gueulante. La goualeuse, c’est
la chanteuse des rues qui chante
à plein gosier, qui « dégoise »
sa chanson. Cf. Le Robert,
dictionnaire historique de la
langue française.
[6] Reprise nuancée de la formule
de François Bernard Mâche in
la voix révélatrice, article
cité.
[7] « Les Champs de la voix »
in « Assomption sonore
du sujet » Jean Michel Vives
« Le timbre est le paramètre
vocal le plus difficile à
appréhender /…/ Il est la
résultante complexe de la
transformation et du modelage du
son laryngé par les cavités de
résonance. Il est donc en prise
directe avec le réel du corps ».
[8] Les mômes de la cloche
(1933) crée par Berthe Sylva,
chantée par Fréhel et Piaf.
[9] Le petit Boscot (1935)
chantée par Berthe Sylva.
[10] Le vieux pataud
(1934) chantée par Berthe Sylva.
[11] Anna la bonne (1934)
chantée par Marianne Oswald.
[12] « L’accordéoniste »
Edith Piaf, 1940.
[13] Archives I.N.A. Montage TV
de plusieurs extraits de tours
de chants.
[14] Archives radiophoniques « Une
grande Dame de la chanson »,
1958.
[15] Elle jouera dans le film
« La Goualeuse » de Fernand
Rivers en 1938.
[16] Archive radiophonique, « Une
Grande dame de la chanson »,
1958.
[17] « Les Nocturnes ».
Berthe Sylva, 1934.
[18] Archive radiophonique, « Une
Grande dame de la chanson »,
1958.
[19] « Les Nocturnes ».
Berthe Sylva, 1934.
[20] Cf. Les musiques Tziganes,
le flamenco gitano-andalou, le
blues, le reggae, les rythmes
afro-cubains.
[21] Citons Michèle Bernard, Mano
Solo, une jeune
auteure-interprète comme Jeanne
Sherhal désignée comme goualeuse
intimiste.
[22] Ceci sera plus évident avec
Berthe Sylva, par exemple.
[23] « La Butte rouge »
Monthéus, 1927.
[24] « De l’autre côté de la
rue » Edith Piaf, 1944.
[25] « Brouillard » Damia,
1937.
[26] Cette rupture commence, il
est vrai, au début du XX° siècle
avec l’opéra Vériste, les
recherches des futuristes
italiens et russes Marinetti,
Khlebnikov.
[27] On pense à « N’Shima » de
Xenakis en 1974, au groupe
constitué autour de Roy Hart en
1969, à D.Schnebel dans « Glossalie »
en 1960 .
[28] Cf. en particulier l’une des
compositions de Berio
« Visage » qui fit scandale.
[29] Déclaration inscrite sur la
plaquette de présentation du
spectacle de la troupe du
Menteur volontaire, mettant en
scène « La Morsure de la
chair » - théâtre de la
chanson réaliste 1922-1935.
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WEILL Alain Didier, 1995, Les
Trois temps de la loi,
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ZUMTHOR Paul, 1983,
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Paris, Editions du Seuil.
|
Joëlle DENIOT
Professeur de Sociologie à l'Université de Nantes,
membre nommée du CNU.
Droits de
reproduction et de diffusion réservés ©
|