Chanson Française
 

 

Chanson française, des mots et des souffles

 


Photo-composition réalisée par l'auteur
  Au théâtre, il faut ouvrir les mots et la voix comme  une mangue dont l'intérieur est retourné pour l'offrir au mangeur.
Novarina V, Devant la parole, Paris, P.O.L
., 1999

Théâtre d'un Art Vivant, parfois construit à partir de récits de vies et démarche sociologique, parfois à l'écoute des dires anonymes ? Il y a peut-être là deux formes fragiles d'utopie soucieuse de capter traces, rythmes et sens d'une parole sans pouvoir et non sans puissance, dont l'histoire officielle pourtant, ne retient jamais ni les braises, ni les cendres.

En effet, il ne s'agit pas seulement, situation d'entretien en tête et dictaphone en main, d'enregistrer des propos, puis d'en extraire quelques fragments, ainsi promus au rang de citations. Accueillir, recueillir en sociologue les paroles ordinaires, c’est les inclure dans une mémoire vive, c’est les croiser, les lier entre elles, les mettre en résonance collective.

C’est délimiter un espace d’exploration pour ces vies - les leurs, les nôtres - qui déroulent l’histoire « à petits bruits ». C’est composer avec le silence, l’implicite du social toujours en acte dans les conduites et les imaginaires communs. A envisager ce mouvement de l’invisible à l’exploré, on comprend que la source sociologique n’est pas si loin des projets de l’Art Vivant. Pourtant, c’est une toute autre aventure que de réaliser, dans un cadre spectaculaire, une véritable scène pour les mots du quotidien. Ici, à Amiens, en cette soirée printanière, nous avons assisté à la réplique théâtrale de ces « Paroles de Mères » , mères picardes, mémoires de femmes, portant à l'excès l'esprit du peuple et l'accent du lieu.

Dans ce cas, il s'agit de re-présenter la parole, et donc de la surexposer ou mieux d'en hausser l'anecdote jusqu'aux dimensions de l'archétype, pour la voir et l'entendre autrement. Mais les règles scéniques de mise en jeu de ces éclats de vies et de voix amènent aussi à forcer le trait. C'est dire que sous ce registre, l’exploration passe nécessairement le relais à la fiction : on est alors engagé dans un canevas narratif
[1] que l’on peut apprécier comme chemin de transfiguration progressive vers une plus lisible, une plus libre stylisation …ou bien rejeter comme esquisse trop schématique ?

Mais quoiqu'il en soit de cette orchestration tranchée des témoignages, les mots  nous parviennent ici dans leurs souffles, leurs épopées vocales. Car malgré les modifications historiques des usages scéniques du langage corporel en son ensemble, l'espace théâtral reste le lieu permanent d'une inscription amplificatrice du verbe dans les gestes de la voix. Or si cet Art Vivant peut incarner l'énergie instantanée des personnages, dans le dynamisme respiratoire des jeux sonores, dans le rythme modulé, turbulent des phrasés qui se répondent, s'interrompent qu'en est-il du sociologue et de ses interviews, dans le silence de l'écriture ? Les voix de ses interlocuteurs sont-elles définitivement, nécessairement absentes ?
Jusqu'où peut-on traduire le deuil de la voix dans le texte ?

Parce que ces "Paroles de Mères" nous immerge dans une distance au dire spontané, par un truchement qui n'est pas celui du détour théorique, mais celui d'un rejeu fictif où paroles et voix fonctionnent comme
doubles et masques à la fois[2]
, cette représentation nous porte à questionner le traitement des matériaux langagiers liés à la situation d'enquête ethnosociologique. En m’appuyant sur mes propres « terrains de recherche » qui depuis quelques années, sont ceux des registres vocaux, sémantiques, esthétiques de la chanson populaire, saisis dans ce moment particulier des chansons dites réalistes des années mille neuf cent vingt aux années  mille neuf cent cinquante - voix, répertoires, décors eux-mêmes repris par quelques scènes underground du théâtre contemporain - je développerai donc  mon argumentation en trois temps.

Initialement, le point intitulé,  Le miroir et le voile, se propose de regarder du côté de cette grammaire ambivalente de la réalité vocale, signifiant paradoxalement le plus extériorisé et pourtant le plus imperceptible du langage.

Ceci posé, un point intitulé, Invocations, tente d'envisager quelques scénarios concernant l’empreinte de ces plis et replis de la voix parlée ou chantée, dans le texte. Textes sociologiques, anthropologiques, s'entend. Comment, la Lettre peut elle fixer ce qui fut entendu, parlé ? Comment peut-elle éventuellement, favoriser cette présence, son style, son allégorie, cet air…toujours furtif ? Comment dans les disciplines de l'écrit, à travers les codes textuels restituer l'image de cet
écheveau de vibrations[3] qui surprend la vie dans la microphysique de la voix et des mots livrés. Pour cette approche du rapport entre écriture et voix, je m'en tiendrai au choix de peu d'auteurs exemplaires, ainsi qu'au seul espace social du populaire qui délimite mes propres supports d'investigation.

En dernier lieu, le point intitulé, Palimpsestes, porte l'attention sur la pluralité des résonances d'un même matériau-source. Je chercherai alors à questionner cet entrelacs d'écoutes et d'échos, à partir de ce que j'ai qualifié de théâtre primitif des voix réalistes passées de la rue à la scène, puis de théâtre sublimé de ces mêmes répertoires, à travers une lecture réactualisée qui tend à en extraire une esthétique brutalement dépouillée, expressionniste, atopique mais plus troublante et plus audible pour un public contemporain.



Le miroir et le voile


Il convient  d’abord de distinguer l’oralité de la vocalité. Depuis le 19° siècle français, des intellectuels du courant romantique, comme George Sand, Gérard de Nerval, un auteur comme Jules Michelet se sont très sérieusement intéressés aux collectes d’une parole oubliée. Celle « des gens de peu ». Qu’ils soient peuples paysans - c’est la démarche de George Sand - ou bien peuples ouvriers et urbains, c’est la démarche de Jules Michelet qui, dans  l'un
[4] de ses ouvrages nous dit qu'il a fermé les livres et s'est replacé dans le peuple autant qu’il lui était possible ; qu'il s’est replongé dans la foule, qu'il a écouté les bruits, noté les voix  … allant donc consulter les hommes, les entendant eux-mêmes sur leur propre sort, recueillant de leur bouche les paroles de bon sens ; et que … cette enquête commencée à Lyon, il y a dix ans, l’a suivie dans d’autres villes …

En distance par rapport à la scène historique dominante, à l’écart des institutions légitimement reconnues du savoir, dialectologues, folkloristes, amateurs éclairés et sociétés érudites régionales vont accorder valeur et force aux témoignages. Ces programmes, ces réalisations tendent à réinscrire dans un espace-temps d'échelle collective élargie, dans la synergie des confrontations sociales, cette oralité prompte, idiomatique, dispersée qui - entre légendes, chansons, récits des affrontements, des travaux et des fêtes - dit la langue, les mœurs, les traditions, les cosmogonies ; cette oralité qui dresse un tableau d’actions, de harangues, de rumeurs, de perceptions, un portrait de ces
rhétoriques du corps[5] gommées par le formalisme académique d'une recherche savante, basée sur la stabilité, la fascination probatoires de la source écrite. En France, à la différence de l’Italie par exemple, l’histoire orale ne sera jamais admise sur le plan épistémologique[6].

Toutefois, si cette quête de récits vivants, fondée sur l'impératif rêvé de réduire la distance politique, fondée sur de profonds désirs d’unité symbiotique entre corporations,  générations, classes - Michelet parle de 
réchauffer le corps social[7] -  pour une France post, puis contre-révolutionnaire, a bien permis de porter l'attention sur des patrimoines narratifs, sur des expressions caractéristiques, sur un imaginaire de la mémoire contée,  sur les expériences propres à une transmission orale des savoir-faire, des savoir- être et vivre,  ces inventaires ont finalement laissé de côté la physionomie des voix. Malgré ce primat accordé à l'oralité, ces souples nuances ou grandes catégories de la voix resteront non perçues. Et qu’elles soient chansons, légendes, proverbes ou exclamations publiques, ces paroles captives de leur recueil, ne se laissent ni voir, ni entendre.

On pourrait arguer de la difficulté technique. Certes. Mais la question de savoir comment écouter, penser, traduire cette conscience de la voix dans la parole, la question de savoir comment mettre dans le langage ce
qu'on entend dans la voix[8] constitue un obstacle théorique, sémiologique dépassant de loin le simple souci pratique de l’enregistrement sonore. Que la voix, en équilibre menacé entre l'image acoustique et le sensible signifié, entre la maîtrise et l'aveu soit cet instant indivisible, à la limite du représentable linguistique,[9] déjà les Encyclopédistes du dix-huitième siècle[10] et Rousseau[11] également, le reconnaissaient.


La voix est un défi à la description parce qu'elle est elle-même un indescriptible audible
.
[12] Peut-être est-ce en raison de ce défi lancé au langage par la voix mais, après leurs précurseurs folkloristes, les ethnologues contemporains qui vont développer leurs chantiers, affiner leurs collectes et leurs regards relatifs aux traditions orales ne vont pas vraiment se préoccuper - hors travaux spécifiques de la musicologie - de la vocalité[13], ce phénomène aérien, corporel et transcendant, ce souffle-anima  non discursif que les sciences sociales ont bien du mal à concevoir au titre d'objet d'étude, à la croisée ontologique de l'individuel et du social.

La voix relève de la catégorie de l'entre-deux
[14], entre chair et chant, entre indice et affect. Elle est encore cet inédit de l'observation. Souvent perçue comme élan matriciel d’adresse à l’autre, elle est aussi communion, partage sans dessein. Couramment saluée comme "capteur émotionnel"[15] primordial, elle est aussi considérée comme épiphénomène des significations échangées, en bordure résiduel du sens,  plutôt appréhendée par défaut, à la périphérie de ses accents ou prononciations discriminantes. Car, malgré ses composantes phoniques et métriques,  la voix qui peut hypnotiser des foules pour le plaisir et pour le pire parfois,  se présente toujours comme une énigme. Toutefois, si l'on continue à l'estimer imprédictible, on l'identifie également  en tant que « mode mineur de la réalité »[16] langagière.

Il en va ainsi parce que la voix questionne les limites entre langage et non langage. Qu'elle se situe dans le langage et non dans la langue, précisent ceux qui placent le langage dans ce style musical de la langue, que les grammaires sont inhabiles à représenter…et qui échappe toujours à l'ordre
des signes[17]. Elle est entre deux rives … sémantique et sémiotique. Le mouvement de la voix, ses intonations, ses scansions, ses étouffements, ses témérités, tout se teinte de valeur morale, biographique et psychique. Tous ses pleins, tous ses manques font symptôme, si ce n'est sens. Pourtant, si une telle plasticité de traces s'articule bien aux symboles verbaux, elle n'est cependant pas constituée de signes linguistiques. L’acuité tonale du mot n’est pas un mot, c’est un désir de convaincre, une dérobade, une réminiscence, un appel, une rage…un toucher de l’être. C’est un dire évadé du discours, le devançant, un prédire un indicible au sens radical du terme. Est voix, tout ce qui du signifiant ne concourt pas à l'effet de signification[18]. C'est - heureuse métaphore qui dessine bien l’ambivalence fondamentale de l'émergence vocale - la note bleue, le lieu absent, lié à l'attente d'un signifiant[19] délivré des codes du verbe.

Il en va ainsi parce que, geste et symbole, la voix est un indécidable qui parle des limites entre nature et culture ; en particulier en ces textures vocales les plus corporelles, que sont le souffle et le cri. Le souffle lui-même est duel. Tantôt il se pare de l'aura de la spiritualité, comme l'indique son étymologie. Tantôt il évoque le rappel de l’organique.
C'est comme un cœur dans le ventre[20]. En réalité, toute une topique culturelle de l’ascension, voire de l’assomption, du haut et … du bas, celui de la régression, des ténèbres et des cavités traverse la symbolique de la voix. L’en deçà du langage menace toujours la voix, dans ses défaillances, ses bruitages, ses dérapages hors sillon rhétorique de la langue. Il menace surtout la voix de l ’Autre, étranger de culture et de classe dont tous les contours vocaux, timbres et inflexions  autant que la dramatique d’énonciation, vont sembler suspects. L'œuvre littéraire a parfois su rendre compte des grands rejets et dégoûts sociaux par le trait pointilliste, le  menu détail  des silhouettes,  l'éclairage rapproché du grain, de la mosaïque des conduites. Aussi Marie-Caroline Vanbremeersch va-t-elle analyser, dans son étude du roman balzacien, l’écorché vocal comme marqueur paroxystique de la stigmatisation sociale. Les voix paysannes apparaissant en ces textes, sont pétries de grognements,  de raclements, de hurlements. Elles sont, selon son terme, tout à fait zoologisées[21] . En effet, cette délimitation entre nature et culture se redouble de la séparation entre l’humain et l’inhumain. Le lieu de la voix peut aisément marquer ce passage,  signifier ce basculement hors civilisation. Dans ces limbes du langage, on peindra des sons inarticulés ou désarticulés qui donneront toute garantie soit pour argumenter la folie, soit pour confirmer une humanité déniée, soit pour authentifier l'indiscipline primitive des affects.

Ô combien paradoxale, la voix qui est si personnelle, porte dans le même temps tout l’anonymat des mimétismes sociaux qui l’ont façonnée en ses notes fondamentales. Car ce « je » est un « nous » charriant toute la dimension polyphonique involontaire de nos collectifs d’appartenance, se souvenant de l'écho des statuts successivement endossés, sans parler des injonctions de situations qui  en régulent l’expression, la retenue et le jeu.

L’image du miroir et du voile, prise pour titre de ce chapitre, est là pour suggérer que si la voix, incorporation du symbolique, est bien lisière entre résonance d'un rôle et résonance d'un arrachement secret, sur la ligne de partage des eaux de l'être,
[22]la lisière est bien de nature instable, souple, vulnérable. Le caractère révélateur de la voix est elliptique. Il y a des paroles qui, sous les conventions du juste ton, du bon ton disent l'éclipse du sujet, l'exténuation du langage et la mort de la voix. Mais notre identité sonore, ne se réduit pas au simple inventaire des acquis, au contraire, elle est quelquefois émergence de ce que l'on ne connaît pas de soi. Entre art et clinique, des musicothérapeutes insistent sur la reconquête créatrice de cet incognito intérieur[23] par la dimension sonore de la subjectivité que structure l'inconscient. Je est un Autre et l'altérité se dévoile grâce à l'accueil silencieux d'un chemin ouvert à ses propres dires, son propre timbre, sa propre voix, dans (et au delà de) la loi du signifiant. Quoi que disent les mots, la voix les déborde toujours pour faire substance où le futur vient, à chaque instant venant, prendre forme[24]. La voix est alors examinée comme champ des possibles de l'être. C'est une utopie, non de l'Ego, mais du Sujet qui pourrait se profiler dans le théâtre inouï de la voix.

Inouï, ce théâtre parce que la voix, à l'orée du dedans et du dehors, aux bords des lèvres, fait surgir l'intime entre mouvement de soi et fruit du corps.

Inouï,  ce théâtre parce que seule l'image peut visualiser la voix en particulier dans ce qu'elle a de plus imperceptible : son tact, ses drapés, ses plissés sensibles comme le tissu, au moindre mouvement de l’air et du cœur.

Inouï, ce théâtre parce que la voix se conjugue au futur antérieur, qu'elle incarne le continuum réel, imaginaire, les forces vives de notre subjectivité ; qu'elle porte les empreintes, les tressaillements, les aspérités des émotions fondatrices d’une trajectoire. Et cela, que ce soit, version parlée ou version chantée, dans le cours ordinaire des interactions, ou bien dans l'exhibition de la scène. La voix n'est pas immuable, elle évolue en fonction de l'âge, de la culture, de l'expérience, cependant la voix, c'est l'authenticité d'un homme ou d'une femme qui serait le plus vrai possible par rapport à son enfance confie, par exemple, le comédien Michel Bouquet
[25].



Invocations

La langue de théâtre ne se réduit pas à un système de signes, de sens, pas plus qu'à un système de sons ou à une structure…Elle naît d'un ébranlement nerveux, musculaire … qui engendre un double tissé de souffles et de matière poreuse : le personnage, qui appelle par les mots … qui transmet, au delà du sens, un éveil par les sens[26] La scène délie, amplifie le verbe dans le volume des voix. Au contraire de la page qui offre à la parole le support d'un dialogue linéaire. Aussi que ce soit théâtre inouï des voix populaires parlées ou chantées, on se heurte au problème récurrent de leur restitution textuelle. Nous avons précédemment souligné ce constat de vocalité refoulée dans la retranscription de l’oralité même.

En effet, comment nourrir de l'emprise, des battements,  de l'imaginaire d'une voix,  ces dires, ces langages plongés dans le silence de l'écrit. Lorsque cette voix n’est autre que celle de l’auteur, la réponse du poème – cette culture maintenue de la parole et de l’écoute Orphique – peut éventuellement y pourvoir…Mais dans les exercices plus modestes de la prose qui conviennent aux sociologues, ce jaillissement des émotions dans la pression des mots, n'est pas d'une traduction aisée. De plus, cette prose ne se décline pas au nom de sa propre voix d’auteur, mais elle est supposée instaurer, restaurer la voix de l’autre, de l’absent, la voix des autres : interviewés, enregistrés, écoutés, réécoutés. D’où ce titre  Invocations  au pluriel. Invoquer, c’est appeler des présences lointaines ou disparues. En effet, la manifestation de la voix des absents dans le texte, pose la question de l’écriture "incantatoire" , au sens où il s’agit d'instiller l'image, l'extase, l'écart d’une voix Autre dans ce lieu de la sensorialité distante qu'est le logos.

Plus globalement d’ailleurs toute écriture porte, en elle, le deuil de la parole. Elle le porte comme une opération logique, comme un chagrin, c’est selon. Pour le texte de l’ethno-sociologue, cela se complique. En effet, son référent empirique, sa « réalité » s’élabore, pour partie réduite ou majeure, sur matériau, ou au moins, sur fond d’énonciations, d’interlocutions, d’interactions verbales. Au commencement est la parole, parole bruyante ou parole rayonnante ou défaite. Le texte sociologique est pris dans des textures parlées. Conventions d’échanges, paroles-signes, paroles-liens, paroles tues, mots-chocs, mots-boucliers, mots-larmes. Le corps des mots, voilà le sol natif de cette empirie. Le corps des mots, qui désignent bien autre chose qu’eux-mêmes, voilà l’aire sémantique où il faut tendre à se déployer. Car à défaut d'être des choses, les mots dans la voix sont aussi chair, flux et trame psychiques. Le verbe sociologique serait alors, non moins  radicalement que d'autres, lié à cette
pulsion invoquante[27] qui sonne, résonne et travaille dans l'échange intersubjectif.

C’est donc plus qu’un oubli détaché, ou qu’une vague mélancolie des voix éteintes, qui se jouent, se rejouent incessamment dans ces formes scripturaires. Le deuil de la parole se pose, peut-être, en creux de l’écriture sociologique, comme un abus paradoxal de la raison. De là naît souvent, cette tension avec laquelle chacun, à sa manière, doit composer. Tension entre monologie réductrice de l’interprétation et  tentation d'effacement de son propre discours devant la parole de l’autre. C’est dans cette tension que l’écriture se dépense et se consume.

La parole sur l'écriture dans les sciences sociales est immédiatement problématique puisqu'elle ne peut s'entendre qu'en rupture, qu'en marge. Comme avènement réflexif instable, voire même, comme imaginaire errant. Et surtout, comme avènement contemporain de cette phase de déconstruction de la sociologie. Déconstruction de ses positivismes dont la culture, l'ordre théorique
[28] sont, eux-mêmes, fondés sur un fait de langage, sur le pari rationnel d'un langage épuré de ses lexiques courants, des frôlements de l'analogie et de tout affect ; pari en somme, corrélé au rêve hautain d'une épistémologie cristalline.

Aussi cette question du rapport voix/texte ne se réfère t- elle qu'à certains types de pratiques et d'écritures sociologiques ; celles postulant non seulement qu'il n'y a pas de narrateur qui puisse s'abstraire de sa narration mais de plus que tout acte scripturaire est un acte de substitution aux absents dont il porte nécessairement l'ombre ou l'écho. On ne retiendra donc ici que des écritures sociologiques acceptant cette marque de l’implication intersubjective, cette ponctuation des mouvements d’empathie dans leurs énoncés. Une fois ce cadre admis, plusieurs scénarios d'écritures sont possibles : 

1- Celui d’une écriture qui donne le premier rôle aux propos recueillis et limite l'intervention auctoriale à un patient travail de montage. Le langage conceptuel s'efface alors pour "laisser passer" ces pointillés de l'anecdote, cette culture témoignant de savoir ordinaire, d'impressions, d'expériences et d'épreuves en une mosaïque de traits radicalement étrangers au métronome de l'abstraction. Sans prendre les formes de l'ethno-roman[29] où domine la recomposition par le personnage et l'idéal de la fiction vraie, cette écriture est polyphonique. Il s'agit d'une écriture-filtre où l'analyse se lit sans s'exposer.

Paroles émergeantes de femmes salariées, paroles noires des femmes de mineurs…tous les dits, tous les silences, étouffements de ces récits de l'autre genre, mobilisent dans la sociologie du début des années quatre-vingt, des écritures de ce registre. Dans ce chantier ouvert des mots sur les mots, le ton est celui de l'engagement, celui d'une prise de liberté.
Je voulais rendre ces femmes, ces oubliées des mines, bien vivantes dans l'esprit du lecteur. Je voulais que ce soit elles qui parlent[30], elles, qui avaient si peu parlé de cette mémoire, sans cesse rattrapée par la mort ; si peu parlé de ce destin toujours en deuil d'un père, d'un frère, d'un mari, ou d'un fils.  Dans ce contexte où je commençais moi-même à produire des textes, travaillant avec des récits ouvriers, je fus frappée par un livre rare, celui de deux sociologues le temps des chemises – la grève qu’elles gardent au cœur[31] où l’intervention des auteurs n’opérait que dans les coulisses, dans le travail des raccords,  des coupures, des coutures effectués à partir des matériaux d'observations et d’entretiens dont elles disposaient. L’interprétation n'était donc là présente qu’en filigrane. Au sens propre, elle y était sous-entendue. Et les énoncés croisés de ces ouvrières occupaient le centre de l’attention. Au final pourtant, on y entend davantage la polysémie des prises de parole que la polysémie des voix. Faut-il se contenter d'un simple rôle de passeur, dans ce retrait - limite de tout discours interprétatif manifeste ? Faut-il mieux laisser son écriture se glisser entre leurs mots ? Et sous quels modes d'intersection des langages de l'expérience et de la science, peut-on le mieux, faire entendre la polyphonie des sens ? Il s'agit là de politiques de l'écrit où l'on suit des pentes d'époque, des repères initiatiques, des préoccupations formulables, où l'on avance finalement  par intuitions dans une nuit.


2- On peut également faire l'hypothèse qu'écrire en sociologie, comme en tout autre acte scripturaire réflexif, c'est poser la question des limites "poétique" du dicible, c'est poser la question de la
vérité métaphorique[32], la question de la symbolisation à l'épreuve du style. Car en ce sens, interroger l'écriture en sociologie revient à faire entrer la sociologie en écriture, revient à soumettre le texte des sciences sociales aux exigences de l'acte littéraire. Ce qui signifie accepter de se mouvoir dans le verbe d'une recréation. Ce qui signifie se situer à l'horizon de cette mutation du langage où celui-ci, plus que véhicule d'informations, plus que signe, prend l'épaisseur d'une matière ou d'un médium[33]. Cela peut même signifier, se situer dans le mouvement du poème, figure iconique de ce jeu de miroirs entre le sens et le son, qui se dépense alors, en quelque sorte, non plus au dehors, mais au dedans.[34]

Je garde l'idée, depuis mes premiers travaux sur les métiers ouvriers de la métallurgie
[35], qu’écrire en sociologie, c’est assumer son rôle de metteur en scène. C’est régler la lumière et le son. Soigner le décor. La pièce fut ailleurs écrite et jouée. Ecrire veut donc dire préparer l’espace du rejeu, mais en un style herméneutique qui laisse sa chance à l’évocation symbolique.


En ce moment, écrire sur "la voix réaliste chantée"
[36], c’est essayer de me frayer une voie à travers la sémantique et l’imaginaire de cette catharsis esthétique de la tristesse, qui me semblent l’essentiel à dire de ces voix-là. Ecrire sur cette voix chantée, c’est bien sûr effectuer tout le travail documentaire, ethnographique sur le genre, ses thèmes et ses sources. Et puis, écrire sur ces voix, c’est aussi, après les avoir suivies dans leur transe, tenter d’en retraduire l’émotion par le détour d’une poétique, d’un langage  lettré par conséquent, mais dont l’écart peut justement susciter une autre écoute ;  une écoute plus réceptive à des voix devenues, par distance sociale et distance du temps, étrangères à l'oreille contemporaine.  Le texte fut écrit dans la pensée d’une lecture à voix haute. Il est fait suggestion que le lecteur accorde son oreille à ce qui, pour lui, décolle de la page : car sans ce que l’oreille percevra – de variation de tonalité et de rythme  ou dans la coupe ou dans le souffle de l’élan – une bonne part de la signification lui échappera. Ces lignes sont extraites de la préface de l’ouvrage de James Agee et de Walker Evans[37] sur les familles des métayers de L’Alabama dans les années trente. Il y a dans ce développement, une autre proposition, que je suis tentée de suivre puisqu'elle invite à la production d'un texte à entendre du dedans, autrement dit à une autre rationalité de l'interprétation, à une autre sublimation de l'entendu, et donc à une autre politique de l'écrit.  L'interprétation est, par nécessité, une rationalité qui, à la limite, évacue l'expérience qui, à travers le procès métaphorique, vient au langage[38]. Pourtant la destruction du métaphorique par le conceptuel, n'est sans doute pas la seule voie de l'interprétation. Toute rationalisation n'a pas à se placer sur ce terrain testamentaire. Elle ne se doit pas d'être, toujours, "la mort qui saisit le vif". Une autre idée se fait jour, que l'écrit des sciences sociales n'aurait qu'à dire la raison sensible[39]des actes. Ce désir de révélation esthétique n'est d'ailleurs à prendre qu'en son écho primitif. Il s'agit de mettre en avant cette æsthesis, "cette expérience sensible d'un sens"[40]; pour  replacer l'interprétation dans le dynamisme de l'énonciation métaphorique, cette faute calculée[41].

3-On peut enfin décider d'un choix plus radical : celui d'une écriture   mimétique épousant pour convaincre le franc parler, les tactiques d'énonciation [42]des interlocuteurs, réinventant  les brèves, les heurts et les rires de la parole livrée. Sans doute, est-ce la manière la plus généreuse de porter à forte résonance, la voix de l’Autre dans son texte et grâce à un style décalé - série noire- de faire surgir en écho militant, ces fragments de vies mises à distance de l'histoire. Cet énoncé au ras des mots, des insoutenables de la parole populaire écartée dit combien l'enquête avant d'être co-écriture,  fut d'abord un partage d'épreuves.


Johnny c’était son idole. Il ne connaissait pas Higelin. Il ne savait pas que lui aussi était amoureux d’une cigarette. Lui, il n’aimait pas les roulées. Il était aux Gauloises. Beaucoup de Gauloises et depuis longtemps…/  Elles ont eu sa peau, Il n’est plus là. On ne peut pas savoir si, après tout, il n’aurait pas aimé aussi la chanson d’Higelin. Il y a, comme ça, plein de choses qu’on ne peut plus savoir. Il y en d’autres qu’on sait.

Pour lui, le monde s’est longtemps divisé en deux, les gros et les petits, les patrons et les ouvriers. Il a bien vu que ça ne marchait plus exactement comme ça. Ces dernières années, les choses s’étaient compliquées. Et lui, il a toujours détesté les complications. Alors, il s’est trouvé un autre point de repère. Il y avait les pauvres cons et les autres. Il disait très souvent : moi, je ne suis qu’un pauvre con. Cela  voulait dire, je fais partie de ceux qui n’ont rien compris…/

Il avait bien un toit et une famille mais ça aussi c’était compliqué. Garder le tout sans travailler, on ne peut pas dire que c’est se laisser vivre. Il s’est laissé mourir. Sans rien dire ou presque. Il est sorti de ce qui, vu de loin et par temps de brouillard, essaie de ressembler au monde du travail pour une histoire de cigarettes. Et merde qu’on arrête de nous prendre pour des cons, a-t-il balancé au formateur - contremaître qu
i encadrait un énième stage. Arrêtez de vous foutre de notre gueule comme si après vos stages à la con, on a une chance de trouver un vrai boulot. Alors qu’est-ce que ça peut foutre que ton mur, il soit repeint en trois ou en huit jours, tout le monde s’en balance. Pourquoi ça te défrise que je m’arrête cinq minutes pour fumer ma clope. Et il est retourné fumer ses Gauloises dans sa cité.

Si je déroule là cette citation mise en ouverture du livre d'Annick Madec
[43],  c'est d'abord que seule une séquence longue de l'énoncé donne la mesure de son intensité. C'est aussi que cet extrait permet d'aller à quelque chose de crucial pour l'écriture et la sociologie. En effet, il nous confronte à "ces espèces du dire", que j'appellerai - à la manière de la beauté terrible évoquée par Yeats - les dires terribles du "voilà tout" dont la force sans ornement tend à anéantir toute rhétorique surplombante de l'argumentaire savant. Plaintes, suppliques, insultes, cris, appels, gémissements de l'extrême isolement. Jean-françois Laé à propos de l'enquête menée sur l'argent des pauvres,[44] parle de crise majeure de la restitution interprétative quand la matière sociale même à travailler est constituée par ces échappées du discours,  par cette tempête d'affects forçant à dire le plus nocturne, le plus malaisé de l'humain en déroute. Dans la quête d'une telle saisie, le texte sociologique se fait écorché de narration, innervé de toutes les rages, de toutes les impuissances antérieures au récit. Nous insistions précédemment sur la métaphore, ces écrits en appellent plutôt à  la médiation de figures-types[45],  de personnes-personnages  traités comme passeurs de sens.
 

Palimpsestes

J’évoquais précédemment voix chantée et voix parlée : ce qui n’est pas la même question ; mon propre « terrain » de recherche étant actuellement celui de la voix chantée. Chansons et chants offrent, en effet, un vrai théâtre à la voix, puisqu’ils restaurent le vocal au centre de l’énoncé, puisqu’ils donnent à entendre une texture (de timbre, de souffle, d’inflexions, de puissance) mais une texture stylisée du toucher, de l’extase, de la jubilation de la voix ; puisqu’ils donnent éventuellement à voir – en une gestuelle spontanée ou travaillée – la réverbération acoustique de cette stylisation vocale, à travers tout le corps.

Au journaliste qui parle à « Damia » de « ses gestes bouleversants » dans son interprétation de « La garde de l’hiver », qui évoque « ce bras s’élevant lentement, donnant l’impression de voir se lever le soleil » et lui demande à ce propos, si elle faisait cela d’instinct, Damia répond
[46] avec vivacité : D’instinct non, j’ai vu monter le soleil … alors j’ai levé le bras. C’est pas malin de faire monter un soleil.

En effet, ces chansons tout à fait circonscrites dans une époque et un milieu, nous confrontent en leur temps à un phénomène nouveau dans le répertoire populaire. Au regard des succès de la première vague des chansons sociales, ouvrières d’un Jules Jouy, d’un Jean-Baptiste Clément, d’un Charles Gille on constate, à partir des années vingt, une rupture : l’avènement d'une chanson réaliste (dite aussi « chanson vécue », « chanson humanitaire ») où l'intériorisation du pathétique prend son essor. Ce sont des voix plébéiennes de femmes, qui ont souvent fait leur « apprentissage de projection vocale » dans la rue, le vent et le bruit, qui vont incarner cette nouvelle subjectivité de la douleur attachée aux aspérités « peu cultivées » de leur chant. L’inouï de ce théâtre populaire de la voix chantée : c’est la parole, la mélodie donnée à une intimité de la plainte. Aussi, dans un terrain social – prolétaire et urbain – où l’épanchement des sentiments n’est pas de mise, où seul le silence sied dignement à la souffrance, des femmes comme Berthe Sylva, Frehel, Damia, Yvonne George, Nitta-Jô, Germaine Lix, Andrée Turcy et la môme Piaf  bien sûr
[47], vont via la voix, les mots, les usages de leurs modestes chansons, exploser l’inhabituel, l’inconnu, c’est à dire l’éloquence des larmes , celles du désarroi, celles du désir aliénant, celles de la cruauté, celles de la fureur, celles des dérives dans « l’addict », celles de la vie et de la mort éprouvées en leur nudité. L’avènement du sujet plébéien dans le théâtre de la voix, se fait sur les sombres modulations de la détresse et du cri.

Le théâtre intime et primitif de ces voix réalistes :

- Il est celui de voix indisciplinées, heurtant en tous points (expressivité optimale, nasalisation, réalisme respiratoire, ponctuation des soupirs en leurs variations érotiques ou mortifères) l’idéal humaniste de l’œuvre vocale. Ces voix, reliées en cela à la tradition des chansons populaires d’Europe, utilisent toutes les ressources contrastées d’une mise en écho du corps dans la voix. Ce sont des voix du corps rapproché (par le souffle, les abords du sanglot) où la rugosité du timbre occupe le rôle principal.

- Il est celui d’un art brut enlacé à des vies brutales. Ce moment de la chanson est aussi celui d’une grande connivence entre l’interprète et ses paroliers, qui sont à la fois compositeurs et confidents. Je crois que j’ai une personnalité qui difficile à caser. Il faut qu’on me donne quelque chose qui aille avec mon tempérament /.../ La chanson ça ne s’apprend pas, ta vie vous apprend beaucoup de choses et quand on a un peu souffert, on sait l’extérioriser déclare Damia en 1958. Les paroliers furent alors, dans un répertoire, entre l’image musicale d’une biographie. Magie de la rencontre organisée entre l’art et la vie. L’effet de miroir sera porté à son comble quand s’ouvrira sur scène, ce journal intime de la chanson.


- Il est aussi celui d’une composition avec la lumière qui va souligner la dramatique auditive. Cette plainte passée de la rue à la scène, y trouve son véritable espace d’expression. Décrire la voix chantée se fait dans la recherche oblique de correspondances. Car écrire la voix, c'est souvent se faire peintre. Regarder des espaces, des couleurs, des costumes, une scène qui va servir d'écrin à la voix. Puis s'approcher, regarder les mouvements expressifs, imperceptibles. Aller du visage aux gestes et regarder le déploiement de la voix dans les yeux et les mains
[48]. Bien sûr, le film de la voix (rare, pour plusieurs chanteuses de ce corpus, du début du siècle aux années 60) ne suffit pas. Mais les métaphores visuelles - l'œil est meilleur analyste que l'oreille - sont plus accessibles. Rideau de scène opaque, disparition de l’accessoire du café-concert, creusement des ombres, détachement lumineux des gestes de l'empathie expressive : c’est sur fond de contraste accentué des noirs et des blancs que l’œil va entendre le scénario de la voix. C’est donc tout un dispositif réajusté des signes qui délimite ce modeste théâtre de la plainte. Et c’est sur un registre polysensoriel de la confidence pathétique que sera accueilli le toucher vocal de ces timbres et de ces souffles ténébreux.

Dans la voix de ce théâtre réaliste primitif, l’écriture stylisée de la plainte. Sous cette écriture, la recherche artistique actuelle d’un écho plus adapté aux sensibilités contemporaines. C’est la troupe du Menteur volontaire qui propose en 1998, un spectacle intitulé La Morsure de la chair, le théâtre de la chanson réaliste 1922-1935. Il s’agit bien d’une œuvre née d’une retraduction, d’une recomposition, d’une écoute renouvelée de l’original. Le théâtre réaliste y devient théâtre plus expressionniste pour rendre à nouveau audible la force d’un chant qui dit une époque et un peuple en proie à l’anxiété, à la préoccupation de la mort, à des désespoirs tant privés que collectifs.  Ce nouveau théâtre transfiguré de la voix réaliste s'appuie sur toute une série de déplacements proposant d'une part l’intégration de ces chants à l’univers de la sensation exacerbée, et d'autre part la dissociation de tout ce que le théâtre primitif unissait … voix, mot, musique, décor, interprète.

Les chansons deviennent des textes agis par l’art oratoire des acteurs. La violence des images, la noirceur de ces chansons sont passées dans les décors traités comme des tableaux : décors d’habits souillés, d’objets bancals, de villes dévastées. Les lignes mélodiques détachées des paroles reviennent en courtes ponctuations dans une scénographie où dominent les effets visuels. Le souffle de dénuement qui habitait ces voix … devient dénuement des corps dans une atmosphère de grande tension, de grande vulnérabilité étant donné l’espace très confidentiel de la représentation.

Bref, il s'agit d'un autre théâtre inouï osant dire ces textes sans jouer de personnages, pour en faire résonner les interrogations profondes auxquelles ils renvoient ; osant assurer la difficulté de ce style littéraire, osant réfléchir sur le passage de la voix chantée à la voix parlée, surgissant  de l’ancien comme le vif saisit le mort. Et sans doute la voix – qui est aussi imaginaire du langage – naît-elle de ces différentes strates d’écoutes successives la faisant signifier, résonner sous plusieurs modes. Sans doute ne peut-elle apparaître à l’esprit qu’à travers ses messagers attentifs qui, acteurs, écrivains, metteurs en scène, thérapeutes, artisans des sciences sociales, n’ont pas toujours le visage du Maître de chant.



Une musique antérieure au sensible
[49]

La représentation théâtrale des paroles fortes de la vie ordinaire peut mener à ce questionnement sur l'écriture. Et c'est un exercice curieux que ce suspens réflexif sur la pratique textuelle … Comme s'il vous conduisait à un aveu d'écriture[50]. L'aveu souvent appelle la sanction ou bien le pardon. Dire, c'est perdre affirme Pascal Quignard,[51]dans son essai très érudit sur la Haine de la musique. Oui, dire c'est s'éloigner davantage de ses interlocuteurs. C'est ressentir, dans les portraits symboliques, l'absence. Mais en creux de l'absence, la présence aussi, puisque la fiction d'écriture, ici, est réaliste. À la différence de la fiction littéraire, elle ne permet pas d'oublier le rapport essentiel au référent, elle ne permet pas d'oublier cet impossible rapport littéral au réel.

Dire, c'est perdre mais il y a pourtant une innocence nécessaire à l'écriture, si l'on veut que la verve métaphorique s'y insinue, si l'on veut que la mécanique rhétorique soit, parfois, dérangée par la vie toute crue. Ecrire, c'est perdre. Perdre provisoirement le réel que l'on se réapproprie dans nos ombres intimes. Perdre provisoirement le dehors, pour ramener de la plongée profonde, moins précieux à la lumière que dans le secret des eaux, un peu de rouge, de jaune, un peu d'ambre.



____________________
 

[1]Les compositions autobiographiques se doublent d'une dramaturgie.
[2]Expression empruntée à Bernard Benech, La parole offerte, in Les champs de la voix, Revue Art et Thérapie, Décembre 1999, Les Grouëts, Blois
[3]Antonin Artaud, Le théâtre et son double, Paris, Gallimard, 1964
[4]Jules Michelet, Le peuple, Editions Julliard, Paris
[5]Expression de Jean-Patrice Courtois, Deux registres, une méthode : le regard et la voix, dans le tableau de Paris de L.S. Mercier, in Penser la voix, La licorne, Poitiers, 1997
[6]Philippe Joutard, Ces voix qui nous viennent du passé, Editions Hachette, Paris, 1983
[7]Formule soulignée par Philippe Joutard, op. cit.
[8] Jean- Patrice Courtois, article cité
[9]Jean-Patrice Courtois, article cité
[10]Encyclopédie (Diderot et d'Alembert), t. XVII, 1765
[11]Rousseau, Dictionnaire de musique in œuvres complètes, t. v, Gallimard, La Pléiade, 1995[12]Jean- Patrice Courtois, article cité
[13]Et cela, même s'il existe de nombreux enregistrements, un véritable musée sonore des chants et des parlers du monde dont les relevés sont désormais largement disponibles.
[14]C'est Daniel Sibony qui développe cette notion de L'entre- deux, espace-jeu entre deux pôles référents.
[15]Expression utilisée par Patricia Bouhnik pour désigner des formes artistiques se substituant aux concepts afin de saisir des sensations intenses, in La drogue comme expérience intime, Revue d'Ethnologie Française, Intimités sous surveillance, Janvier-Mars 2002/1, Paris, puf
[16]Expression empruntée à Albert Piette qui englobe, sous ce concept, toutes les formes distraites de l’implication sociale en une situation, une activité, un rituel donnés.
[17]L. S. Mercier, Tableau de Paris, Mercure de France, 1994, 2 tomes
[18]J. A. Miller, Jacques Lacan et la voix, colloque d'Ivry, La Lysimaque, 1989
[19]Alain Didier-Weill, les trois temps de la loi, Seuil, Paris, 1995
[20]Phrase d'une patiente en musicothérapie, citée par Dominique Bertrand in Les champs de la voix, op.cit.
[21]Marie Caroline Vanbremeersch, Sociologie d'une représentation romanesque- les paysans dans cinq romans Balzaciens, Paris, Editions l'Harmattan, 1999
[22]Dominique Bertrand, in Le présent de la voix, Article dans Les champs de la voix, op. cit.
[23]Alain Didier- Weill cité par Jean-Michel Vives in Pour une assomption sonore du sujet, Article dans Les champs de la voix, op. cit.
[24]Dominique Bertrand, in Le présent de la voix, article cité
[25]Michel Bouquet, Leçons de comédie, Editions Maisonneuve et Larose, Paris, 1997
[26]Bernard Benech, La voix offerte, article cité
[27]Jean-Michel Vives, Pour une assomption sonore du sujet, article cité
[28]Dans le cadre de cette réflexion : cf, Richard Brown, 1989, Clefs pour une poétique de la sociologie, Arles, Actes Sud, cf également Wolf Lepennies, Les trois cultures, entre science et littérature, l'avènement de la sociologie, Paris, M. S.H. 1990
[29]Genre dont la note fut donnée par Oscar LEWIS, 1961, Les enfants de Sanchez, Paris, Gallimard
[30] Claudine Chuine, Les oubliées de la mine ou les mariées étaient en noir, 1983, Université de Lille 1
[31]Anni Borzeix, Margaret Maruani 1982, Le temps des chemises, la grève qu'elles gardent au cœur, Paris, Syros
[32]Paul Ricœur, La métaphore vive, Paris, Le Seuil
[33] Paul Ricœur, page 283, op. cit.
[34]Paul Ricœur, page 283, op.cit.
[35]Joëlle Deniot, Usine et coopération ouvrière, Paris, Syros, 1983
[36]Joëlle Deniot, Le peuple des chansons, la voix des femmes in Sociétés & représentations, n°8, 1999
[37] James Agee, Walker Evans, réédition 1983, Louons maintenant les grands hommes, Paris, Plon
[38] Paul Ricœur, op. cit.
[39] Michel Maffesoli, 1996, Eloge de la raison sensible, Paris, Grasset.
[40]Je le tenterai à propos des décors ouvriers où les objets sont aussi analogons des personnes, des pleins et des vides du temps biographique. Le Bel Ordinaire- Ethnologie du décor en milieu ouvrier,L'harmattan, Paris 1995
[41]Paul Ricœur, op. cit.
[42]Michel de Certeau, L'invention du quotidien, arts de faire, Editions Gallimard, Paris, 1990[43]Annick Madec, Chronique familiale en quartier impopulaire, Editions La découverte et Syros, Paris, 2002
[44]Jean-François Laé, Numa Murard, L'argent des pauvres,Editions du Seuil, Paris, 1985
[45]Jean François Laé, Numa Murard, Les récits du malheur, Editions Descartes et Cie, Paris, 1995
[46]Archives radiophoniques 1958.
[47]Je clos ce corpus dans l’immédiat après seconde guerre mondiale qui va bouleverser toute la donne sociale et musicale.
[48]Joëlle Deniot, Catherine Dutheil,  La Voix et son document, in Sociologie de l'art, Editions de la Lettre Volée, Bruxelles  n°10/1997
[49]Plotin, Ennéades
[50]Sur cette ambivalence d'une réflexion sur l'écriture, cf. Martyne Perrot et Martin de la Soudière, L'écriture des sciences de l'homme : enjeux, in Communications, 58, Mai 1994.
[51]Pascal Quignard, 1996, La Haine de la musique, Paris, Calmann-Lévy.

 



Joëlle DENIOT

Professeur de Sociologie à l'Université de Nantes,
membre nommée du CNU.
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