Chanson
française, des mots et des
souffles
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Photo-composition
réalisée par l'auteur |
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Au théâtre, il faut
ouvrir les mots et la
voix comme une mangue
dont l'intérieur est
retourné pour l'offrir
au mangeur.
Novarina V, Devant la
parole, Paris, P.O.L.,
1999
Théâtre
d'un Art Vivant,
parfois construit à
partir de récits de vies
et démarche
sociologique, parfois à
l'écoute des dires
anonymes ? Il y a
peut-être là deux formes
fragiles d'utopie
soucieuse de capter
traces, rythmes et sens
d'une parole sans
pouvoir et non sans
puissance, dont
l'histoire officielle
pourtant, ne retient
jamais ni les braises,
ni les cendres.
En effet, il ne s'agit
pas seulement, situation
d'entretien en tête et
dictaphone en main,
d'enregistrer des
propos, puis d'en
extraire quelques
fragments, ainsi promus
au rang de citations.
Accueillir, recueillir
en sociologue les
paroles ordinaires,
c’est les inclure dans
une mémoire vive, c’est
les croiser, les lier
entre elles, les mettre
en résonance collective. |
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C’est délimiter un espace
d’exploration pour ces vies - les leurs,
les nôtres - qui déroulent l’histoire
« à petits bruits ». C’est composer avec
le silence, l’implicite du social
toujours en acte dans les conduites et
les imaginaires communs.
A envisager ce mouvement de l’invisible
à l’exploré, on comprend que la source
sociologique n’est pas si loin des
projets de l’Art Vivant.
Pourtant, c’est une toute autre aventure
que de réaliser, dans un cadre
spectaculaire, une véritable scène pour
les mots du quotidien. Ici, à Amiens, en
cette soirée printanière, nous avons
assisté à la réplique théâtrale de ces
« Paroles de Mères » , mères picardes,
mémoires de femmes, portant à l'excès
l'esprit du peuple et l'accent du lieu.
Dans ce cas, il s'agit de re-présenter
la parole, et donc de la surexposer ou
mieux d'en hausser l'anecdote jusqu'aux
dimensions de l'archétype, pour la voir
et l'entendre autrement. Mais les règles
scéniques de mise en jeu de ces éclats
de vies et de voix amènent aussi à
forcer le trait. C'est dire que sous ce
registre, l’exploration passe
nécessairement le relais à la fiction :
on est alors engagé dans un canevas
narratif
que l’on peut apprécier comme chemin de
transfiguration progressive vers une
plus lisible, une plus libre stylisation
…ou bien rejeter comme esquisse trop
schématique ?
Mais quoiqu'il en soit de cette
orchestration tranchée des témoignages,
les mots nous parviennent ici dans
leurs souffles, leurs épopées vocales.
Car malgré les modifications historiques
des usages scéniques du langage corporel
en son ensemble, l'espace théâtral reste
le lieu permanent d'une inscription
amplificatrice du verbe dans les gestes
de la voix. Or si cet Art Vivant
peut incarner l'énergie instantanée des
personnages, dans le dynamisme
respiratoire des jeux sonores, dans le
rythme modulé, turbulent des phrasés qui
se répondent, s'interrompent qu'en
est-il du sociologue et de ses
interviews, dans le silence
de l'écriture ? Les voix de ses
interlocuteurs sont-elles
définitivement, nécessairement absentes
?
Jusqu'où peut-on traduire le deuil de la
voix dans le texte ?
Parce que ces "Paroles de Mères" nous
immerge dans une distance au dire
spontané, par un truchement qui n'est
pas celui du détour théorique, mais
celui d'un rejeu fictif où paroles et
voix fonctionnent comme doubles et
masques à la fois,
cette représentation nous porte à
questionner le traitement des matériaux
langagiers liés à la situation d'enquête
ethnosociologique. En m’appuyant sur mes
propres « terrains de recherche » qui
depuis quelques années, sont ceux des
registres vocaux, sémantiques,
esthétiques de la chanson populaire,
saisis dans ce moment particulier des
chansons dites réalistes des années
mille neuf cent vingt aux années mille
neuf cent cinquante - voix, répertoires,
décors eux-mêmes repris par quelques
scènes underground du théâtre
contemporain - je développerai donc mon
argumentation en trois temps.
Initialement, le point intitulé, Le
miroir et le voile, se
propose de regarder du côté de cette
grammaire ambivalente de la réalité
vocale, signifiant paradoxalement le
plus extériorisé et pourtant le plus
imperceptible du langage.
Ceci posé, un point intitulé,
Invocations, tente d'envisager
quelques scénarios concernant
l’empreinte de ces plis et replis de la
voix parlée ou chantée, dans le texte.
Textes sociologiques, anthropologiques,
s'entend. Comment, la Lettre peut elle
fixer ce qui fut entendu, parlé ?
Comment peut-elle éventuellement,
favoriser cette présence, son style, son
allégorie, cet air…toujours furtif ?
Comment dans les disciplines de l'écrit,
à travers les codes textuels restituer
l'image de cet écheveau de
vibrations
qui surprend la vie dans la
microphysique de la voix et des mots
livrés. Pour cette approche du rapport
entre écriture et voix, je m'en tiendrai
au choix de peu d'auteurs exemplaires,
ainsi qu'au seul espace social du
populaire qui délimite mes propres
supports d'investigation.
En dernier lieu, le point intitulé, Palimpsestes,
porte l'attention sur la pluralité des
résonances d'un même matériau-source. Je
chercherai alors à questionner cet
entrelacs d'écoutes et d'échos, à partir
de ce que j'ai qualifié de théâtre
primitif des voix réalistes passées
de la rue à la scène, puis de théâtre
sublimé de ces mêmes répertoires,
à travers une lecture réactualisée qui
tend à en extraire une esthétique
brutalement dépouillée, expressionniste,
atopique mais plus troublante et
plus audible pour un public
contemporain.
Le miroir et le voile
Il convient d’abord de distinguer
l’oralité de la vocalité. Depuis le 19°
siècle français, des intellectuels du
courant romantique, comme George Sand,
Gérard de Nerval, un auteur comme Jules
Michelet se sont très sérieusement
intéressés aux collectes d’une parole
oubliée. Celle « des gens de peu ».
Qu’ils soient peuples paysans - c’est la
démarche de George Sand - ou bien
peuples ouvriers et urbains, c’est la
démarche de Jules Michelet qui, dans
l'un
de ses ouvrages nous dit qu'il a
fermé les livres et s'est replacé dans
le peuple autant qu’il lui était
possible ; qu'il s’est replongé dans la
foule, qu'il a écouté les bruits, noté
les voix … allant donc consulter les
hommes, les entendant eux-mêmes sur leur
propre sort, recueillant de leur bouche
les paroles de bon sens ; et que … cette
enquête commencée à Lyon, il y a dix
ans, l’a suivie dans d’autres villes …
En distance par rapport à la scène
historique dominante, à l’écart des
institutions légitimement reconnues du
savoir, dialectologues, folkloristes,
amateurs éclairés et sociétés érudites
régionales vont accorder valeur et force
aux témoignages. Ces programmes, ces
réalisations tendent à réinscrire dans
un espace-temps d'échelle collective
élargie, dans la synergie des
confrontations sociales, cette oralité
prompte, idiomatique, dispersée
qui - entre légendes, chansons, récits
des affrontements, des travaux et des
fêtes - dit la langue, les mœurs, les
traditions, les cosmogonies ; cette
oralité qui dresse un tableau d’actions,
de harangues, de rumeurs, de
perceptions, un portrait de ces
rhétoriques du corps
gommées par le formalisme académique
d'une recherche savante, basée sur la
stabilité, la fascination probatoires de
la source écrite. En France, à la
différence de l’Italie par exemple,
l’histoire orale ne sera jamais admise
sur le plan épistémologique.
Toutefois, si cette quête de récits
vivants, fondée sur l'impératif rêvé de
réduire la distance politique, fondée
sur de profonds désirs d’unité
symbiotique entre corporations,
générations, classes - Michelet parle
de réchauffer
le corps social
-
pour une France post, puis
contre-révolutionnaire, a bien permis de
porter l'attention sur des patrimoines
narratifs, sur des expressions
caractéristiques, sur un imaginaire de
la mémoire contée, sur les expériences
propres à une transmission orale des
savoir-faire, des savoir- être et
vivre, ces inventaires ont finalement
laissé de côté la physionomie des voix.
Malgré ce primat accordé à l'oralité,
ces souples nuances ou grandes
catégories de la voix resteront non
perçues. Et qu’elles soient chansons,
légendes, proverbes ou exclamations
publiques, ces paroles captives de leur
recueil, ne se laissent ni voir, ni
entendre.
On pourrait arguer de la difficulté
technique. Certes. Mais la question de
savoir comment écouter, penser, traduire
cette conscience de la voix dans la
parole, la question de savoir comment
mettre dans le langage ce qu'on entend
dans la voix
constitue un obstacle théorique,
sémiologique dépassant de loin le simple
souci pratique de l’enregistrement
sonore. Que la voix, en équilibre menacé
entre l'image acoustique et le sensible
signifié, entre la maîtrise et l'aveu
soit cet instant indivisible, à
la limite du représentable
linguistique,
déjà les Encyclopédistes du dix-huitième
siècle
et Rousseauégalement,
le reconnaissaient.
La voix est un défi à la description
parce qu'elle est elle-même un
indescriptible audible.
Peut-être est-ce en raison de ce défi
lancé au langage par la voix mais, après
leurs précurseurs folkloristes, les
ethnologues contemporains qui vont
développer leurs chantiers, affiner
leurs collectes et leurs regards
relatifs aux traditions orales ne vont
pas vraiment se préoccuper - hors
travaux spécifiques de la musicologie -
de la vocalité,
ce phénomène aérien, corporel et
transcendant, ce souffle-anima
non discursif que les sciences sociales
ont bien du mal à concevoir au titre
d'objet d'étude, à la croisée
ontologique de l'individuel et du
social.
La voix relève de la catégorie de
l'entre-deux,
entre chair et chant, entre indice et
affect. Elle est encore cet inédit de
l'observation. Souvent perçue comme élan
matriciel d’adresse à l’autre, elle est
aussi communion, partage sans dessein.
Couramment saluée comme "capteur
émotionnel"
primordial, elle est aussi considérée
comme épiphénomène des significations
échangées, en bordure résiduel du sens,
plutôt appréhendée par défaut, à la
périphérie de ses accents ou
prononciations discriminantes. Car,
malgré ses composantes phoniques et
métriques, la voix qui peut hypnotiser
des foules pour le plaisir et pour le
pire parfois, se présente toujours
comme une énigme. Toutefois, si l'on
continue à l'estimer imprédictible, on
l'identifie également en tant que
« mode mineur de la réalité »
langagière.
Il en va ainsi parce que la voix
questionne les limites entre langage et
non langage. Qu'elle se situe dans le
langage et non dans la langue, précisent
ceux qui placent le langage dans ce
style musical de la langue, que les
grammaires sont inhabiles à
représenter…et qui échappe toujours
à l'ordre des signes.
Elle est entre deux rives … sémantique
et sémiotique. Le mouvement de la voix,
ses intonations, ses scansions, ses
étouffements, ses témérités, tout se
teinte de valeur morale, biographique et
psychique. Tous ses pleins, tous ses
manques font symptôme, si ce n'est sens.
Pourtant, si une telle plasticité de
traces s'articule bien aux symboles
verbaux, elle n'est cependant pas
constituée de signes linguistiques.
L’acuité tonale du mot n’est pas un mot,
c’est un désir de convaincre, une
dérobade, une réminiscence, un appel,
une rage…un toucher de l’être. C’est un
dire évadé du discours, le devançant, un
prédire… un indicible au
sens radical du terme. Est voix,
tout ce qui du signifiant ne concourt
pas à l'effet de signification.
C'est - heureuse métaphore qui
dessine bien l’ambivalence fondamentale
de l'émergence vocale - la note
bleue, le lieu absent, lié à l'attente
d'un signifiant
délivré des codes du verbe.
Il en va ainsi parce que, geste et
symbole, la voix est un indécidable qui
parle des limites entre nature et
culture ; en particulier en ces textures
vocales les plus corporelles, que sont
le souffle et le cri. Le souffle
lui-même est duel. Tantôt il se pare de
l'aura de la spiritualité, comme
l'indique son étymologie. Tantôt il
évoque le rappel de l’organique. C'est
comme un cœur dans le ventre.
En réalité, toute une topique culturelle
de l’ascension, voire de l’assomption,
du haut et … du bas, celui de la
régression, des ténèbres et des cavités
traverse la symbolique de la voix. L’en
deçà du langage menace toujours la voix,
dans ses défaillances, ses bruitages,
ses dérapages hors sillon rhétorique de
la langue. Il menace surtout la voix de
l ’Autre, étranger de culture et de
classe dont tous les contours vocaux,
timbres et inflexions autant que la
dramatique d’énonciation, vont sembler
suspects. L'œuvre littéraire a parfois
su rendre compte des grands rejets et
dégoûts sociaux par le trait
pointilliste, le menu détail des
silhouettes, l'éclairage rapproché du
grain, de la mosaïque des conduites.
Aussi Marie-Caroline Vanbremeersch
va-t-elle analyser, dans son étude du
roman balzacien, l’écorché vocal comme
marqueur paroxystique de la
stigmatisation sociale. Les voix
paysannes apparaissant en ces textes,
sont pétries de grognements, de
raclements, de hurlements. Elles sont,
selon son terme, tout à fait zoologisées .
En effet, cette délimitation entre
nature et culture se redouble de la
séparation entre l’humain et l’inhumain.
Le lieu de la voix peut aisément marquer
ce passage, signifier ce basculement
hors civilisation. Dans ces limbes du
langage, on peindra des sons inarticulés
ou désarticulés qui donneront toute
garantie soit pour argumenter la folie,
soit pour confirmer une humanité déniée,
soit pour authentifier l'indiscipline
primitive des affects.
Ô combien paradoxale, la voix qui est si
personnelle, porte dans le même temps
tout l’anonymat des mimétismes sociaux
qui l’ont façonnée en ses notes
fondamentales. Car ce « je » est un
« nous » charriant toute la dimension
polyphonique involontaire de nos
collectifs d’appartenance, se souvenant
de l'écho des statuts successivement
endossés, sans parler des injonctions de
situations qui en régulent
l’expression, la retenue et le jeu.
L’image du miroir et du voile,
prise pour titre de ce chapitre, est là
pour suggérer que si la voix,
incorporation du symbolique, est bien
lisière entre résonance d'un rôle et
résonance d'un arrachement secret,
sur la ligne de partage des eaux de
l'être,la
lisière est bien de nature instable,
souple, vulnérable. Le caractère
révélateur de la voix est elliptique. Il
y a des paroles qui, sous les
conventions du juste ton, du bon ton
disent l'éclipse du sujet, l'exténuation
du langage et la mort de la voix. Mais
notre identité sonore, ne se réduit pas
au simple inventaire des acquis, au
contraire, elle est quelquefois
émergence de ce que l'on ne connaît pas
de soi. Entre art et clinique, des
musicothérapeutes insistent sur la
reconquête créatrice de cet incognito
intérieur
par la dimension sonore de la
subjectivité que structure
l'inconscient. Je est un Autre et
l'altérité se dévoile grâce à l'accueil
silencieux d'un chemin ouvert à ses
propres dires, son propre timbre, sa
propre voix, dans (et au delà de) la loi
du signifiant. Quoi que
disent les mots, la voix les déborde
toujours pour faire substance où le
futur vient, à chaque instant venant,
prendre forme.
La voix est alors examinée comme champ
des possibles de l'être. C'est une
utopie, non de l'Ego, mais du Sujet qui
pourrait se profiler dans le théâtre
inouï de la voix.
Inouï, ce théâtre parce que la voix, à
l'orée du dedans et du dehors, aux bords
des lèvres, fait surgir l'intime entre
mouvement de soi et fruit du corps.
Inouï, ce théâtre parce que seule
l'image peut visualiser la voix en
particulier dans ce qu'elle a de plus
imperceptible : son tact, ses drapés,
ses plissés sensibles comme le tissu, au
moindre mouvement de l’air et du cœur.
Inouï, ce théâtre parce que la voix se
conjugue au futur antérieur, qu'elle
incarne le continuum réel, imaginaire,
les forces vives de notre subjectivité ;
qu'elle porte les empreintes, les
tressaillements, les aspérités des
émotions fondatrices d’une trajectoire.
Et cela, que ce soit, version parlée ou
version chantée, dans le cours ordinaire
des interactions, ou bien dans
l'exhibition de la scène. La voix
n'est pas immuable, elle évolue en
fonction de l'âge, de la culture, de
l'expérience, cependant la voix, c'est
l'authenticité d'un homme ou d'une femme
qui serait le plus vrai possible par
rapport à son enfance confie, par
exemple, le comédien Michel Bouquet.
Invocations
La langue
de théâtre ne se réduit pas à un système
de signes, de sens, pas plus qu'à un
système de sons ou à une structure…Elle
naît d'un ébranlement
nerveux, musculaire … qui engendre
un double tissé de souffles et de
matière poreuse : le personnage, qui
appelle par les mots … qui transmet, au
delà du sens, un éveil par les sens…
La scène délie, amplifie le verbe dans
le volume des voix. Au contraire de la
page qui offre à la parole le support
d'un dialogue linéaire. Aussi que ce
soit théâtre inouï des voix populaires
parlées ou chantées, on se heurte au
problème récurrent de leur restitution
textuelle. Nous avons précédemment
souligné ce constat de vocalité refoulée
dans la retranscription de l’oralité
même.
En effet, comment nourrir de l'emprise,
des battements, de l'imaginaire d'une
voix, ces dires, ces langages plongés
dans le silence de l'écrit. Lorsque
cette voix n’est autre que celle de
l’auteur, la réponse du poème – cette
culture maintenue de la parole et de
l’écoute Orphique – peut éventuellement
y pourvoir…Mais dans les exercices plus
modestes de la prose qui conviennent aux
sociologues, ce jaillissement des
émotions dans la pression des mots,
n'est pas d'une traduction aisée. De
plus, cette prose ne se décline pas au
nom de sa propre voix d’auteur, mais
elle est supposée instaurer, restaurer
la voix de l’autre, de l’absent, la voix
des autres : interviewés, enregistrés,
écoutés, réécoutés. D’où ce titre
Invocations au pluriel. Invoquer,
c’est appeler des présences lointaines
ou disparues. En effet, la manifestation
de la voix des absents dans le texte,
pose la question de
l’écriture "incantatoire" , au sens où
il s’agit d'instiller l'image, l'extase,
l'écart d’une voix Autre dans ce lieu de
la sensorialité distante qu'est le
logos.
Plus globalement d’ailleurs toute
écriture porte, en elle, le deuil de la
parole. Elle le porte comme une
opération logique, comme un chagrin,
c’est selon. Pour le texte de l’ethno-sociologue,
cela se complique. En effet, son
référent empirique, sa « réalité »
s’élabore, pour partie réduite ou
majeure, sur matériau, ou au moins, sur
fond d’énonciations, d’interlocutions,
d’interactions verbales. Au commencement
est la parole, parole bruyante ou parole
rayonnante ou défaite. Le texte
sociologique est pris dans des textures
parlées. Conventions d’échanges,
paroles-signes, paroles-liens, paroles
tues, mots-chocs, mots-boucliers,
mots-larmes. Le corps des mots, voilà le
sol natif de cette empirie. Le corps des
mots, qui désignent bien autre chose
qu’eux-mêmes, voilà l’aire sémantique où
il faut tendre à se déployer. Car à
défaut d'être des choses, les mots dans
la voix sont aussi chair, flux et trame
psychiques. Le verbe sociologique serait
alors, non moins radicalement que
d'autres, lié à cette
pulsion invoquante
qui sonne, résonne et travaille dans
l'échange intersubjectif.
C’est donc plus qu’un oubli détaché, ou
qu’une vague mélancolie des voix
éteintes, qui se jouent, se rejouent
incessamment dans ces formes
scripturaires. Le deuil de la parole se
pose, peut-être, en creux de l’écriture
sociologique, comme un abus paradoxal de
la raison. De là naît souvent, cette
tension avec laquelle chacun, à sa
manière, doit composer. Tension entre
monologie réductrice de l’interprétation
et tentation d'effacement de son propre
discours devant la parole de l’autre.
C’est dans cette tension que l’écriture
se dépense et se consume.
La parole sur l'écriture dans les
sciences sociales est immédiatement
problématique puisqu'elle ne peut
s'entendre qu'en rupture, qu'en marge.
Comme avènement réflexif instable, voire
même, comme imaginaire errant. Et
surtout, comme avènement contemporain de
cette phase de déconstruction de la
sociologie. Déconstruction de ses
positivismes dont la culture, l'ordre
théorique
sont, eux-mêmes, fondés sur un fait de
langage, sur le pari rationnel d'un
langage épuré de ses lexiques courants,
des frôlements de l'analogie et de tout
affect ; pari en somme, corrélé au rêve
hautain d'une épistémologie cristalline.
Aussi cette question du rapport
voix/texte ne se réfère t- elle qu'à
certains types de pratiques et
d'écritures sociologiques ; celles
postulant non seulement qu'il n'y a pas
de narrateur qui puisse s'abstraire de
sa narration mais de plus que tout acte
scripturaire est un acte de substitution
aux absents dont il porte nécessairement
l'ombre ou l'écho. On ne retiendra donc
ici que des écritures sociologiques
acceptant cette marque de l’implication
intersubjective, cette ponctuation des
mouvements d’empathie dans leurs
énoncés. Une fois ce cadre admis,
plusieurs scénarios d'écritures sont
possibles :
1- Celui
d’une écriture qui donne le premier rôle
aux propos recueillis et limite
l'intervention auctoriale à un patient
travail de montage. Le langage
conceptuel s'efface alors pour "laisser
passer" ces pointillés de l'anecdote,
cette culture témoignant de
savoir ordinaire, d'impressions,
d'expériences et d'épreuves en une
mosaïque de traits radicalement
étrangers au métronome de l'abstraction.
Sans prendre les formes de l'ethno-roman
où domine la recomposition par le
personnage et l'idéal de la fiction
vraie, cette écriture est
polyphonique. Il s'agit d'une
écriture-filtre où l'analyse se lit sans
s'exposer.
Paroles émergeantes de femmes salariées,
paroles noires des femmes de
mineurs…tous les dits, tous les
silences, étouffements de ces récits de
l'autre genre, mobilisent dans la
sociologie du début des années
quatre-vingt, des écritures de ce
registre. Dans ce chantier ouvert des
mots sur les mots, le ton est celui de
l'engagement, celui d'une prise de
liberté.
Je voulais rendre ces femmes, ces
oubliées des mines, bien vivantes dans
l'esprit du lecteur. Je voulais que ce
soit elles qui parlent,
elles, qui avaient si peu parlé de cette
mémoire, sans cesse rattrapée par la
mort ; si peu parlé de ce destin
toujours en deuil d'un père, d'un frère,
d'un mari, ou d'un fils. Dans ce
contexte où je commençais moi-même à
produire des textes, travaillant avec
des récits ouvriers, je fus frappée par
un livre rare, celui de deux sociologues
le temps des chemises –
la grève qu’elles gardent au cœur où
l’intervention des auteurs n’opérait que
dans les coulisses, dans le travail des
raccords, des coupures, des coutures
effectués à partir des matériaux
d'observations et d’entretiens dont
elles disposaient. L’interprétation
n'était donc là présente qu’en
filigrane. Au sens propre, elle y était
sous-entendue. Et les énoncés croisés de
ces ouvrières occupaient le centre de
l’attention. Au final pourtant, on y
entend davantage la polysémie des prises
de parole que la polysémie des voix.
Faut-il se contenter d'un simple rôle de
passeur, dans ce retrait - limite de
tout discours interprétatif manifeste ?
Faut-il mieux laisser son écriture se
glisser entre leurs mots ? Et sous quels
modes d'intersection des langages de
l'expérience et de la science, peut-on
le mieux, faire entendre la polyphonie
des sens ? Il s'agit là de politiques de
l'écrit où l'on suit des pentes
d'époque, des repères initiatiques, des
préoccupations formulables, où l'on
avance finalement par intuitions dans
une nuit.
2- On peut également faire l'hypothèse
qu'écrire en sociologie, comme en tout
autre acte scripturaire réflexif, c'est
poser la question des limites "poétique"
du dicible, c'est poser la question de
la vérité
métaphorique,
la question de la symbolisation à
l'épreuve du style. Car en ce sens,
interroger l'écriture en sociologie
revient à faire entrer la sociologie en
écriture, revient à soumettre le texte
des sciences sociales aux exigences de
l'acte littéraire. Ce qui signifie
accepter de se mouvoir dans le verbe
d'une recréation. Ce qui signifie se
situer à l'horizon de cette mutation du
langage où celui-ci, plus que véhicule
d'informations, plus que signe, prend
l'épaisseur d'une matière ou d'un
médium.
Cela
peut même signifier, se situer dans le
mouvement du poème, figure iconique de
ce jeu de miroirs entre le sens et le
son, qui se dépense alors, en quelque
sorte, non plus au dehors, mais au
dedans.
Je garde l'idée, depuis mes premiers
travaux sur les métiers ouvriers de la
métallurgie,
qu’écrire en sociologie, c’est assumer
son rôle de metteur en scène. C’est
régler la lumière et le son. Soigner le
décor. La pièce fut ailleurs écrite et
jouée. Ecrire veut donc dire préparer
l’espace du rejeu, mais en un style
herméneutique qui laisse sa chance à
l’évocation symbolique.
En ce moment, écrire sur "la voix
réaliste chantée",
c’est essayer de me frayer une voie à
travers la sémantique et l’imaginaire de
cette catharsis esthétique de la
tristesse, qui me semblent
l’essentiel à dire de ces voix-là.
Ecrire sur cette voix chantée, c’est
bien sûr effectuer tout le travail
documentaire, ethnographique sur le
genre, ses thèmes et ses sources. Et
puis, écrire sur ces voix, c’est aussi,
après les avoir suivies dans leur
transe, tenter d’en retraduire l’émotion
par le détour d’une poétique, d’un
langage lettré par conséquent, mais
dont l’écart peut justement susciter une
autre écoute ; une écoute plus
réceptive à des voix devenues, par
distance sociale et distance du temps,
étrangères à l'oreille contemporaine.
Le texte fut écrit dans la pensée d’une
lecture à voix haute. Il est fait
suggestion que le lecteur accorde son
oreille à ce qui, pour lui, décolle de
la page : car sans ce que l’oreille
percevra – de variation de tonalité et
de rythme ou dans la coupe ou dans le
souffle de l’élan – une bonne part de la
signification lui échappera.
Ces lignes sont extraites de la préface
de l’ouvrage de James Agee et de Walker
Evans
sur les familles des métayers de
L’Alabama dans les années trente. Il y a
dans ce développement, une autre
proposition, que je suis tentée de
suivre puisqu'elle invite à la
production d'un texte à entendre du
dedans, autrement dit à une autre
rationalité de l'interprétation, à une
autre sublimation de l'entendu, et donc
à une autre politique de l'écrit.
L'interprétation est, par nécessité, une
rationalité qui, à la limite, évacue
l'expérience qui, à travers le procès
métaphorique, vient au langage.
Pourtant la destruction du métaphorique
par le conceptuel, n'est sans doute pas
la seule voie de l'interprétation. Toute
rationalisation n'a pas à se placer sur
ce terrain testamentaire. Elle ne se
doit pas d'être, toujours, "la mort qui
saisit le vif". Une autre idée se fait
jour, que l'écrit des sciences sociales
n'aurait qu'à dire la raison
sensibledes
actes. Ce désir de révélation
esthétique n'est d'ailleurs à prendre
qu'en son écho primitif. Il s'agit de
mettre en avant cette æsthesis,
"cette expérience sensible d'un sens";
pour replacer l'interprétation dans le
dynamisme de l'énonciation métaphorique,
cette faute calculée.
3-On peut enfin décider d'un choix plus
radical : celui d'une écriture
mimétique épousant pour convaincre le
franc parler, les tactiques
d'énonciation des
interlocuteurs, réinventant les brèves,
les heurts et les rires de la parole
livrée. Sans doute, est-ce la manière la
plus généreuse de porter à forte
résonance, la voix de l’Autre dans son
texte et grâce à un style décalé -
série noire- de faire surgir en écho
militant, ces fragments de vies mises à
distance de l'histoire. Cet énoncé au
ras des mots, des insoutenables de la
parole populaire écartée dit combien
l'enquête avant d'être co-écriture, fut
d'abord un partage d'épreuves.
Johnny c’était son idole. Il ne
connaissait pas Higelin. Il ne savait
pas que lui aussi était amoureux d’une
cigarette. Lui, il n’aimait pas les
roulées. Il était aux Gauloises.
Beaucoup de Gauloises et depuis
longtemps…/ Elles ont eu sa peau, Il
n’est plus là. On ne peut pas savoir si,
après tout, il n’aurait pas aimé aussi
la chanson d’Higelin. Il y a, comme ça,
plein de choses qu’on ne peut plus
savoir. Il y en d’autres qu’on sait.
Pour lui, le monde s’est longtemps
divisé en deux, les gros et les petits,
les patrons et les ouvriers. Il a bien
vu que ça ne marchait plus exactement
comme ça. Ces dernières années, les
choses s’étaient compliquées. Et lui, il
a toujours détesté les complications.
Alors, il s’est trouvé un autre point de
repère. Il y avait les pauvres cons et
les autres. Il disait très souvent :
moi, je ne suis qu’un pauvre con. Cela
voulait dire, je fais partie de ceux qui
n’ont rien compris…/
Il avait bien un toit et une famille
mais ça aussi c’était compliqué. Garder
le tout sans travailler, on ne peut pas
dire que c’est se laisser vivre. Il
s’est laissé mourir. Sans rien dire ou
presque. Il est sorti de ce qui, vu de
loin et par temps de brouillard, essaie
de ressembler au monde du travail pour
une histoire de cigarettes. Et merde
qu’on arrête de nous prendre pour des
cons, a-t-il balancé au formateur -
contremaître qui
encadrait un
énième stage. Arrêtez de vous foutre de
notre gueule comme si après vos stages à
la con, on a une chance de trouver un
vrai boulot. Alors qu’est-ce que ça peut
foutre que ton mur, il soit repeint en
trois ou en huit jours, tout le monde
s’en balance. Pourquoi ça te défrise que
je m’arrête cinq minutes pour fumer ma
clope. Et il est retourné fumer ses
Gauloises dans sa cité.
Si je déroule là cette citation mise en
ouverture du livre d'Annick Madec,
c'est d'abord que seule une séquence
longue de l'énoncé donne la mesure de
son intensité. C'est aussi que cet
extrait permet d'aller à quelque chose
de crucial pour l'écriture et la
sociologie. En effet, il nous confronte
à "ces espèces du dire", que
j'appellerai - à la manière de la beauté
terrible évoquée par Yeats - les dires
terribles du "voilà tout" dont la force
sans ornement tend à anéantir toute
rhétorique surplombante de
l'argumentaire savant. Plaintes,
suppliques, insultes, cris, appels,
gémissements de l'extrême isolement.
Jean-françois Laé à propos de l'enquête
menée sur l'argent des pauvres,
parle de crise majeure de la restitution
interprétative quand la matière
sociale même à travailler est
constituée par ces échappées du
discours, par cette tempête
d'affects forçant à dire le plus
nocturne, le plus malaisé de
l'humain en déroute. Dans la quête d'une
telle saisie, le texte sociologique se
fait écorché de narration, innervé de
toutes les rages, de toutes les
impuissances antérieures au récit. Nous
insistions précédemment sur la
métaphore, ces écrits en appellent
plutôt à la médiation de
figures-types,
de personnes-personnages traités comme
passeurs de sens.
Palimpsestes
J’évoquais précédemment voix chantée et
voix parlée : ce qui n’est pas la même
question ; mon propre « terrain » de
recherche étant actuellement celui de la
voix chantée. Chansons et chants
offrent, en effet, un vrai théâtre à la
voix, puisqu’ils restaurent le vocal au
centre de l’énoncé, puisqu’ils donnent à
entendre une texture (de timbre, de
souffle, d’inflexions, de puissance)
mais une texture stylisée du toucher, de
l’extase, de la jubilation de la voix ;
puisqu’ils donnent éventuellement à voir
– en une gestuelle spontanée ou
travaillée – la réverbération acoustique
de cette stylisation vocale, à travers
tout le corps.
Au journaliste qui parle à « Damia » de
« ses gestes bouleversants » dans son
interprétation de « La garde de
l’hiver », qui évoque « ce bras
s’élevant lentement, donnant
l’impression de voir se lever le
soleil » et lui demande à ce propos, si
elle faisait cela d’instinct, Damia
répond
avec vivacité : D’instinct non, j’ai
vu monter le soleil … alors j’ai levé le
bras. C’est pas malin de faire monter un
soleil.
En effet, ces chansons tout à fait
circonscrites dans une époque et un
milieu, nous confrontent en leur temps à
un phénomène nouveau dans le répertoire
populaire. Au regard des succès de la
première vague des chansons sociales,
ouvrières d’un Jules Jouy, d’un
Jean-Baptiste Clément, d’un Charles
Gille on constate, à partir des années
vingt, une rupture : l’avènement d'une
chanson réaliste (dite aussi « chanson
vécue », « chanson humanitaire ») où
l'intériorisation du pathétique prend
son essor. Ce sont des voix plébéiennes
de femmes, qui ont souvent fait leur
« apprentissage de projection vocale »
dans la rue, le vent et le bruit, qui
vont incarner cette nouvelle
subjectivité de la douleur attachée aux
aspérités « peu cultivées » de leur
chant. L’inouï de ce théâtre populaire
de la voix chantée : c’est la parole, la
mélodie donnée à une intimité de la
plainte. Aussi, dans un terrain social –
prolétaire et urbain – où l’épanchement
des sentiments n’est pas de mise, où
seul le silence sied dignement à la
souffrance, des femmes comme Berthe
Sylva, Frehel, Damia, Yvonne George,
Nitta-Jô, Germaine Lix, Andrée Turcy et
la môme Piaf bien sûr,
vont via la voix, les mots, les usages
de leurs modestes chansons, exploser
l’inhabituel, l’inconnu, c’est à dire
l’éloquence des larmes , celles du
désarroi, celles du désir aliénant,
celles de la cruauté, celles de la
fureur, celles des dérives dans « l’addict »,
celles de la vie et de la mort éprouvées
en leur nudité. L’avènement du sujet
plébéien dans le théâtre de la voix, se
fait sur les sombres modulations de la
détresse et du cri.
Le théâtre intime et primitif de ces
voix réalistes :
- Il est celui de voix indisciplinées,
heurtant en tous points (expressivité
optimale, nasalisation, réalisme
respiratoire, ponctuation des soupirs en
leurs variations érotiques ou
mortifères) l’idéal humaniste de l’œuvre
vocale. Ces voix, reliées en cela à la
tradition des chansons populaires
d’Europe, utilisent toutes les
ressources contrastées d’une mise en
écho du corps dans la voix. Ce sont des
voix du corps rapproché (par le souffle,
les abords du sanglot) où la rugosité du
timbre occupe le rôle principal.
- Il est celui d’un art brut enlacé à
des vies brutales. Ce moment de la
chanson est aussi celui d’une grande
connivence entre l’interprète et ses
paroliers, qui sont à la fois
compositeurs et confidents. Je crois
que j’ai une personnalité qui difficile
à caser. Il faut qu’on me donne quelque
chose qui aille avec mon tempérament
/.../ La chanson ça ne s’apprend pas, ta
vie vous apprend beaucoup de choses et
quand on a un peu souffert, on sait
l’extérioriser déclare Damia en 1958.
Les paroliers furent alors, dans un
répertoire, entre l’image musicale d’une
biographie. Magie de la rencontre
organisée entre l’art et la vie. L’effet
de miroir sera porté à son comble quand
s’ouvrira sur scène, ce journal intime
de la chanson.
- Il est aussi celui d’une composition
avec la lumière qui va souligner la
dramatique auditive. Cette plainte
passée de la rue à la scène, y trouve
son véritable espace d’expression.
Décrire la voix chantée se fait dans la
recherche oblique de correspondances.
Car écrire la voix, c'est souvent se
faire peintre. Regarder des espaces, des
couleurs, des costumes, une scène qui va
servir d'écrin à la voix. Puis
s'approcher, regarder les mouvements
expressifs, imperceptibles. Aller du
visage aux gestes et regarder le
déploiement de la voix dans les yeux et
les mains.
Bien sûr, le film de la voix (rare, pour
plusieurs chanteuses de ce corpus, du
début du siècle aux années 60) ne suffit
pas. Mais les métaphores visuelles -
l'œil est meilleur analyste que
l'oreille - sont plus accessibles.
Rideau de scène opaque, disparition de
l’accessoire du café-concert, creusement
des ombres, détachement lumineux des
gestes de l'empathie expressive : c’est
sur fond de contraste accentué des noirs
et des blancs que l’œil va entendre le
scénario de la voix. C’est donc tout un
dispositif réajusté des signes qui
délimite ce modeste théâtre de la
plainte. Et c’est sur un registre
polysensoriel de la confidence
pathétique que sera accueilli le toucher
vocal de ces timbres et de ces souffles
ténébreux.
Dans la voix de ce théâtre réaliste
primitif, l’écriture stylisée de la
plainte. Sous cette écriture, la
recherche artistique actuelle d’un écho
plus adapté aux sensibilités
contemporaines. C’est la troupe du Menteur
volontaire qui propose en 1998, un
spectacle intitulé La Morsure de la
chair, le théâtre de la chanson réaliste
1922-1935. Il s’agit bien
d’une œuvre née d’une retraduction,
d’une recomposition, d’une écoute
renouvelée de l’original. Le théâtre
réaliste y devient théâtre plus
expressionniste pour rendre à nouveau
audible la force d’un chant qui dit une
époque et un peuple en proie à
l’anxiété, à la préoccupation de la
mort, à des désespoirs tant privés que
collectifs. Ce nouveau théâtre
transfiguré de la voix réaliste s'appuie
sur toute une série de déplacements
proposant d'une part l’intégration de
ces chants à l’univers de la sensation
exacerbée, et d'autre part la
dissociation de tout ce que le théâtre
primitif unissait … voix, mot, musique,
décor, interprète.
Les chansons deviennent des textes agis
par l’art oratoire des acteurs. La
violence des images, la noirceur de ces
chansons sont passées dans les décors
traités comme des tableaux : décors
d’habits souillés, d’objets bancals, de
villes dévastées. Les lignes mélodiques
détachées des paroles reviennent en
courtes ponctuations dans une
scénographie où dominent les effets
visuels. Le souffle de dénuement qui
habitait ces voix … devient dénuement
des corps dans une atmosphère de grande
tension, de grande vulnérabilité étant
donné l’espace très confidentiel de la
représentation.
Bref, il s'agit d'un autre théâtre
inouï osant dire ces textes sans
jouer de personnages, pour en faire
résonner les interrogations profondes
auxquelles ils renvoient ; osant assurer
la difficulté de ce style littéraire,
osant réfléchir sur le passage de
la voix chantée à la voix parlée,
surgissant de l’ancien comme le vif
saisit le mort. Et sans doute la voix –
qui est aussi imaginaire du langage –
naît-elle de ces différentes strates
d’écoutes successives la faisant
signifier, résonner sous plusieurs
modes. Sans doute ne peut-elle
apparaître à l’esprit qu’à travers ses
messagers attentifs qui, acteurs,
écrivains, metteurs en scène,
thérapeutes, artisans des sciences
sociales, n’ont pas toujours le visage
du Maître de chant.
Une musique antérieure au sensible…
La
représentation théâtrale des paroles
fortes de la vie ordinaire peut mener à
ce questionnement sur l'écriture. Et
c'est un exercice curieux que ce suspens
réflexif sur la pratique textuelle …
Comme s'il vous conduisait à un aveu
d'écriture.
L'aveu souvent appelle la sanction ou
bien le pardon. Dire, c'est perdre
affirme Pascal Quignard,dans
son essai très érudit sur la Haine de
la musique. Oui, dire c'est
s'éloigner davantage de ses
interlocuteurs. C'est ressentir, dans
les portraits symboliques, l'absence.
Mais en creux de l'absence, la présence
aussi, puisque la fiction d'écriture,
ici, est réaliste. À la
différence de la fiction littéraire,
elle ne permet pas d'oublier le rapport
essentiel au référent, elle ne permet
pas d'oublier cet impossible rapport
littéral au réel.
Dire, c'est perdre mais il y a pourtant
une innocence nécessaire à l'écriture,
si l'on veut que la verve métaphorique
s'y insinue, si l'on veut que la
mécanique rhétorique soit, parfois,
dérangée par la vie toute crue. Ecrire,
c'est perdre. Perdre provisoirement
le réel que l'on se réapproprie dans
nos ombres intimes. Perdre
provisoirement le dehors, pour ramener
de la plongée profonde, moins précieux à
la lumière que dans le secret des eaux,
un peu de rouge, de jaune, un peu
d'ambre.
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Joëlle DENIOT
Professeur de Sociologie à l'Université de Nantes,
membre nommée du CNU.
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