Rêver la chanson française
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Fin du XIXe siècle, les
cadres du divertissement
populaire urbain se
multiplient au gré d’un
marché peu contrôlé. Sur
fond de crise
économique, les "
faiseurs " de spectacle
recrutent. Mais, ce sont
désormais des femmes
interprètes, et non plus
des paroliers de la
chanson militante, qui
vont incarner les
figures vocales du
peuple et de son destin.
Car, si la veine comique
continue, et si le
music-hall va bientôt
installer ses décors de
paillettes, c’est une Damia, une Berthe Sylva,
une Yvonne George, une
Fréhel, plus tard une
Piaf qui porteront
très haut cet imaginaire
d’énergie tragique émergeant de
l’épopée et de l’héroïsme
populaires.
Avec d’autres
inflexions sociales et
musicales, mais dans une énergie
de vibration comparable, nous
accueillerons quelques décennies
plus tard voix et chansons d’une
Barbara. Ce texte suit le chemin
de cette destinée féminine de la
chanson, écoute dans l’élan de
ces voix de femmes, l’écho de la
vie sociale et imaginaire du
peuple. |
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Sur le fil de la vie, elles ont
chanté… |
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A travers la force de la
voix,
on devine une autre
force
La douleur, comme un
deuxième amour
Savannah Bay
Marguerite duras,
Minuit, 1983 |
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La chanson ne
fut pas toujours
considérée comme cet art
mineur, cette chose du
peuple, pour un peuple
débauché, aliéné,
courageux ou ardent[1].
Elle ne fut pas toujours
entendue comme cette
expression maigre de "la
pensée de la foule"[2].
Cette destinée
populaire, la chanson
l'acquiert au XIX°
siècle, sous trois
lignes d'influences
croisées :
• Influence de cette mise
à distance hautaine
pratiquée par la
bourgeoisie établie.
• Influence de la
modestie d'origine et de
rang des nouveaux
faiseurs de chansons.
• Influence progressive -
via la reconnaissance de
la propriété littéraire
et artistique[3],
via la création de la
Sacem - d'un marché du
divertissement musical
préparant, loin de la
culture du cabaret, de
ses sociétés chantantes,
l'avènement d'une
nouvelle forme, celle de
la chanson-spectacle.
C'est pourtant, sur ce
fond de divertissement
apprécié de bien haut,
que vont apparaître dans
le paysage familier des
chansons, de véritables
figures vocales
féminines, encensées par
la critique lettrée.
Bien sûr, dans la
chanson, art fluide, de
libre circulation,
ouvert à tous, des
femmes auparavant, se
sont fait entendre. Peu,
il est vrai. Mais au
XVIII°, quand la chanson
appartient encore à
l'univers de la
littérature, pour la
chanson de cour, on note
quelques aristocrates,
parolières de recueil[4].
Pour la chanson du
village, du port, de
l'île, dans cette
composition locale, se
distinguent plusieurs
femmes-conteuses de
complaintes. Forte
tradition bretonne, mais
aussi tradition
insulaire acadienne, par
exemple[5].
Mais ce sont là
présences discrètes,
retrouvées grâce à
l'ethnographe, à
l'historien fouillant
archives ou témoignages.
Au contraire, sur une
période brève allant de
la fin du siècle à
l'entre-deux-guerres,
certaines femmes
chantent sur
l'avant-scène. Elles ont
pour nom Thérésa, Yvette
Guilbert, Yvonne George,
Suzy Solidor, Andrée
Turcy, Lys Gauty, Marie
Dubas, Fréhel, Damia,
Berthe Sylva, Marianne
Oswald, Edith Piaf... De
l'intelligence vocale
d'une Yvette Guilbert à
la puissance douloureuse
d'une Edith Piaf
s'éveillent un dire, un
imaginaire féminins du
peuple et de ses voix
dont nous cherchons à
esquisser les
surgissements, les
contextes d'émotion et
d'écoute.
Déambulations
En acceptant de perdre
H... je viens de prendre
le voile inexorablement
pour cette beauté
: la vie de femme qui
chante. C'est
Barbara[6]
qui, dans ses mémoires
interrompues, affirme
l'exigence de cette
beauté-là.
Evoquer Barbara est,
sans doute, paradoxal
dans cette approche des
pionnières de la
chanson-spectacle.
Epoque, univers musical,
public, répertoire :
tout semble étrangement
distant. Mais ce qui, à
l'encontre de tous ces
décalages évidents,
frappe alors
l'attention, ce sont
d'étonnants
rapprochements
biographiques, des
similitudes de forme et
de style dans la mise en
écho des parcours. Les
récits d'une Yvette
Guilbert, d'une Damia,
d'une Marianne Oswald,
d'une Fréhel, celui de
la moderne et "longue
dame brune"
s'organisent, les uns,
les autres autour de
quelques biographèmes
récurrents. Ainsi
voit-on se dessiner,
entre elles, une sorte
de lignée imaginaire
dont le trait vif, le
vibrato inaugural
résident dans cette
manière semblable
d'advenir, dans la
solitude, au désir
vital, au désir natif de
chanter.
"Beauté de vie de la
femme qui chante". Si
cette beauté existe,
elle se confond d'abord
avec la dureté d'un
arrachement ; elle
s'opère dans une forme
d'exil moral et matériel
; elle porte trace d'une
tristesse ou d'un
abandon originels. Si
elle existe, cette
beauté-là commence dans
un rêve obstiné de
consolation.
J'étais partie de chez
moi à 15 ans ... J'ai
fait figurante au
Châtelet. J'ai vu
marcher des nuits
entières, ne pas savoir
où aller, m'asseoir sur
un banc. Je me
réveillais, je ne tenais
plus debout. Ma mère
m'avait menacée de me
faire enfermer, et je
suis partie.
Marie-Louise Damien[7]
dont il reste quelques
entretiens enregistrés[8],
raconte, d'un ton ferme,
comment l'histoire de
Damia - son histoire -
prit son envol. Dans cet
éblouissement glacé de
la fugue. Fugues
enfantines dont Louis
Chevalier[9]
constate la
recrudescence dans les
milieux populaires, au
début du siècle. Fugue
enfantine dont Damia,
l'âge et le succès
venus, recrée la portée
initiatique sur son
chant :
Chanter, est-ce que ça
s'apprend ? oui et non.
La vie vous apprend
beaucoup de choses ...
J'ai souffert pendant
trois ans de ma
jeunesse, ça m'a dressé,
et quand on a quelque
chose et qu'on a un peu
souffert et bien, on
sait l'extérioriser.
Pour presque toutes
ces interprètes, la
plupart filles du
peuple, l'entrée dans la
chanson débute par cette
rupture de tout lien -
que ce soit revers de
fortune familiale - on
pense à Yvette Guilbert[10]
- ou bien héritage
d'extrême paupérisation
- on pense à Berthe
Sylva, Fréhel et Piaf
notamment - les unes et
les autres adviennent à
la chanson démunies,
parfois même sans feu,
ni lieu. Celles[11]
qui laissent quelques
témoignages conséquents,
insistent sur ces
longues pérégrinations.
Enfin dormir sur une
banquette de café. Le
porche où s'abriter. Un
crème au matin.
Repartir. Des essais de
modiste, de serveuse, de
vendeuse. Tentatives
avortées. Alcool. Tabac.
Excès. Et cette étrange
envie de chanter. Il est
vrai qu'alors, chanter
fait partie de la rumeur
des rues parisiennes, de
ses métiers ambulants
pour un temps encore,
associés au décor urbain[12].
"C'est la rue qui m'a
appris à chanter. En
passant devant les
bistrots, les premiers
phonographes à manchons
m'envoyaient de leurs
voix nasillardes,
amplifiées par d'énormes
pavillons, les refrains
à la mode. Je m'arrêtais
net, je restais
parfois... en extase
pendant des heures"
déclare Fréhel[13],
et Damia semble lui
répondre "Y'avait des
valses ... y'avait des
tas de chose. Quand
y'avait une chanson au
coin de la rue, moi
j'étais au premier rang.
Je me rappelle surtout,
celle que j'ai retenue
la première, celle que
chantait Eugénie Buffet"[14].Et
l'aventure de ces voix
qui se dit comme un
ravissement, s'ouvre
d'abord sur une errance.
Car ces silhouettes
d'interprètes de la
chanson se détachent sur
fond noir de
prolétarisation féminine
urbaine, quand s'étend
dans Paris et ses
faubourgs, sous la
férule de nombreux
directeurs de salle peu
scrupuleux, le marché
privé de la distraction
du grand nombre.
En ce début de siècle
quand Marguerite Boul'ch,
14 ans - qui deviendra
Fréhel - rôde dans
Paris, du côté de
Pigalle, des boulevards,
de la place d'Italie
pour traquer une
audition, la loi sauvage
de l'offre et de la
demande règne sur une
société de spectacle
prolifique et
protéiforme. Mimes,
danseurs,
contorsionnistes,
équilibristes, jeux de
cirque et répertoires du
café-concert se mêlent
en une palette
hétéroclite, très
instable. On offre à des
postulants, la scénette
impromptue d'une
brasserie, d'un
restaurant, d'un
cabaret, pour quelques
tours, quelques
refrains, quelques
pièces ou un repas.
C'est mêlées à ce vivier
de figurantes, de
figurants ambitieux ou
naïfs que ces
femmes-voix vont devoir
s'imposer. Imposer leurs
inflexions, leurs
déchirements peut-être :
c'est Berthe Sylva
quittant son Marseille
natal; c'est Yvonne
George venue d'un petit
cabaret bruxellois avec
ses chansons de marins,
charriant une lointaine
détresse ; c'est Piaf,
bien sûr, fille de
saltimbanques, venue des
ténèbres.
Pour ces femmes en
marge, tout commence par
un nomadisme du pauvre
soumis à tous les vents
de l'aléa. Pour ces
femmes en rupture, tout
commence par un
nomadisme du tourment,
propre à tous ceux qui -
déviant le destin -
cherchent à vivre au
plus près de leur rêve.
Et lorsque cette
exigence créatrice de
"fatalité modifiée" se
décline au féminin, elle
se paie au prix fort de
l'épreuve, dans une
confrontation avec
l'existence nue.
Car cette errance
spatiale au seuil de
l'aventure du chant, est
assurément symbolique
d'autres égarements
émotifs, d'autres
béances à vivre
désignant souvent, dans
leurs trajectoires,
cette absence sans
recours de l'amour
d'origine. Le parallèle
entre Fréhel et Piaf
est, à cet égard,
frappant.
Une petite enfance
partiellement délaissée
chez des grands-parents.
Des souvenirs sans joie.
Un grand manque
maternel. Un père
fuyant. Une
prompte exploitation
parentale de leur voix
enfantine. Un
vagabondage adolescent,
sans abri, sans attaches
dans Paris. Tout va très
vite : la menace de
prostitution, les
hommes, très nombreux,
leur dépendance sans
relâche à l'alcool et à
bien d'autres drogues.
Deux enfants
"miraculés", maladie
oculaire pour l'une,
diphtérie pour l'autre,
raconte la légende. Deux
femmes, au bord du
suicide, appelant un
amour sans réponse.
Orpheline de coeur, si
ce n'est de fait, l'une
et l'autre rejettent un
premier enfant mort en
bas âge. Finalement sans
ascendance, ni
descendance ces femmes
sont, aussi, des figures
mutantes, des éphémères
ne laissant d'autre
empreinte que la traîne
de leur chant ; vivant
dans ce rapport
extatique, fusionnel à
la chanson, seule
rédemptrice dans cette
voie de
l'autodestruction.
Lié, non plus au seul
désir de s'en sortir,
mais également à un
imaginaire à vif de la
dépossession, jamais
chant ne fut plus proche
de cette pulsion
rebelle, nocturne de
survie. Ce sont ces
phrases, ces énergies,
ourdies dans les nappes
phréatiques d'une grande
mélancolie qui vont
s'offrir à l'espace codé
du spectacle.
Le jour, je cherche un
emploi dans une ville où
je connais rien, ni
personne... Je me sens
seule au bout du monde
... On commence à
refuser mes plateaux
puis mes cafés. J'ai
faim [...] Un soir, je
descends pour me
prostituer. Ce n'est pas
le malheur, le grand
malheur ; mais c'est un
grand chagrin [...] Mais
je n'avais plus peur de
rien. J'aurai traversé
les murs, animée par un
désir obsessionnel, par
une certitude de chanter
un jour[15].
Si c'est à nouveau
Barbara qui parle, on
est surpris d'observer
que les mots semblent,
pourtant les mêmes. Pour
ainsi dire, extraits
d'une geste collective,
aux épisodes et tensions
dramatiques
substituables.
Lumières
Le second
empire avait étouffé le
mouvement des goguettes
républicaines[16],
ces lieux de réunion où
le peuple ouvrier fit de
la chanson plus qu'un
divertissement, une arme
retentissante, idéale en
son immatérialité.
C'était là, pour les
plus engagées d'entre
elles, sociétés
d'auteurs, ralliement
d'ouvriers,
d'autodidactes éclairés
où seule comptait cette
subversion de la parole
tantôt leste, tantôt
politique, plus ou moins
enhardie par l'ivresse
qui délie les langues.
Un estaminet. Le local
d'un marchand de vins.
Il n'y a, en ces
topographies, ni
attente, ni cadre où
déployer un spectacle
... cette nouvelle
disposition de l'espace
et de l'écoute. Chacun entonnait à son
tour devant l'assistance
la chanson qu'il venait
d'écrire [...] Et si la
voix faisait défaut à
l'auteur, il ne manquait
pas de camarades pour
chanter à sa place"[17].
Depuis longtemps
la censure
S'attache avant
tout aux journaux ;
Le travailleur ne
peut s'instruire
À leurs
quotidiennes leçons,
Mais il chante
sans savoir lire,
Monseigneur,
prends garde aux
chansons.[18]
Emile Debraux[19],
Savinien Lapointe[20],
Charles Gille[21],
Eugène Pottier[22],
Jean-Baptiste Clément[23],
ce sont là quelques-uns
de ces héritiers des
goguettes, s'inscrivant
dans cette épopée
militante de la chanson
populaire où dominent le
parolier et ses
engagements. Leur
répertoire réaliste
dénonce la crise sociale
ouvrière, les grands
massacres des
prolétaires du temps[24].
Il est aussi traversé,
chez un Charles Gille,
sans doute le plus
émouvant de ces
prolétaires chantants,
par les fortes ardeurs
de l'utopie.
Las de solder les
salaires
Des courtisans,
des valets
Les ouragans
populaires
Déracinent les
palais[25].
C'est dire, dans cet
horizon de sensibilité,
que chanter est d'abord
un verbe protestataire.
Mélodies, rythmique, en
décuplent parfois la
puissance, jusqu'à cette
unité de contagion des
colères qui ébranleront
vitalité et ferveur
collectives. Au fil de
ces chansons où
s'animent les images
d'un peuple rebelle, peu
de silhouettes
féminines, si ce n'est
celles de ces deux
soeurs-voisines
d'infortune, la
prostituée et la
chanteuse des rues.
Ainsi, parcourant
les ruelles,
Et comme les
grillons obscurs
La pauvre
chanteuse, sans ailes,
Soupirait sous
l'ombre des murs,
Les douleurs ont
des voix fatales,
Bourgeois, fermez
bien vos maisons,
Ses soeurs, les
petites cigales,
Ont fini leurs
chansons[26].
"Goguette où l'on
chante, Caf'conc' où
l'on écoute chanter,
quitte à reprendre le
refrain"[27].
Cette première
réorientation du
divertissement pris à
l'usage de la langue
chantée, est
effectivement décisive.
La chanson-spectacle,
creusant l'écart spatial
et symbolique entre
l'artiste et son public,
s'imposera par un
triomphe de l'oeil et du
toucher vocal. Dans un
espace scénique
redéployé, des femmes,
personnages souvent
venues de l'expérience
cruciale de la goualante
des rues - Thérésa,
Berthe Sylva, Fréhel,
Piaf - vont, pour
chanter le roman des
peuples, désormais
donner à voir leur voix.
Le Caf'conc' - on le
sait - fut une forme
très prisée du
divertissement citadin
du grand nombre. Dans le
contexte d'affairisme et
de censure politique qui
prévaut autour du loisir
populaire, le Caf'conc'
propose - outre les
chansons - un cocktail
bigarré de numéros issus
des arts saltimbanques
ambulants, ceux que les
tracasseries policières,
les interdits
administratifs avaient
désormais privés
d'espace. Chose rare et
pour une courte durée,
il est vrai, les classes
sociales, très clivées,
en cette fin de siècle,
vont, dans la fête
nocturne du
café-concert, se
côtoyer, sans se mêler
ni se confondre. Sur
cette aire
d'effervescence, la
distribution spatiale
veille à la hiérarchie.
Pourtant, des loges aux
secondes galeries, on
s'observe, on se frôle,
enveloppés par la même
vague de musique et de
bruit, furtivement
absorbés dans un
être-ensemble de la
jubilation.
Dans cet espace
socialement métissé de
la fantaisie, les
femmes, longtemps
éloignées de
l'exhibition du
spectacle, seront
désormais, non seulement
tolérées, mais vivement
recherchées. Registre
attendu de la pierreuse,
de la gommeuse, de la
diseuse, de
l'épileptique, le
Caf'conc' intègre des
personnages, des
caricatures de femmes.
Cet accueil, à fort
turn over, de
nombreuses chanteuses de
passage, joue d'ailleurs
sur une érotisation
scènique du corps
féminin dont la
disponibilité semble
accentuée par les
figures imposées du
répertoire grivois. Mots
d'hommes dans la bouche
de la chanteuse.
Frissons et petite
délectation dans le
public. On peut dire
qu'à peine arrivées sur
les planches, ces femmes
chantantes sont, de
suite, canalisées dans
des rôles inoffensifs.
Mais la scène est
ouverte[28]...et
dans le brouhaha, face à
ce public bien
indiscipliné, des voix
charismatiques vont
savoir capter
l'attention.
Son premier secret est
là : elle articule, elle
expédie les mots dans
toute la salle. Chaque
syllabe arrive en
flèche, décochée par le
gosier, par les dents,
par la langue, portée
par une claire onde
sonore. Son second
secret, c'est son flair
de chanteuse [...]. Elle
s'est trouvée là tout
exprès pour dresser une
statue gaie et macabre,
en chair, en robe claire
et gants noirs ; pour
faire entendre une voix
ennuyée et mordante qui
chante la noce sur des
airs d'enterrement. Et
puis, elle a sa personne
qu'elle plie à toutes
les gymnastiques, qui se
brise et s'évapore en
lignes fuyantes
lorsqu'elle disparaît en
un salut[29].Celle
qui salue sous les
laudes de Gustave
Geffroy, défenseur de
l'esthétique
naturaliste, c'est
Yvette Guilbert, cette
grande pionnière de
l'interprétation
chansonnière féminine.
Le café-concert avait,
en grande partie, mis en
faillite l'inspiration
didactique des
paroliers, mis hors jeu
le sens des chansons.
C'est pourtant, dans ce
contexte goguenard des
refrains de pure
distraction que s'opère
un double déplacement
des sensibilités
d'écoute et de regard.
• Le silence va se faire
autour d'un nouveau mode
d'expression, celui de
la chanson interprétée,
donnant à contempler le
scénario d'un timbre,
d'un geste, d'une
diction ...
• La lumière va alors
davantage cerner la
voix, ce mode sublimé
d'apparition,
d'exposition du corps
troublant de
l'interprète.
Yvette Guilbert, plus
encore que Thérésa son
aînée, dont les
descendantes se situent
du côté du music-hall et
des meneuses de revues,
incarne la conquête de
cet espace
d'interprétation,
installant la voix et le
dire féminins en son
centre. Costume
personnalisé, souplesse
du geste, gants noirs,
phrasé ironique, nuances
flûtées : Yvette
Guilbert donne à la
chanson, une
dramaturgie. Elle donne,
à ses matériaux
langagiers, toute
l'individualité d'un jeu
vocal. De nouvelles
synergies, mêlant
fascination et
complicité, s'ouvrent
entre l'artiste et son
public. Expérience plus
admirative, plus
contemplative, plus
sentimentale... ce sont
surtout les
femmes-interprètes qui
vont, sur cette période,
être les initiatrices de
cette autre découverte
sensible du spectacle
chanté. L'espace
masculin des goguettes,
c'était l'utopie de la
parole enflammée par de
violentes espérances.
Désormais, l'utopie du
message n'est plus aux
avant-postes. Elle
s'efface pour laisser
place à l'icône de la
voix hantée par de
grands désespoirs. Sur
le théâtre renouvelé
d'un néo-réalisme
sombre, la symbiose
emblématique entre la
femme, la chanteuse "des
ruisseaux", et la voix
fait recette et
merveille.
Car, aux Thérésiaques[30],
aux Guilbertistes[31],
vont succéder les Damiaques[32],
et les admirateurs
éperdus d'une Fréhel,
d'une Yvonne George. En
effet, c'est surtout
dans le registre
interprétatif de la
complainte qui dit la
nuit des parias et des
hommes, que vont se
déployer ces figures
allégoriques, que va
s'intensifier le lyrisme
visuel de leurs chants ;
phénomène inauguré, sous
des modes plus légers,
dans l'ambiance
gaillarde du Caf'conc'
par une Yvette Guilbert,
surnommée "la diseuse
fin de siècle".
Dans des jeux scéniques,
déjà bien rôdés, de
l'ombre et de la
lumière, une femme comme
Damia invente la
silhouette épurée de la
chanteuse réaliste à
robe noire. Elle fera
des émules. Car ce
théâtre noir et blanc
enchâsse la voix, son
insularité, en un
véritable écrin qui
porte à écouter, à
accueillir les
vibrations du chant sur
les frémissements des
lèvres, des sourcils, du
regard et des mains. A
observer Damia
interprétant Les
naufragés[33],
on constate que le
visage est l'acteur
principal du chant ;
qu'il définit le
véritable espace
d'écoute de ces
mélodies, devenues plus
intimes et plus tristes
; qu'il est désormais ce
paysage mobile où
s'exposent morsures et
nuances du drame chanté.
Tout élément, couleur,
robe, décor,
gestuelle... entre dans
cette scénographie
ritualisée où l'exprimé n'est plus en
dehors de ses
expressions[34].
Tout le corps s'est fait
signe et texture d'une
passion. Dans le rapport
frontal à la salle
obscure, dans le halo
lumineux du projecteur,
l'interprète occupe la
demeure de son chant.
Ravissement, catharsis,
identification peuvent
circuler pleinement en
jeux renvoyés de miroir,
d'abandon, d'émoi.
Suppression de la
satire, apparition d'un
vedettariat national
sont les deux
phénomènes-clefs
bouleversant la scène
chansonnière de ce
tournant du siècle. Dans
ce jeu de redistribution
des expressions et des
rôles, ce sont souvent
d'anciennes goualeuses,
vocalement tatouées par
l'expérience cruciale de
la rue, de ses espaces
ouverts aux intempéries,
aux bruits, aux
attroupements distraits
des promeneurs, qui
deviennent ces héroïnes
inspirées du nouveau
peuple des chansons.
C'est maintenant sur la
peau de la voix que
s'inscrit le grain
populaire réaliste du
récit. Sous les contours
mélodiques du rythme
dansé, avec une ambiance
instrumentale ponctuée
par l'accordéon, la pâte
vocale de ce
néo-réalisme, va
surprendre et séduire
par ses profondes
mélancolies. Elle a
dix-huit ans. La chance
l'a saisie sans
ménagement [...]. Elle
chante en cousette, en
goualeuse des rues. Elle
force ingénument son
contralto râpeux et
prenant, qui va si bien
à sa figure jeune
d'apache rose et
boudeuse.
Dans La vagabonde,
Colette évoque les
débuts fragiles de la
jeune Pervenche, qui
plus tard, deviendra
Fréhel. Mais le charme a
déjà opéré. Une
rumeur flatteuse
commençait à circuler
autour de cette fille
presque devenue femme et
comme surgie de nulle
part[35].
Edith Piaf décrira cette
stupéfaction produite,
devant son premier
public de concert :J'ai
chanté. Il y a eu un
silence de mort. Je
crois que ma misère les
gênait. Puis les gens
applaudissaient sans
s'arrêter[36].
Écouter une voix, c'est
aussi la voir, la
contempler, la suivre
dans le sillage de cette réverbération
acoustique[37],
à travers ces tensions,
ces ébranlements, ces
hésitations du corps.
Piaf va s'élancer dans
le chant. Face à la
salle, elle est
indécise, encore gauche,
bras ballants, avant le
saut. Puis, elle sort du
chant, avec ses yeux
noyés ; la dernière note
de l'accordéoniste s'est
évanouie; elle a levé
les bras, elle s'est
voilée la face, elle a
fait silence ; son geste
fut son dernier cri. On
la retrouve étourdie, un
peu hagarde, regagnant
la rive, revenant au
public, saluant, après
quelques imperceptibles
temps d'arrêt, après son
passage dans l'éternel
instant.
Certaines de ces
femmes-voix (Damia,
Yvonne George, Piaf)
parviennent à faire
entrer le spectateur
dans la résonance
pathétique d'une telle
vision, grâce,
peut-être, à cette
supplique lovée dans le
secret de leurs
chansons. Car ces voix,
leurs audaces rudes
offertes sous les feux
de la rampe, portent
vers des zones plus
obscures du chant, vers
son subconscient
tragique, sa capacité
pérenne à dire le destin.
Nous entrons là dans
l'offrande d'une plainte
où aimer, chanter,
mourir sont parcourus
d'un même et ténébreux
élan.
Larmes
Crois-tu que je
veuille implorer
La chanson ne
sait pas pleurer
proclamait en sa
révolte, son refus, le
chansonnier Charles
Gille[38].
Mais la chanson va
s'ouvrir au temps des
pleurs. Quelques
chanteuses-phares vont
porter, à ceux touchés
par le malheur, le
rafraîchissement de
leurs larmes. On peut
penser que ces
incandescences
doloristes du chant ne
sont qu'imaginations
victimaires, maintenant
les peuples dans de
fatales dominations. On
peut aussi entendre dans
ce consentement à
l'enfoui des larmes, une
autre voix, plus
incertaine, qui dit :
A qui résiste, le
monde n'advient pas
[...]
A qui comprend
trop, l'éternel se
dérobe[39].
C'est d'ailleurs,
plus tard, entre 1920 et
1935, que la chanson
réaliste va laisser
filtrer l'émoi
subjectif. Temps des
pleurs et temps d'aimer
: ce sont là de
nouvelles images à vivre
et à fredonner. Elles
suggèrent d'importants
changements de moeurs,
annoncent d'autres
inquiétudes, d'autres
désirs, d'autres avenirs
à inventer. Car le
peuple des villes, le
premier, s'empare avec
force de ces
propositions
soudainement
bouleversantes de la
chanson.
Fréhel, Damia, Piaf,
elles ... c'était
différent. Les autres
donnaient du plaisir,
elles, elles entraient
dans le coeur des gens.
Ma mère pleurait. Elle
ne comprenait pas bien
le français, à l'époque,
mais elle pleurait[40]
Charles Aznavour, de
famille arménienne
immigrée à Paris,
témoigne de cette
épreuve fascinante du
déchirement rôdant
autour de ces femmes
qui, chantant, rendaient
à la douleur "son
besoin d'espace"[41].
De résonance
sentimentale,
d'interprétation
féminine ce deuxième
souffle réaliste
apparaît souvent comme
la part décadente de ce
genre chansonnier, son
dernier avatar déclinant
mélo et musette, pour un
peuple de guinguettes
sans grande vertu, ni
grand caractère.
Or, comme toute oeuvre
chantée révélant
métaphoriquement le
monde social, ce chanter
réaliste féminin est
bien au diapason des
ambiances
socio-affectives du
temps, ayant capté la
violence des conditions
de vie, les cultures de
vertige et d'oubli qui
s'y rattachent, ainsi
que la cruelle netteté
des clivages sociaux en
place.
Tu fumes pas, ben
t'en as d'la chance
C'est qu'pour
toi, la vie c'est du
v'lours
Le tabac, c'est
l'baume d'la souffrance
Quand on fume,
l'fardeau est moins
lourd[42].
Du gris, cette
mélodie restée célèbre
et créée par Berthe
Sylva, est une chanson
d'adresse au bourgeois
qui passe. Dans le
répertoire de Fréhel
notamment, de nombreux
titres s'entendent comme
d'authentiques
interpellations de
classe à classe. Car ce
répertoire garde sa part
de provocation sociale
face aux dominants, à la
morale bien pensante des
puissants. Mais la
protestation
pamphlétaire s'est muée
en réparties insolentes.
Le prolétariat des
faubourgs que l'on
croise dans les
chansons, n'est plus, à
quelques exceptions près[43],
celui exploité des
usines. Avec des auteurs
comme Jehan Rictus[44],
Monthéus[45]
la figure référentielle
du peuple, n'est plus
l'ouvrier. C'est
désormais le déclassé,
le réfractaire à l'ordre
social. Cela deviendra
"l'apache", ce dépravé
exotique et séduisant,
pour la bourgeoisie
elle-même.
Des Jules, des mauvais
garçons, des voleurs
chevaleresques, des
vagabonds, des gueuses.
"Nous, les gueuses,
nous ne sommes pas des
femmes, notre corps est
à vendre et notre coeur
que ronge la terreur"
chante Andrée Turcy. On
est dans le roman noir
des grandes villes. Des
malchanceux, des paumés,
des miséreux et des
saltimbanques, ceux que
Jules Vallès nommait
les sauvages de la
ville, constituent
ce nouveau peuple
anomique des chansons.
Toutefois, ce
déplacement des images,
du prolétariat vers des
silhouettes déchues,
aventurières s'exprimant
en argot de scène, n'est
pas ce qui importe le
plus. Ce qui compte,
c'est le passage à
l'intériorisation
empathique du chant, de
son dire. Ce moment
d'intense
intériorisation tant des
drames collectifs que
des naufrages privés, ce
sont plusieurs
interprètes, allant
jusqu'à l'extrême
tension tragique de leur
chant, qui parviennent à
en signifier le tremblé
et la grâce.
Les chansonniers de
Montmartre sont pleins
de verve, d'imagination
sentimentalo-cruelle,
partagés entre la
revendication et la
pâmoison [...]. On n'a
pas vu leurs profondeurs
amères, baudelairiennes.
Les Montmartrois
profèrent des chants
pathétiques. Ce sont des
transmutateurs du
tragique quotidien en
pittoresque presque
insoutenable[46].
Ce "pathétique
insoutenable" des
chansonniers mettant en
scène des lieux sombres,
Une Rue sans nom,[47]
Une Maison louche,[48]
Un Pont noir,[49]
sur des thémes funestes,
N'espère pas,[50]
La Mauvaise prière,[51]
sera pourtant
décuplé par l'émergence
héroïque de
l'interprète. Par la
dramaturgie de la voix,
le pathétique
s'individualise. Il
prend ces inflexions
personnalisées du
sanglot, de l'effroi. Le
coeur se brise. Avec la
voix en vedette, c'est
tout le théâtre de
l'émotion exacerbée qui
se déplie. La
focalisation sur la voix
correspond à
l'apparition, dans la
chanson réaliste, de la
subjectivité. Des voix
féminines amples seront
les messagères de cet
avènement du sujet par
le cri.
Ivresse de la chute (A
la dérive)[52],
de la dépendance (La
Cocaïne)[53],
brûlures du désamour (La
Malédiction)[54],
connivence néfaste de
l'amour et de la mort (Haine
d'amour)[55],
ces chansons instillent
dans la mémoire et la
chair des images de
course à l'abîme.
Gouffre de l'histoire ou
bien gouffre de l'âme,
c'est une même solitude
d'être, un même frisson
d'abandon qui irriguent
et les scénarios
intimistes du mal-être
(Sombre dimanche)[56]
et les récits plus
épiques de la
catastrophe collective
(Les Goëlands)[57].
Cette fraternisation des
destins privés et
nationaux, en un même
refrain d'oppression et
de lassitude, est
particulièrement
sensible dans la
chanson, interprétée par
Fréhel puis Marianne
Oswald, nous ramenant au
contexte, à la guerre,
toile de fond de tout ce
charroi d'angoisse,
d'excès en leur
dimension psychique et
mythique. Cette chanson,
titrée Appel et
composée par Jean
Tranchant, prononce en
effet des paroles fortes
:
Pourquoi
sèmerions-nous du blé
Que les canons
viendront couler
Lorsque le sang
devient engrais
Il ne pousse que
des cyprès
Et Rantanplan
Et Rantanplan
Les morts se
vengent des vivants
Un sujet,
mélancoliquement blessé,
a surgi dans ce
répertoire réaliste
renouvelé. C'est celui
que Fréhel chante avec
tant de conviction.
Le coeur chaviré
Tout s'est
effondré
Et je me suis
sentie
Partir à la
dérive
Ah, laissez-moi
glisser
Rouler comme une
captive[58].
Mais ce n'est pas un
sujet désincarné. Noyé
dans ses sensations, ce
sujet est un corps, une
chair au monde pétris de
troubles, de craintes,
de désirs inouïs,
suspendus aux lèvres des
interprètes, guidés par
la respiration et la
sémantique de leurs
chants.
Le corps, c'est la
beauté menacée, parfois
dévastée. Pour Damia,
Fréhel, Yvonne George,
Suzy Solidor la
plastique participe au
scandale et au
magnétisme de leur voix
portée à la scène. Et
curieusement, plusieurs
de ces déesses
deviendront
méconnaissables. Le
thème, si présent de
l'épave, elles vont
cruellement l'incarner
dans leurs propres
épuisements et
métamorphoses, dans des
stigmates physiques
extrêmes. Fréhel, dont
Maurice Chevalier
affirmait qu'elle
était plus que belle[59]
va poursuivre sa
déchéance jusqu'à la
plus grande
défiguration. On dira
d'elle, à la fin de sa
vie qu'elle faisait
peur, qu'elle avait
l'air d'un taureau[60].
Son visage était un
véritable champ de
course, boursouflé. Et
ses yeux délavés. Elle
était ailleurs. Je me
suis dit qu'elle était
habitée. Des yeux
tellement clairs qu'on
avait l'impression qu'il
y en avait des milliers
derrière, comme des
papillons transparents[61].
Fréhel avait chanté la
vie dans ses éclats
profondément
périssables, la vie dans
ses tensions entre
souillure et pureté. Les
détresses du chant,
c'étaient tout
simplement les siennes.
Ses escapades, ses
noyades épargnant
longtemps la voix et le
regard, avaient bien
vite assiégé, détruit le
visage.
Car cette chair parle du
grand plongeon[62].
Le corps, c'est la mort
à l'oeuvre, si présente
dans tous ces
répertoires. Images de
dépouilles[63],
projet meurtrier[64],
tentation suicidaire[65],
amours vengeurs,
accidents[66],
maladies, terreurs de la
perte[67]
: toutes les raisons
inconsolables des deuils[68]
parcourent ces chants de
violence et de pauvreté.
Ce sujet, ce corps du
chanter réaliste
féminin, c'est aussi le
thème de la sexualité.
Sans les allusions
grivoises du
café-concert, sans les
allusions légères du
music-hall, ces chansons
découvrent un dire
érotique, ni euphémisé,
ni libertin. Ce sont là
paroles amorales,
acides, crues sur le
plaisir. Ces voix de
femmes sont celles d'un
constat glacé
enregistrant, entre
pâmoison et cruauté[69],
cette aliénation du
désir au corps de
l'autre, au sexe de
l'autre.
D'un geste, il a
fait de moi sa femme
J'étais une
loque, je n'pensais plus
Une bête en rut
sans coeur, sans âme
Alors
tristement,sans savoir
comment
Je me suis sentie
partir à la dérive
Quand il me
prenait,plus rien
n'existait
Car j'étais son
bien, sa chose, comme
une captive
Et d'puis c'est
pour ça J'm'en vais tout
doux
Là-bas, là-bas je
ne sais où
A la dérive"[70]
Cette voix
réaliste, qui passe
outre les limites du
discours engagé, qui
parie sur l'intimité
frémissante du souffle
et du timbre contre le
seul pouvoir des mots,
cette voix réaliste qui
dit J'ai le cafard[71],
Moi, je m'ennuie[72],
J'ai bu[73],
J'ai peur[74],
est toute préoccupée
d'obsessions
existentielles. Son
pathétique côtoie les
sensations, les anxiétés
de l'ego, toutes les
images du dénuement
personnel ou social,
tous les thèmes d'une
certaine condamnation à
vivre ... cette vanité
de l'être, emportée sur
des airs de valse, de
java, de tango rappelant
aux danseurs que,
souvent, les bonheurs
aux malheurs se tissent.
|
|
Avec
cette complicité
de
la boîte à
frissons,
compagne ardente
des jeux de
séduction de
l’homme et de la
femme et
traitant la
danse comme il
se doit, un
plaisir sublime
et une parade
sexuelle ; comme
moment des
préliminaires
qui s’achèvent
et comme instant
des unions qui
s’annoncent.
Histoires
de l’accordéon
F.Billard,
F.Roussin,
Climats INA
|
Considéré sur l'étendue
de sa gamme, ce
pathétique-là capte bien
quelque chose de la
poétique expressionniste
des arts littéraires,
filmiques ou picturaux
du temps. Ce lyrisme des
larmes n'est pas
isolable d'une
configuration
symbolique, artistique
où l'expressivité
violente, exaspère des
paniques humaines,
s'élabore, se diffuse en
de multiples registres
et représentations. Le
réalisme est désormais
empreint de ce
fantastique de la
noirceur. Il est la
fable authentique de la
beauté terrible[75].
Sans doute l'écoute de
cette plainte primitive,
sombre avait-elle déjà
trouvé ses points de
référence et d'appui
dans l'héritage
romanesque du XIX°
siècle. On imagine bien
les figures de Damia,
Fréhel, Piaf ...,
travaillées par le
souvenir d'un univers
hugolien très populaire.
Personnage de Cosette,
personnage de Fantine
existent en filigranes
de ces silhouettes et de
ces répertoires. Cet
épaulement littéraire
prépare la foule
sentimentale. Il fait,
de ces femmes, des
condensés de
significations, que ne
ratent d'ailleurs pas
écrivains et
intellectuels marginaux
de l'époque... Carco,
Marc Orlan, Desnos ...
qui jouent, pour elles,
le rôle de passeurs,
auprès de publics plus
cultivés.
Eclipses
Ce dire
féminin réaliste met
en doute la clarté, la
lumière, les
rationalisations[76].
Il invite à un
imaginaire de l'ombre
qui met au coeur du
récit, dans cette
friction de la musique
et de la langue, la
voix. Imaginaire et
rapports sociaux de sexe
travaillent cette
définition des femmes
par la figure vocale, ce
pré-dire, ce bruissement
d'avant le langage dans la langue.
Imaginaire et rapports sociaux de sexe
travaillent, de même, ce placement des
interprètes féminines du côté d'un chant
aux rumeurs mortifères. Mais cette
sororité qu'elles dégagent et clament
avec la passion tragique, déborde les
conventions. Sous bien des aspects,
elles sont novatrices, expérimentant des
intensités inconnues, faisant oeuvre
d'inconvenance et de ferveur.
Ces voix-sources ont
aussi leurs descendantes, celles[77]
qui leur consacrent, durant leur propre
récital, un hommage, une chanson ;
celles[78]
qui réinterprètent quelque fragment de
leur répertoire ; celles[79]
qui s'en réclament ou les prolongent. En
un sens, lorsque Catherine Ribeiro,
grande prêtresse rebelle, féline, à la
voix grave, aux larges paumes, chante à
nouveau Les prisons du Roy,
elle aide à lire la voix
de Piaf, la gestuelle de Damia, dans
leur manière actuelle-inactuelle,
plébéienne d'invoquer l'amour au
féminin.
Des voix connues
- la silhouette au
fusain de Barbara n'est
pas loin - des voix
moins connues, celles de
Jo Lemaire, de Pascale
Vyvère, d'Anouk, de
Martine Kivits par
exemple,[80]
reprennent ces chants de
passion, épousent une
fois encore, les
couleurs primaires du
blanc, du noir, du
rouge, du noir ...
|
|
Pour
chanter l’amour
comme
on prépare
un deuil
Comme on cueille
un souvenir, en
s’éloignant
Pour
chanter l’amour
comme
on colore
l’ image menacée
d’un pas,
d’une caresse,
d’un regard
|
________________________________
Une
version
antécédente de
cet article fut
publiée sous le
titre Le
peuple des
chansons,
la voix des
femmes,
Joëlle Deniot in
Le peuple en
tous ses états,
Revue Société et
représentations,
N° 8,CREDHESS.
Cette version
complétée est
composée d’une
autre
iconographie.
Jean Béranger,
Ma biographie,
Nouvelle
édition, Paris,
Perrotin 1858.
Claude
Duneton,
Histoire de la
chanson
française de
1780 à 1860,
Tome II,
Editions du
Seuil, Paris,
1998.
La
Marquise de
Travanet,
Constance de
Salm citées par
C. Duneton, op.
cit.
Georges
Arsenault, in
Complaintes
acadiennes de
l'île de Prince
Edouard,
éditions Leméac,
Ottawa, 1980,
fait le portrait
de plusieurs
femmes-auteures
de la "geste des
morts en mer" :
Julitte
Arsenault
(1787-1862),
Isabelle Poirier
(1838-1862),
Sophique
Arsenault
(1872-1939),
Emilie Bernard,
Leah Maddix...
Barbara,
Il était un
piano noir,
Fayard, Paris,
1998.
Marie-Louise
Damien, dite
Damia
(1892-1978) fut
surnommée la
tragédienne de
la chanson.
Enregistrements
de 1958,
Archives de
Radio-France,
Damia : une
grande dame de
la chanson.
Louis Chevalier,
Montmartre du
plaisir et du
crime,
Robert Laffont,
Paris, 1980.
Yvette Guilbert
n'est pas
d'origine
populaire. C'est
l'abandon subit
du père qui
précipite la
famille dans une
existence
précarisée.
Thérésa, Yvette
Guilbert, Yvonne
George, Damia,
Fréhel, Piaf ...
sont celles dont
on garde le plus
grand nombre de
traces
biographiques
(recueil de
paroles,
mémoires écrites
ou réécrites).
Ce que montre
bien la série de
photographies
d'Eugène Atget
sur les petits
métiers. Le
joueur d'orgue,
le chanteur des
rues y figurent
comme le
bouquetier, le
marchand de
parapluies, le
chiffonnier, le
rémouleur ...
etc, in
Guillaume Le
Gall, Atget,
Paris
pittoresque,
éditions Hazan,
Paris, 1998.
Berthe Sylva
l'évoquera
d'ailleurs dans
l'une de ses
chansons Le
Raccomodeur de
faïence et de
porcelaine,
(Soler/Halter),
1929.
Nicole
et Alain
Lacombe,
Fréhel,
Belfond, Paris,
1990.
Damia
: une grande
dame de la
chanson,
Archives, Radio
France.
Barbara
,op. cit.
C.Duneton
dans cette
histoire des
goguettes
distingue deux
phases : un
avant et un
après Juillet
1830.
C.Duneton,
op. cit.
C
Gille, extrait
de chanson "Au
préfet de la
police qui a
fait fermer
notre goguette"
(1847).
E.Debraux
(1796-1831).
S.Lapointe
(1811-1893).
.C.Gille
(1825-1856).
E.Pottier
(1816-1887).
J.B.
Clément
(1836-1903).
Barricade
de Saint-Merré,
tuerie de
Transmonain,
répression de la
Commune, Cf.
C.Duneton, op.
cit.
Charles Gille
Le Grain de
sable
(1848).
Savinien
Lapointe, La
Cigale des rues
(1860).
Michel Verret,
La Culture
ouvrière,
L'Harmattan,
Paris, 1996.
Notons
qu'apparaît
aussi une donnée
nouvelle :
l'interprète est
désormais payé.
C'est l'annonce
d'une
spécialisation
qui sonne le
glas de la
chanson amateur.
Extrait
de la préface de
Gustave Geffroy,
in lithographies
de
Toulouse-Lautrec
consacrées à
Yvette Guilbert,
Editions Roger
Fund, 1918.
Nom
donné aux
adorateurs de
Thérésa (Eugénie
Valadon
1837-1913) et
noté in
C.Duneton, op.
cit.
Nom
donné aux amis
d'Yvette
Guilbert.
Nom donné aux
inconditionnels
de Damia, et
noté in Louis
Chevalier, op.
cit.
Joëlle Deniot,
Sur la trace
des chansons
éparpillées de
l'automne, à
paraître
sur ce site
.
Gilles Deleuze,
Le Pli,
Edit.Minuit,Paris
1988.
Nicole
et Alain
Lacombe, op.
cit.
Entretien
retransmis sur
France Culture,
Le Pouvoir de
la voix,
Août 1995,
Piaf ou la voix
déchirée.
L'expression
est empruntée à
Michel Bernard.
in La voix
dans le masque
et le masque
dans la voix,
Traverses, n°
20, Centre
national d'art
et de culture
Georges
Pompidou, Centre
de création
industrielle,
Paris 1980.
Charles
Gille, Extrait
de la chanson
Au préfet de
police qui a
fait fermer
notre goguette.
.
Rainer Maria
Rilke, Poèmes
à la nuit,
Editions
Verdier,
Lagrasse, 1994.
in
Archives I.N.A.,
Documentaire de
Claude-Jean
Philippe,
consacré à Edith
Piaf. Interview
du
chanteur-compositeur
Charles
Aznavour.
Expression
empruntée à
Marguerite
Duras, La
douleur,
P.O.L., Paris,
1985.
Du
gris,
Benech/Dumont,
1931.
Dans
sa version
intégrale, les
très fameuses
"Roses blanches"
interprétées par
Berthe Sylva,
parlent bien
d'une ouvrière,
morte à la
tâche. Les
Roses blanches
Raiter/Pothier,
1937.
Gabriel
Randon de Saint
Amand dit Jehan
Rictus
(1867-1933).
Monthéus
(1872-1952),
même s'il chante
en habit ouvrier
Belle époque
n'évoque pas la
classe ouvrière
dans ses textes.
Portrait
de l'inspiration
montmartroise
par Léon Daudet,
repris par Louis
Chevalier,
op.cit.
Fréhel,
Malleville/Cazaux/Guillemin,
1933.
Fréhel, Malleron/Monnot/Rhegent,
1936.
Fréhel,
Boyer/Moretti,
1932.
Suzy Solidor,
Valandri/Métayer,
1936.
Marie Dubas,
puis Damia, R.
Chalupt.
Fréhel, E. Ronn.
Nitta-Jô,
J.Rodor.
Damia, Goizet,
1932.
Lys Gauty,
Bellet.
Damia, Reszo,
Marèze, Garda,
1936.
Damia, L. Boyer,
1931.
.
Fréhel, A la
dérive, E.
Ronn.
.
Phrase reprise
in Louis
Chevalier, op.
cit.
.
Idem.
.
Récit d'un des
derniers témoins
, relaté in
Nicole et Alain
Lacombe, op.
cit.
Formule employée
par Fréhel. et
reprise in
Nicole et Alain
Lacombe, op.
cit.
Ce
sont Les
Macchabées de l'Appel,
de J.Tranchant,
Les chrétiens
refroidis
des Goëlands,
L. Boyer.
Cf.
La Mauvaise
prière, R.
Chalupt.
Cf.
Sous les
ponts,
Charmeroy-Viaud-Pesenti.
Les
Roses blanches,
Raiter/Pothier.
Toute
seule,
chantée par
Fréhel,
Gavel-Seider.
Plus tard, Edith
Piaf, sur ce
thème, fera un
succès de
Mon Dieu, Mon
Dieu.
Expression
empruntée à
Rainer Maria
Relke, op. cit.
Formule
de Léon Daudet
précédemment
cité.
Dans
le même style
que la chanson
A la dérive
nous allons
trouver
L'Obsédé
H.de Fleurigny,
Les Gueuses,
Viterbo.
Chanté
par Fréhel,
J.Eblinger.
Chanté
par Damia,
François-Wal-Berg.
Chanté
par Damia,
Davson.
Chanté
par Damia, J.
Eblinger.
On
pense aux
oeuvres
expressionnistes
de la
défiguration des
paysages et des
corps
(E.L.Kirchner,
E.Schiele, C
Soutine, R.Wiene,
P.Leni...).
Marguerite
Duras in
Travailler avec
Duras. La Musica
deuxième,
sous la
direction de
Marie Pierre
Fernandes,
Gallimard,
Paris,1986.
Michelle
Bernard, par
exemple...
On
pense à Germaine
Montero, Cora
Vaucaire,
Juliette
Gréco...
Françoise
Kucheida, ou
Juliette en un
tout autre
style...
Cf.Chants
de femmes ,
Olivier Films -
VHS PAL couleur
- 54 minutes,
Avenue de
Messidor 24 -B -
1180 Bruxelles.
|
Joëlle DENIOT
Professeur de Sociologie à l'Université de Nantes,
membre nommée du CNU.
Droits de
reproduction et de diffusion réservés ©
|