Chanson Française
 

 

Le tissu des voix, approches anthropologiques

 
 

La mythologie montre que les dieux sont des chants,
que d’un chant naît le monde,
et la protohumanité que
 les instruments de musique sont
des dieux issus du sacrifice.


Stanislas Georges Paczynski

Rythme et geste

Ed. Zurfluh, Paris, 1988

Claude Levi-Strauss aime à dire que la mélodie demeure le mystère suprême des sciences de l'homme. Interroger les voix humaines voilà bien une autre façon d'aller vers ce mystère de la vibration et du rythme faits sens. Or devant cette incarnation des significations échangées, fond commun, résonances, murmures permanents de notre vie intime ou collective, la sociologie - plus que l'anthropologie toutefois - semble frapper de mutisme. L'irréductible singularité de la voix placerait-elle définitivement ses traits, styles, expressions hors écoute sociologique ?


Le tissu des voix


Tout observateur des actes humains en société est pourtant vite saisi d'un phénomène élémentaire : il existe des convenances de socialisation des voix dont chaque locuteur porte écho et empreinte. Normes de modulation, de registre, d'amplitude, tolérances d'écarts, nécessités de sexuation de la voix s'imposent en gammes variables de perception et de sensibilité selon les lieux, les temps, les milieux sociaux où l'on travaille, où l'on vit, où enfant, on entendit bruits de maisonnée, harmonies et secousses de la parole adulte. Même grossièrement esquissé le relevé de ces régulations institutionnelles, de ces marques statutaires de la voix permet de poser l'hypothèse d'une culture intonative et mélodique tissée dans nos expériences sociétales les plus proches et les plus cruciales. Contours vocaux, si subjectifs nous apprend le poème - plutôt intersubjectifs nous enseigne la psychanalyse ; mais disons également, voix nouée à nos groupes sociaux d'appartenance, de coexistence, de référence. En tant que sociologues, faisons le difficile pari de l'écoute possible d'une telle ponctuation historique et "clanique" de notre vocalité, cette nappe phréatique de nos paroles, de nos chants et de leurs énergies.

Ajoutons aussitôt qu'aborder ces thèmes de l'ouïe et de la voix culturellement orientés ne signifie pas pour nous se soumettre au carcan d'un réductionnisme sociologique méfiant. Au contraire. Variante sexuée, générationnelle, hiérarchique, combinaison de variantes, structure des rapports sociaux attachés à la voix même des mots : de brillants pionniers
[1] ont ouvert ce chantier complexe. Toutefois, à cette optique strictement socio-linguistique, nous préférons l'optique plus radicale et plus critique de l'anthropologie. Car, pour féconde que soit l'approche des variations socio-économiques des articulations, prononciations, respirations de la voix parlée, elle s'en tient aux contextes et circonstances de l'énonciation. Elle ne raisonne, pour ainsi dire, qu'au seul niveau sociétaire des usages prosodiques et langagiers, évitant toute question relative au fondement même de l'oralité, à l'efficacité de ses rythmes et de ses rites.

Ethnologie de la parole et du chant dans les sociétés traditionnelles, socio-histoire d'un abandon du primat de l'oralité, ethnologie des espaces, corps et gestes de la communication verbale, c'est plutôt dans ces sillages - d'ailleurs non convergents - que se dessinerait la perspective incertaine, utopique d'une anthropologie polymorphe des voix. En effet, dans ce cadre l'ethnologue des pratiques culturelles interprète danses, récitatifs, mélopées de la geste vocale mimant, appelant les ancêtres. L'historien des moeurs ou l'historien des lettres constate la suprématie acquise de l'écrit sur le dit, de la lecture sur l'écoute. L'ethnosociologique observe cette dimension silencieuse de la parole passée dans le regard, prolongée par la posture et la main qui bat la mesure ... Tous, sont devant des énigmes premières touchant à la manière dont, au bout du compte, les hommes vivent en leur langue comme en leur habitat, font du langage enveloppe, texture, tissu accordant grain de peau sur grain de voix.

Lignes de la voix, lignes du visage : en un texte célèbre Marcel Proust évoque leur correspondance. Avec une grande justesse littéraire, il précise que les unes et les autres contiennent notre philosophie de la vie, ce que la personne se dit à tout moment sur les choses. Ces détours de la référence et de la métaphore sont là pour suggérer qu'aucune anthropologie ne peut éluder un questionnement de type philosophique sur le langage, qu'aucune ne peut passer outre l'idée étrange et forte d'une poétique motrice inscrite au coeur du langage humain. Tous les raisonnements anthropologiques, ici évoqués, contiennent en filigrane souvent, de telles préoccupations. Ils sont même parfois nés de leur fascination, de leur étonnement renouvelés. Etudes de la voix, de ses styles, du dialogue des voix circulant du collectif à la personne, du mythe à la nature, de l'humain au divin : de ces éclairages pluriels, de cette raison polyphonique, contentons-nous de développer maintenant quelques thématiques et trames également traversées par cette inspiration des questionnements extrêmes.


L’aube et la perte

Analysant les multiples fonctions et efficacités symboliques de la parole dans les différents contextes socioculturels, les recherches anthropologiques sur l'oralité se sont en tout premier lieu intéressées aux derniers échos des voix rituelles. Echos lointains que la situation souvent fictive de l'enregistrement volontaire vient encore brouiller. Dans ces mondes désormais inaudibles que l'ethnologue nous porte cependant à imaginer, la voix dit le souffle et la mémoire, le lien aux esprits, au cosmos, à la communauté. La voix dit le verbe devenu tradition, la tradition devenue verbe. Le langage y est à percevoir comme don reçu, transmis maintenant en équilibre l'homme et son biotope.

Est-ce à dire que l'anthropologie n'a d'oreille que pour les civilisations exsangues de l'oralité ? Non. Mais la vocalité y est plutôt saisie comme cette part toujours oubliée, étouffée, menacée du langage. Ainsi, dans le même mouvement, les études anthropologiques sur l'oralité vont-elles se porter sur une autre scission opérant en des contextes éventuellement plus proches. Nous la nommerons coupure culturelle et politique entre le savant, le puissant qui manipule l'écrit, le transcrit, l'archive et le peuple dont la voix se fait entendre entre cris, contes ou complaintes improvisés sur les tréteaux d'un théâtre mis à la rue.

Je n’examinerai pas en préalable tous les grands thèmes de la synergie entre voix humaine et cosmos, les grands face à face de l’oral et de l’écrit,  civilisateurs et fondateurs de dissymétrie sociale qu’aborde la littérature anthropologique de notre protohistoire. Mais je me contenterai d’étudier deux perspectives de strates intellectuellement différentes et pouvant peut-être dans leur dénivelé, nous faire entrer, nous ouvrir des passages dans le paysage insu de la voix.

Il s’agit d'une part de l'optique de la philosophie dialoguant avec le mythe orphique, et d'autre part de l'optique des sociologues du quotidien allant à la rencontre du langage ordinaire. Partis de matériaux à penser divergents, les uns et les autres convergent en cette thématique de l'oralité enfouie sous la langue, d'une oralité de l'ombre, d'une oralité dispersée, détruite, parfois renaissante, encore audible pourtant - simples fils, croisements, flèches, traits de voix - sur le tissage scripturaire immense du langage.


Le Philosophe en quête d'image originelle

Contre le vacarme des vents, du ressac, contre plaintes, charmes, vociférations, Orphée assailli compose, invente sur sa lyre, l'harmonie victorieuse, passant outre le détroit des Sirènes. Mais face aux Bacchantes, le voilà anéanti. Malgré la mélodie apaisante de la cithare aux neuf cordes, son corps sera dépecé et sa musique dispersée par les cris et les noises dans les bruits de fond du monde.

Orphée ...venu de si loin, de la mythologie grecque, précédant la raison philosophique et analytique fait pourtant référence pour le philosophe
[2] s'attachant à rendre sensible ce principe de musicalité enfoui dans la langue. Peut-être le mythe est-il en l'espèce figure, support pédagogique exemplaire lorsqu'il s'agit d'évoquer cette question anthropologiquement récurrente de la vie et de la mort de la voix dans les mots ? Essayons alors de préciser pourquoi - quel déroulement, quel dégradé de significations se greffent donc sur la silhouette orphique ? Sachons d'abord qu'Orphée l'enchanteur convoque la musique non comme discipline isolée mais comme art à cultiver par toutes les muses, la poésie, l'éloquence, la comédie, la danse ... et autres soeurs de légende.

En ces conditions s'ouvre au raisonnement une parabole clairvoyante sur le chant, sur les attaches fortes liant le rythme, et la langue, et le sens. Parabole clairvoyante ? Oui, parce que dans ce récit fabuleux, la musique est non seulement placée au principe créatif de tout art véritable - ce qui serait d'une portée évocatrice somme toute limitée - mais parce qu'elle y devient la source de tout sens nouveau. Ici, celui de l'écoute, celui de l'alliance inouïe, notre héros ne convainc-t-il pas les fauves de l'entendre et de le suivre ? Ici, enfin, celui de l'oeuvre combattant le bruit ambiant. Sous le chant d'Orphée, la question de la musique, incluant celle de l'harmonie, l'une et l'autre posées comme conditions du sens à apprivoiser et faire vibrer.

Le chant orphique ouvre le chemin, passe le cap, fonde une nouvelle relation au monde. Bien plus qu'un chant captivant, c'est un espace métaphorique où peut se déployer - autrement dit trouver images, incarnations, métamorphoses - l'intuition d'une compréhension précédant la langue, l'intuition d'un sens d'avant le sens, d'un sens toujours sous-entendu dans le "logos" ou "le dit" du langage. A sa manière Orphée révèle cette tension rythmique, cette nappe musicale
[3] enveloppant toute sémantique possible. Le mythe - outil du philosophe - pourrait bien alors intéresser le psychanalyste attentif à ce qui s'est échangé, s'échange "sous" la parole. Tout comme il pourrait intéresser le linguiste, le poète, l'anthropologue, le musicologue interrogeant symbole et travail du rythme dans la cadence, l'invocation, le phrasé, l'ode ou le psaume. Orphée nous suggère la voix oubliée de la langue, celle qui marche devant ... hurlante, noble, impérieuse, effrontée, caressante, timide, chantante, celle que l'on entend bien avant nos paroles, celle qui augure du message avant son énoncé, celle qui connaît déjà nos complicités et nos discordances, celle qui se love et s'émeut dans le secret de nos débats ou conversations.

Le poème d'Orphée semble parler quelque langue étouffée ... si ancienne qu'elle s'adresse à la chair
[4] . Le mythe dit la mélodie qui dit la voix, zone vibratoire faisant entendre la paroi sensible du sens. Au toucher des cordes s'éprouvent l'énergie et le tact des mots. Orphée lance le langage sur le support matériel de la musique[5] qui confond sens et sensation. Sur le chant d'Orphée, il y a la trame de la voix, nid et peau du langage et du sens.

Mais dans l'usage heuristique de la parabole, il faut aussi compter avec son dénouement d'un style très peu "happy end". La voix veut donner chair au nom, délivrer le mot de la mort, mais l'incantation échoue dans l'oeuvre d'incarnation ... Le cri d'Orphée ne parvient pas à donner vie et corps à Eurydice qui s'en retourne au monde des ombres. Dernier acte enfin, Orphée poursuivant son voyage, rencontrant des femmes Thraces, celles qui le mettront en pièces, disperseront ses membres dans la montagne, jetteront pierres, cris, vacarme sur son corps musical.

C'est en somme le récit d'un double échec de la vérité sensible dont le philosophe Michel Serres déchiffre les prolongements en notre histoire contemporaine. La mort d'Orphée depuis longtemps révolue - et pourtant toujours recommencée - nous rappellerait alors quelques principes premiers à savoir :

- que "donner vie au dire est un exploit suprême, grandiose, rare" où peu de nos savoirs, langages savants excellent,

- que l'explication, l'analyse, le morcellement, la désincarnation triomphent, en nos disciplines, sur la sensation, point aveugle de toute philosophie et de toute science,

- qu'à vouloir nommer la sensation que nul ne connaît conceptuellement, elle se rompt comme la lyre d'Orphée sous le jugement péremptoire des Bacchantes,

- que l'accord mélodique, signifiant presque silencieux trouvé "entre le monde et soi, entre soi, en soi" est un moment d'unité instable, hautement improbable et menacé,

- que bruits, discordances, violence des hauts-parleurs, des porte-voix, langues de bois ou chants des sirènes disputant à la musique -équilibre haut et subtil- l'espace acoustique, sont presque toujours victorieux.


Le Sociologue à la recherche de mosaïques vocales communes

Perte du corps, perte de vie, fin du contrat social sans texte
[6]... ces thèmes trouvent un écho persistant chez bien des socio anthropologues de l'oralité. Cette problématique de la perte est particulièrement aiguë chez un Michel de Certeau pour qui frémissements, bruissements de voix se sont, face à l'impérialisme de l'écrit, peu à peu, eux aussi, rompus. Défaite de l'oral - éclat de voix résistant à l'ordre social - Orphée, figure de proue de cette pensée de la voix effacée, n'a pas totalement disparu, mais la fissure, la censure dont nous parlons, sont cette fois historiquement et politiquement situées.

Précédemment nous avons évoqué comment les études ethnologiques et anthropologiques des pratiques orales s'inscrivaient souvent sous le présupposé fondateur d'une coupure - parfois radicale - entre les cultures de la parole minorée, dominée, en voie de disparition, et d'autre part les cultures de l'écrit à vocation légaliste, dominatrice, universelle.

Partage de l'oral, monopolisation de l'écrit : le langage nous parle alors d'organisation sociale, de puissance captée dans un rapport de force inégal. Dans notre histoire occidentale, la langue des lettres, pourtant issue de nos langues "maternelles", installe la norme institutionnelle des syntaxes, grammaires, lexiques et styles de l'écrit au coeur même de notre oralité. Michel de Certeau ne nous décrit-il pas comme locuteurs héritiers de ce long processus d'amoindrissement du souffle dans l'étau de la lettre, comme locuteurs échangeant sur les modes d'une oralité amoindrie, édulcorée, canalisée
[7] après quelques siècles de références obligées aux rhétoriques scripturaires. Revoilà bien Orphée terrassé ... Nos paroles, nos parlers seraient désormais sans voix, à proprement dit privés de tout imagination d'une oralité non policée, insoumise, abrupte. Ceux que l'on écoute, montés à la tribune, sur l'estrade, venus au podium, apparus à l'écran... parlent comme des livres ou des téléscripteurs. Mais les écoute-t-on ? La thèse de la tutelle de l'écrit sur la parole peut pour cette fin de siècle trouver bien des contradicteurs. Toutefois pour aller dans le sens de cette omnipotence de l'écriture malgré toutes les apparences, constatons au passage cette force symbolique grandissante du "textuellement traité", du graphe, du texte faisant preuve et loi. Constatons ce désir de la trace inscrite se démultipliant en besoin d'éditer, d'autoéditer, de témoigner sur la page, de "graffiter" sur les sols et les murs ... alors même que l'acte de "bien" lire, de "bien" écrire perd sans doute en valeur et en intensité au grand dam des pédagogues de tout niveau !

Cependant même dans ces problématiques limite, l'oralité vive - celle qui ne serait pas simple sonorisation de l'écrit - ne peut complètement disparaître de l'usage quotidien de la parole. Elle ne disparaît pas tout à fait et ceci aussi bien dans le cas de la langue écrite que dans le cas de la langue parlée. La voix que l'on croyait éteinte revient sans cesse inquiéter "hanter" matière et forme du texte. La voix par fulgurances, zébrures fugitives, lapsus, dérapages traverse nos énoncés. Dans toute l'étendue de notre dire s'insinue cette vocalité résiduelle, ces voix multiples, distantes qui font entendre les fragiles effets du corps dans la langue
[8]. Sous la métaphore de la voix - rumeur du corps, rumeur de la présence dans le signifiant, Michel de Certeau tente en fait de réunir une série d'indices morcelés, infinitésimaux qui inventeraient l'oralité comme ce qui dans le langage tente d'échapper au code. La voix dit l'instant de débordement  de la norme langagière. Elle est écart, elle est éclat de résistance perturbant l'ordre du verbe, le modèle hégémonique du "logos" et de l'écrit. Si l'économie scripturaire en place parle de la discipline de la langue, la voix parle de cette anti-discipline éclatée, aux mille braconnages furtifs nécessaires à un usage singulier, réapproprié du langage.

Observons quelques-uns de ces indices d'oralité vive.

Dans l'écriture d'abord comment donc cet "hors-texte" advient-il et se fait-il entendre dans le texte ?

- Sous le mode récurrent de la citation, où la parole est comme convoquée pour authentifier le texte (c'est le cas du témoignage), pour "animer" le texte (c'est le cas des dialogues fictifs du roman), pour presque se substituer à lui (c'est le cas de certains récits de vie).

En toutes ces occurrences l'écrit se greffe sur le rappel, l'imagination d'une relation orale, d'une présence que l'on souhaite voir incarner ou réincarner. Travail de Sisyphe toujours repris, toujours échouant. Mais on voit dans les exemples proposés que la parole entonne, amorce, soutient le chantier du graphe, qu'elle se fait bien là véritable prétexte au commentaire se déroulant ligne à ligne. L'écrit s'aventure au fil des voix retenues. L'écrivant écoute leur mémoire. Il se remémore en son corps le rythme d'une tradition transmise, l'accent d'un père, d'une mère, la voûte sonore d'un abri ancien, aimé. L'écriture affranchie des codes de l'écrit marche au devant de quelque parole à nouveau réchauffée, bénéfique, à nouveau réinvestie par une histoire, une couleur, une rigueur, à nouveau déployée à l'air libre, à nouveau émue, recueillie en bordure des silences et des secrets profonds. Bref, la voix en de nombreux registres, de nombreux sens fait écrire, aussi bien le poète chercheur sous les modes de la parole oraculaire que le critique, sous les modes de la glose; débattant avec la thèse adverse, concurrente ou bien avec l'opinion. L'oralité circule sans doute toujours un peu dans le texte, ne serait-ce que par le fait que l'écriture est toujours aussi réponse, adresse à l'autre, interlocuteur désigné, ciblé ou absolu.

Mais chose plus probante encore pour notre propos, Michel de Certeau postule l'irruption toujours transgressive du geste vocal dans la langue parlée. Onomatopées, écholalies, interjections, jeux d'accents, rires, plaintes, cris, injures, répliques : autant de battements, de pointes, de déchirures d'une oralité tantôt défensive, tantôt offensive. En tous ces petits phénomènes paralinguistiques, expressifs qui innervent notre dire... la voix s'entend malgré tout ; elle se diffuse atomisée, encore incontrôlable dans la langue ordonnée ou convenue. Le geste vocal en creux, à la source du dire, mais toujours hors signe. Ceci le psychanalyste peut le saisir dans le cri de "l'infans". Le philosophe le saisissait dans le mythe orphique. L'historien sociologue Michel de Certeau tente de le saisir au niveau de nos actes d'énonciation les plus courants. La voix c'est cet excès ordinaire inscrit en notre parole. L'outrance y advient chaque fois qu'une figure expressive de la douleur, de la jouissance, de la honte, de l'attaque, paradoxalement interrompt la logique du nommé, tout en conservant le sens, l'intention, le symbole attachés au langage. Bien des formes lettrées de notre culture ont d'ailleurs fondé leur création sur cette antinomie, cette dissonance primitive de la voix et de la langue, sur cette antériorité du sens sur le langage structuré. On pense avec Michel Poizat
[9] à l'opéra lorsqu'il tente de désarticuler récitatif et musique; au théâtre extrême d'Antonin Artaud s'enracinant dans les inflexions du cri ; aux rythmiques vocalisées de la pulsation mises en scène par un poète contemporain comme Serge Pey.

Mais autre question de sociologue, n'y a-t-il pas de parlers plus proches de la voix que d'autres ? Peut-on à cette question répondre en termes de classes, de milieux sociaux ? Examinant les symptômes de la vocalité débordant la langue (onomatopées, interjections, etc.) on peut avancer que plus la censure scolaire aura modelé notre parole, plus ces phénomènes expressifs tendront à se raréfier. Or l'indice de formation scolaire correspondant largement à un indice de positionnement social, on admettra que cette voix résiduelle, résistante ne va pas se retrouver à chance et graduation égales d'apparition chez tous les locuteurs. S'il y a une logique circonstanciée, individuelle de l'intensité orale des énoncés, on retiendra également l'hypothèse d'une structuration sociale, hiérarchisée de ces présence ou refoulement plus ou moins accentués de la voix dans la langue.

Et revoilà la figure du peuple placée entre cris (cris de rue, de douleur, de révolte) et mutité (peuples des sans voix, des sans grades ou majorité encore silencieuse).

La voix : réminiscence du corps plantée dans le langage ordinaire. Une telle "rumeur" n'est-elle pas aiguë, plus ample dans certaines cultures parolières ? Dans les parlers ouvriers répondent plusieurs auteurs
[10] Le contexte physique de l'espace usinier "classique" d'organisation taylorienne, les rapports sociaux qui s'y attachent, définirait un profil d'usages spécifiques de la parole, maintenant une tradition du corps, un fort cœfficient d'oralité dans l'échange verbal. Retenons quelques traits saillants de cette culture parolière située :

- un registre de voix forcée,
- un langage où reste présent le cri sous la forme du juron, de l'obscénité, de l'insulte,
- un art de la repartie brusque,
- un recours "chahuteur" à l'explosion des rires et fous rires.

Si l'on complète le portrait en indiquant l'omniprésence de la référence à la métaphore corporelle et sexuelle, puis la prévalence des gestuelles déictiques, signalétiques venant renforcer cette vocalité expressive, on voit bien apparaître un "site sonore" caractéristique. D'une part, il fait la différence par rapport aux inflexions oratoires calquées sur l'écrit. D'autre part, on a bien là une "scène de voix" aisément reconnaissable, distinctivement imputable à un groupe social.

Le chant lancé à tue-tête non par goût, mais par colère au-dessus des machines, les jeux de cordes, de gorge, jeux de bouche, du souffle imitant les chocs, les rotations, les outils, les noms de dieu explosant quand la cadence s'accélère ... la voix éclatée s'engage en une nouvelle métamorphose. Ici, on entend des éclats de jurons pareils aux copeaux d'acier volant dans l'air, vous grillant cheveux poils et peau, vous laissant aux bras comme des tatouages, des griffures de chat
[11]. C'est Tomaso di Ciaula, ouvrier italien écrivant, qui a sans doute le mieux parlé de cette culture parolière propre... ou plus exactement qui a su le mieux évoquer cet univers de voix humaines placées en situation de résistance et de composition avec le monde assourdissant des ordres et des choses ; cet univers de voix venues de l'épreuve de résistance des corps, fondues aux rythmes métalliques, mécaniques, agglomérées à l'atmosphère de l'atelier froid l'hiver, chaud l'été[12]. Eléments de bruit dans le bruit et le risque.

Mais gardons-nous justement de concevoir ce type de parole plus exclamative comme substantiellement lié à un groupe social. Pensons plutôt ce paysage sonore - celui qui se remarque à son tracé dans une langue
[13], qui semble rassembler tous ces bruits sous le signe d'une voix[
14]. Pensons plutôt ce paysage d'une culture propre comme un paysage contingent. Lorsque les ouvriers décrits s'écartent du concert collectif de l'espace-temps usinier, qu'ils rencontrent familles, voisins, le spectre de leur oralité se modifie également au gré des contextes d'interlocution.

L'identification d'une voix à des structures stables constitue sans doute une fiction, si elle ne se confronte pas à ce que Pierre Sansot nomme une anthropologie de l'occurrence. Insister sur les modes, moments, conditions, environnements
[15] de la parole populaire semble un bon correctif à toute visée structurante outrancière. Pierre Sansot, sociologue à l'écoute de cette originalité de la langue populaire vivante, flâne ... Sa recherche ressemble au déroulement d'un itinéraire avec haltes - étapes du bistrot de quartier, étape du jeu de pétanque, étape du bal, de la scène de ménage. La voix éclatée parcourt alors les circonstances et les lieux. Le sociologue s'arrête là où (hors de la sphère du travail, cette fois) la parole vivante des "gens de peu" ose, osait se donner, par moments, par bribes libre cours, là où les hommes auxquels il est fait allusion ont pleinement conscience de vibrer à leur aise[16].


Le corps et ses imaginaires dans la voix

De Certeau suppose la trace vocale porteuse d'une corporéité perdue. En bien des théorisations on retrouve la voix comme figure du passage entre le sens et le corps. Mais de quel corps s'agit-il ? Pour quelle voix ? A l'intention de quelle médiation ?

- Il y a le corps-monde des cosmogonies primitives où le souffle, la voix est double, nature et surnature à la fois. Elle y est composante physiologique, elle y est chose. Elle a siège dans le foie, "les entrailles", les poumons. Mais elle est aussi "mystérieuse comme le vent". Dans les chutes d'eau, on entend les messages des morts inspirant la beauté des chants. Voix nasale, voix des masques : elle associe les vivants et les esprits, elle unit la parole, la musique, la divination en un grand cycle organique et spirituel, en une grande osmose communautaire.

- Il y a le corps-espace imaginaire du ressenti, le corps-réceptable, traducteur des manifestations émotives. La voix s'y meut tendue entre les deux extrêmes "chimiquement" purs de l'agression et de la tendresse. La voix peut alors être pensée comme projection du corps tout entier : corps de l'écoute, corps au combat. Les repères d'un état de détente, de crispation de l'être et de la parole se diffusent en indices articulatoires, musculaires, vibratoires. Le corps de la voix est multiforme. Le poids des mots se fait entendre, voir, sentir sur le registre de tous les sens. La saisie graphique de ces traits, paramètres vocaux, centraux et secondaires laisse entrevoir à quelques phsycho-linguistes la possibilité d'une caractérologie vocale.

- Il y a le corps-image d'ajustements à l'autre. La voix s'intègre là dans une gestuelle du tact et de la distance. Chez certains théoriciens de l'interactionnisme le corps est aussi figure de notre territoire privé. Parole qui s'étale, prend ses aises haut, fort et longtemps, parole menue que l'on empiète, coupe, parole reprise : dans ces entrelacs de mots, de phrases c'est la relation hiérarchique structurant un groupe qui s'exprime. Ainsi notre espace-temps est-il statutairement réglé à notre insu.

La voix dans cette économie parolière extériorise l'espace du désir de communication. Elle rapproche, elle éloigne autrui, elle régule l'espace interindividuel de l'échange. Outre la prise en compte de cette dimension intersubjective du phénomène, les interactionnistes vont surtout insister sur la dimension collective civilisationnelle de cette proximité-distance à l'autre ... tantôt mon semblable, mon frère ... tantôt étrange étranger, ceci dit en termes de culture nationale, régionale, générationnelle ou bien en termes de culture de sexe, de culture de classe.

Chez Erving Goffman la vocalité entre même consciemment dans la composition de l'image de soi. Presque au même titre que la parure, la posture, elle est geste de la mise en scène, elle est paraître et apparat absorbés par le rituel et le code. Notre voix se pose, s'infléchit, se discipline, elle défend notre cohérence, notre ligne de conduite vis à vis de la norme, devant le regard des autres. On est passé de la voix-visage à la voix défendant l'honneur, les convenances de la face.


Paroles et mouvements sous-entendus

La voix balaie le spectre chromatique des haines obscures à l'amour pur, du feulement bestial à l'envol mystique écrit Michel Serres. En 1991, P.Combaz à partir de son livre, "Le Bal de la maison du pendu"[17] nous suggère d'écouter, dans les hésitations infimes de la voix, ce silence latent de nos désespoirs. Sylvain Germain proposait cette année, à la scène théâtrale, une pièce pour dire la transmission familiale des voix, des gestes, cet héritage le plus imperceptible, le plus ineffaçable, cette part la plus précieuse, la plus fabuleuse de notre mémoire. En 1987, Jean Raymond[18] plaçait la voix au centre d'un trouble, d'un commerce sensuel, pervers, violent reliant "la lectrice" à ses commanditaires d'écoute complice. La voix qui inspire donc continuellement l'essai philosophique[19], littéraire, romanesque se situe, chez tous ces auteurs, du côté de ce tremblé, de cet émerveillé, de ce bouleversé, de cet apaisé de l'état affectif tatouant le langage. La voix infiltre dans la parole le pigment des sentiments, pulsions et retentissements ; elle en colore chaque respiration, séquence langagière que celles-ci  soient pleines de bruit, de silence, de vent ou de raison.

Sur cette dernière proposition - voix au diapason coloré de l'affect - l'opinion commune, femmes et hommes d'oeuvres inventives de science, de poème ou de roman, peuvent s'entendre. Le désaccord s'opérera sur les manières de décrypter la couleur. Pour les uns, penseurs de la métaphore, la voix ne peut se saisir intuitivement que dans le flux de ses dégradés infinis. Comme la sensation, tel le ressenti, elle est palette, elle est mélange vertigineux, instable, nuancé que la connaissance expérimentale détruit en croyant la capter. Pour les autres connaître la couleur vocale suppose sa décomposition en éléments simples, en teintes dominantes primaires. Il faut choisir entre acte pictural et colorimétrie ! Ainsi dans l'esprit de certains, l'isolement de chaque composante physiologique, acoustique, articulatoire, prosodique de la voix peut-il faire espérer en une analytique des intonations expressives, en une grammaire des attitudes, types vocaux affectant le discours de tel ou tel locuteur. C'est à ce travail "de la raison séparatrice" que nous invite Ivan Fonagy exposant sa théorie de la caractérologie vocale fondée sur ce que l'on pourrait appeler une physique de l'émotion.


Quand l'invisible devient audible.

Les études actuelles du psycholinguiste hongrois Ivan Fonagy ont quelque parenté avec les perspectives avancées dans les années soixante par le sociolinguiste Edward Sapir. Sans toute parce que l'un et l'autre sont à la recherche maîtrisée, rationalisante d'une typologie des voix. Que la voix auto symbolise, pour l'un, la dimension plus individuée du locuteur, pour l'autre sa dimension plus socialisée... peu importe, finalement. C'est cette visée même du "type vocal" qui produit des rapprochements d'énoncés et de méthodes. Attardons nous alors sur quelques axiomes de la caractérologie vocale plus amplement développée que l'esquisse Sapirienne :

1°) La voix de chacun peut être ramenée à un profil vocal, autrement dit à un ensemble de traits distinctifs repérés à l'aide des outils de l'analyse physiologique et acoustique de la parole.

2°) Un profil vocal se confond avec cet ensemble d'attitudes récurrentes que l'on peut appeler "traits de caractères" d'une personne. Il n'y a donc pas de distance entre la personne (définie par ce noyau, cette permanence psychiques) et la voix saisie dans la parole émotive. Car "le style vocal individuel peut être ramené au style vocal de l'émotion"
[20]. Les traits du caractère, de la voix, de l'émotion se superposent. Non pas tant que Fonagy fasse sienne la thèse d'Heidegger, qui associant stimme (la voix) à stimmung (l'honneur) et stimmen (être en accord avec), affirme la voix comme essence de l'affectivité, mais parce qu'il assimile émotion et réaction, parce qu'il la réduit à une donnée comportementale de nature ethologique.

3°) Cette double réduction "réaliste" de voix au sonore, de la personne à la voix "du dehors" en suppose effectivement une troisième : celle de l'émotion à l'action manquée, à une physique de l'acte altéré, impossible, dégénérant. Le spectre émotif alors s'épure ; restent ses pôles primaires irréductibles, ses tons extrêmes, les plus intelligibles. D'une part l'agression, aux couleurs heurtées, guerrières. D'autre part le don aux couleurs pleines et caressantes. Ici donc l'émotion devient symptôme d'activités originelles sous-jacentes : la fuite, l'attaque, la copulation. Dans la voix, un espace imaginaire se transforme, se met en mouvement. Voilà que le timbre gravement, intensément placé impressionne le concurrent ou le subordonné. Voilà que les accents violents frappent les syllabes, que leurs flèches atteignent l'adversaire. Voilà que la ligne mélodique se fige tel un corps prêt au combat. La première "étrangeté" de la voix, Fonagy la situe en cet imaginaire de la menace; de la peur, du désir paradoxalement "réalisé" sans acte.

Avec l'expression vocale de l'émotion, on est entré dans l'univers "magique" de la métonymie où le fragment peut remplacer, signaler, signifier la totalité. La langue peut alors se substituer au corps entier, elle peut représenter un élément anatomique bras, poing, sexe ou bien figurer tout autre objet externe.

Même si cette réduction symptômale de l'émotion nous semble théoriquement faible, il n'est pas de notre compétence d'en juger. Et quoi qu'il en soit l'intérêt de cette physique de l'émotion n'est pas là. Il est plutôt dans sa capacité à faire émerger l'idée d'un signifié spectaculaire et pourtant imperceptible à l'oeil, d'un audible-invisible du sens, l'idée donc d'une pluri sensorialité de l'échange langagier vu, entendu, touché ; quelque réalité proche de celle que Michel Serres tente de saisir et nommer en parlant d'espace tactile pressenti du sens.

En effet resserrement des ventricules laryngés, rapprochement des cordes vocales, faible aperture à l'entrée de la glotte, langue et lèvres amenuisées, souffle court ... l'émotion vocale de la colère se diffuse en une dynamique de contraction musculaire et articulatoire. Tout un espace bucco pharyngé de la tension mime, rétrécissement, repli, noeuds de "l'âme et du corps" querelleurs. A l'opposé expiration faible, voix pleine, relaxation des voiles du palais, lèvres arrondies marqueront la pantomime déliée de l'émotion vocale tendre. La voix nous montre donc la parole comme avant-goût du signifié, comme cet ensemble de gestes laryngés, de gestes articulatoires échappant au regard, comme cet ensemble de gestes paradoxalement invisibles et vus par l'oreille
[21]. Car tous ces mouvements se propagent instantanément dans l'espace acoustique, se traduisent en un profil prosodique, un rythme, un débit, une ligne mélodique. Sur le schéma de répartition métrique, la courbe de la colère est angulaire, la courbe de la tendresse est ondulante. La régularité, l'amplitude de l'une la rapproche du chant ; la précipitation, la scansion rapide de l'autre la rapproche du bruit. La parole est geste, est mime ; mais elle est geste entendu avant que d'être décrypté, lu à même le visage et les yeux, geste entendu avant que d'être vu, et ce parce que le toucher des voix a précédé l'écoute.

Il faut donc à la communication vocale un premier support de perceptions subtiles : notre peau, ce tissu multi sensoriel
[22] où se déploie toute notre sensibilité. Le corps sort du corps par tous les sens[23] : cette proposition de Michel Serres se vérifie constamment à propos de l'expression vocale, et tout particulièrement lorsqu'à la racine de l'écoute et de la voix, on rencontre cette emprise tacite du tactile où se mêlent tous les sens.[24]

Notre peau est tympan, tambour, elle entend largement et moins mais entend toujours, vibrante comme auriculaire.
[25]

Comme toujours avec la voix, l'approche analogique prend le relais de toute approche expérimentale. Le psycholinguiste ou le sociolinguiste nous mettaient sur la piste analytique d'une mimétique invisible-audible de la parole dans la voix, le philosophe porte ailleurs notre pensée ... vers un imaginaire ontologique de la peau, première oreille sensible, première voix secrète de l'échange.


Je m'enferme dans mon pavillon de peau ; il brûle de langues ; je parle ; je parle de moi, de ma solitude, de la nostalgie des sens perdus, je pleure le paradis perdu...
[26]

Il est vrai que la langue du concept semble bien maladroite pour suggérer que toute parole s'avance sur fond d'espace tactile, sur toile de peau tressaillant au bruit, frissonnant sous hautes notes, rythmes soutenus, captant les gestes inouïs de la voix. Il faudra de nouveau recourir aux images pour dire les imperceptibles de l'échange et du sens attachés à la peau où traînent des clairs-obscurs, des chuchotements
[27], où demeure l'invisible du visible où s'enregistrent les inaudibles de la musique[28]


En signe de parade ou de parure

Hors discipline sociologique, les exemples précédents nous invitent donc à considérer la voix comme partie prenante d'une gestuelle agonique ou fusionnelle pressentie. Or toute une tradition ethnosociologique cette fois, celle issue d'Edward Sapir, en passant par Margaret Mead, Ray Birdwhistell pour aller jusqu'aux émules d'un Edward Hall ou d'un Erving Goffman va de fait travailler sur des préceptes apparentés, mais avec d'autres préoccupations, d'autres modes d'interprétation.

Puisque selon le mot d'Edward Sapir : la respiration peut devenir objet des sciences sociales à condition de l'interpréter comme un comportement social à la manière dont on étudie une religion ou un régime politique... les anthropologues, sociologues d'une telle mouvance vont partir des allures, postures, mimiques, intonations, silences des corps parlants, communicants pour comprendre et la structuration sociale d'un groupe et les messages normatifs, éducatifs qui y circulent. Ici, le contour vocal n'apparaît pas isolément, mais comme élément d'une gestualité contrôlée, prise dans une sémiotique collective du corps. Ici, on part du principe que tout microprocessus d'échanges informe les protagonistes tantôt sur la situation socio-économique de tel acteur dans le groupe, tantôt sur les rapports dissymétriques entre les groupes, tantôt sur les coutumes comportementales en un milieu, une ethnie donnés.

Le geste vocal appartient à ce registre de codes, modèles, moeurs tacitement transmissibles. On retrouve là encore la voix comme véhicule de la tradition. Mais dans ces problématiques, elle est insérée dans une recherche plus globale sur tous les types de l'incorporation culturelle. La voix y parle du corps envisagé comme vecteur à la fois le plus manifeste et le plus subtil des lois sociales de l'acclimatation et de la conformité. La composante vocale relève de l'artifice et de la composition. D'une part, elle aide à composer notre sphère privée, en projetant un imaginaire de notre territorialité propre dans le groupe, dans la rencontre. D'autre part, elle compose, en toute situation, notre personnage en quête d'approbation, de reconnaissance d'alliance, de refus, d'évitement ... Elle participe à la ritualisation de notre Ego dans les rôles que l'on doit successivement tenir. Elle est notre double théâtralisé. Aussi la voix parfois débordée par le regard, débordée par le silence, relève-t-elle alors d'une rhétorique sociale du visage en ses convenances, civilités et répertoires. L'ego de la voix est passé du côté de l'apparence maîtrisée. Voici la voix - sujet muée, la voix doublée. Personne et persona à la fois. On la croyait peau, on la retrouve masque.


a - Voix, liens et territoires

Cherchant à comprendre le fonctionnement des sociétés à travers des situations concrètes de mise en présence des personnes, tout un courant de la sociologie va placer au centre de ses travaux d'analyse et d'observation, la question de la territorialité symbolique. Entre les locuteurs qui se rencontrent, se confrontent, se croisent, s'apprécient, se liguent, en des environnements institutionnels variés (entreprise, école, famille, lieux de réclusion, d'exclusion, de divertissement ou lieux publics de circulation) il existe ce qu'Erving Goffman appelle des précautions rituelles de non empiètement. Cette frontière à la fois physique, morale, statutaire, cette pratique toujours réapprise, toujours reproduite de la "bonne distance" à l'égal, au supérieur, au semblable, au différent sont, dans ce cadre, estimées comme bases de la régulation sociale.

Il y a là une sorte de projection des rapports sociaux dans l'espacement toléré, souhaité, respecté entre soi et l'autre. Edward Hall désignera, par le néologisme de "proxémie", cet espèce d'espace d'ajustement socio-affectif entre les sujets, entre les corps dans une aire civilisationnelle, ou un micro-milieu donnés. Ce sont d'ailleurs les échecs et les malentendus des échanges interculturels qui ont mis l'anthropologue américain sur la piste de ces modèles "proxémiques" variables et impensés, sur la piste de cette "dimension cachée" de l'espacement requis entre les interlocuteurs statutairement voisins ou dissemblables, ethniquement cohérents ou antagonistes.

Dans cet ajustement socio-affectif, la voix participe donc de la gestuelle d'adresse à l'autre. Elle appelle, elle repousse. Elle entre dans la gamme de ces messages proxémiques implicites. Elle est geste parmi les gestes qui règlent la distance, le non empiètement, l'emprise d'un locuteur sur l'autre, d'un groupe social sur l'autre. Sa tessiture, son registre, son inflexion placent l'inconnu, l'ami, l'adversaire dans votre cercle, l'en éloigne, le ramène, l'expulse. On retrouve là encore, la voix comme mime de l'action imaginairement projetée.

Dans cette analyse de la gestuelle proxémique, la voix donne au sens propre, le ton de la relation acceptée, anticipée, souhaitée. Spontanée, formelle, lointaine, chaleureuse, confidente, méfiante, attachante ... elle donne bien à entendre les sous-entendus du message. Le sujet socialisé s'entoure d'une "sphère idéale", petit imaginaire de sa valeur, de sa position, de son humeur, son détachement solitaire, dans les groupes où ses pratiques l'inscrivent. La voix, sorte de déploiement de soi, est alors contenue dans ce schème de spatialisation de l'Ego social. Aussi va-t-on, dans le prolongement de ces logiques d'études, parler de territoires de la parole en poussant assez loin l'analogie de la projection spatiale entre les corps-sujets échangeant.

Candace West en particulier, va démontrer l'existence de territoires masculins
[29], de territoires féminins de la parole dans les actes conversationnels les plus courants. Qui dit parole dit droit de parole. On peut considérer toute pratique conversationnelle comme un acte d'autorité, possibilité de "placer un mot", de poursuivre, de vérifier que l'on est écouté. Candace West définit la conversation comme structure micro-politique susceptible d'être référée à un ordre plus vaste des rapports de force. Ordre des prises de parole, durée du tour de parole, légitimité du sujet de conservation, orientation, rectification des contenus : la communication est un terrain toujours menacé par la domination. Aussi les phrases dont on est dépossédé, les silences gênants voire perturbants constituent-ils des évènements remarquables pour ceux et celles qui les vivent. Car le plus inquiétant va se jouer dans les "ratés" du tour de parole, dans les temps de parole simultanés que sont le chevauchement et l'interruption, deux modes d'intrusion en appelant bien à la figure du territoire et de la frontière.

Dans ce territoire du tour de parole, les dominants y réactivent en permanence leur capacité de contrôle, la teste, l'impose en interrompant symboliquement et matériellement le subordonné, en occupant son espace, en le violant. En 1985, Candace West, à propos des conversations mixtes recueillies sur les lieux publics d'un campus américain est en effet plutôt pessimiste. Les hommes empiètent systématiquement sur le droit des femmes à achever leur tour de parole. On les arrête, on les corrige, on les met à l'épreuve. Certes, un tour de parole interrompu n'est pas perdu pour autant, il peut être repris. Mais globalement l'article conclut sur la parole comme imaginaire d'un territoire où se déclenchent les parades masculines de la dominance, et les parades féminines de l'esquive. La structure politique des rapports de sexe se répète et s'accentue dans cette représentation conversationnelle des rôles.

Dans cette étude, la parole domine la voix. Pourtant on pressent bien la fonction, l'influence dont cette dernière peut être impartie dans la dramatisation parolière des rôles sociaux masculins, féminins. Ce sera voix ostentatoire, couvrante, oppressive contre devoir de réserve, contre voix faite de retenue, soucieuse d'apaisement, contre voix du retrait. Les modèles sont depuis si longtemps incorporés, appartiennent depuis si longtemps à des identités sexuées considérées comme les seules viables que l'on voit poindre à peine, quelques minces modifications. Souvent l'ethnologie précédemment nous a entraîné dans l'enchantement des voix. Sur le registre des petites défaites, et petites victoires de la conversation ordinaire, ici, la voix nous livre sa note désenchantée ...


b- Voix, double et déguisement

Voix faussées, déformées dans le lourd, le grave, le léger ou l'aigu... c'est sous cette institution fabuleuse des morts
[30] dansant sous leurs masques de couleurs et de cris que les ancêtres méconnaissables venaient, au Sénégal oriental, inquiéter les vivants. Les chants épiques des bardes qui percent la nuit Philippine dans les Hautes Terres Palawan[31] vont vers un Au-delà. L'envol vocal de l'aède était assimilé à l'élévation de son double.

Si les légendes anciennes du double et du masque vocal se sont tues, il reste que ce schéma de la scission possible de l'être et de la voix est souvent réactualisé sous version contemporaine. "Etoile sans lumière" avec Edith ¨Piaf, La Diva de Beineix ... le cinéma comme la littérature (Rabelais, Jules Verne) ont bien exposé cette dramatique de la voix dérobée. Questions techniques du doublage, de l'enregistrement : l'industrie audio-visuelle redéfinit une inquiétude moderne du trafic des voix. Le mythe de l'objet-voix empruntée, volée, gelée peut encore revivre en bien des scénarios.

La chanteuse dans le studio commence par donner sa voix à la star de l'écran. Mais le don bientôt s'éprouve comme une dépossession. Le vol se meut en une angoisse du double se détachant de soi. L'interprète des coulisses veut alors retrouver sa mélodie, son être. Elle veut sortir de l'ombre, mais face au public, soudain paralysée par le regard de la vedette à qui elle a prêté la beauté de son chant, elle-même reste sans voix. C'était façon Etoile sans lumière - film des années quarante - le conte triste et édifiant d'une identité vocale confisquée ... Anthropologues et sociologues de la modernité ne vont certes pas croiser le thème de la voix - double et masque - sous ces modalités. Toutefois, s'il est utile d'évoquer ce contexte représentatif et romanesque, c'est que certaines analyses sociologiques de la voix-parure, de la voix-convention vont aussi se situer, plus ou moins consciemment, à proximité de cet imaginaire de la coupure entre l'être et la voix ou bien dans la pensée d'un évanouissement de l'être sous l'apparence d'une figuration.

Transe du chamane, cris des masques Tenda : la voix retrouvait là une animalité dont on cherchait à capter la force. Sans aller jusqu'à cette invention, ce besoin d'une osmose féroce, charnelle avec la nature, présents dans ces usages ancestraux du souffle, de l'invocation, nous avons cependant dans notre parcours souvent suivi la trace de ce flirt entre voix et puissance non socialisée. En effet, nous avons plusieurs fois rencontré la voix du côté de l'expression de soi, de son expression la plus profonde, ou la plus archaïque, celle de l'émotion. Nous abordons désormais des théories pour lesquelles la voix est entièrement absorbée par les phénomènes de socialité, de normalisation, de théâtralité. L'émotion y est elle-même travestie dans le code.

Pour bien des sociologues, il est vrai, la parole domine la voix. Pierre Bourdieu dans Le Fétichisme de la langue et l'illusion du communisme linguistique
[32] - article qui a fait référence - évoque la variation prosodique des énoncés. Phrasé populaire, phrasé neutre, phrasé élitiste ... la voix apparaît bien distribuée sur la grille de ce symbolisme intonatif, plutôt stéréotypé. Mais elle n'est que le simple reflet de la structure de classe. Reflet  d'ailleurs évanescent. A peine décrite, la voix s'efface, devenue simple marquage résiduel, périphérique des impositions de légitimité fonctionnant dans l'espace-temps donné d'une pratique.

Cet horizon théorique d'un symbolisme intonatif rapporté à la structure sociale fut d'abord l'intuition d'un Edward Sapir qui, le premier, imagina ce projet d'anthropologie auditive, imagina l'idée d'un profil socio typique de la voix, examinée cette fois dans la concrétude de ses tessiture, inflexion, cadence, débit, vitesse. Toutefois si cette préoccupation surgit et resurgit par intermittence dans le discours sociologique, c'est aussi que les codifications du parler, de la prononciation font partie d'une histoire sociale longue dont les observateurs, les écrivains, et surtout les manuels de civilité nous ont laissé une empreinte éloquente. Dès le traité d'Erasme
(153O), traité de bonne conduite destiné aux enfants, aux adultes, intellectuels et bourgeois humanistes ambitionnant une rapide ascension sociale, bienséance et convention de la voix deviennent objets de discours, de préceptes formels, participant à l'élaboration d'un code consensuel du comportement élémentaire. Car cette myriade d'injonctions normatives ne concerne pas spécifiquement le geste vocal, elle concerne toute la discipline "courtoise" des apparences, l'obligation de décence des corps, de la physionomie, du maintien, du vêtement ....

Une chose à quoi l'on doit bien prendre garde en parlant, c'est qu'il n'y ait rien de rude, ni d'aigre, ni de hautain dans la voix, à quelque personne que l'on parle ; il faut toujours le faire avec un air d'honnêteté et de bienveillance ...

Une chose qui est des plus importantes quand on parle, est de bien faire sonner toutes les lettres et toutes les syllabes, et de prononcer tous les mots séparément les uns des autres ...

Une prononciation française doit être en même temps ferme, douce et agréable. Pour apprendre à bien prononcer, il faut commencer par parler peu, dire toutes les paroles les unes après les autres avec modération, prononcer distinctement toutes les syllabes et tous les mots, il faut surtout ne converser ordinairement qu'avec des personnes qui parlent purement et qui prononcent bien ...
[33]

Ce sont là des extraits tirés du traité de Jean Baptiste de la Salle, qui, un siècle plus tard, dans la même veine, s'adressera cette fois au public scolaire de l'enseignement chrétien. Prêtre, docteur en théologie, pédagogue de renom, J.B. de la Salle prend en charge l'animation d'écoles des paroisses, des diocèses ; il entend s'occuper des plus pauvres, non scolarisés. Son manuel de bienséance et de civilité s'adresse donc aux enfants des écoles chrétiennes, aux plus pauvres, aux enfants des villes et à un seul sexe : les garçons. Se demandant comment former un honnête homme chrétien et citadin, il énonce tout un ensemble de prescriptions mêlant rituel de mondanité et morale catholique. Ce qui frappe, à cette lecture, c'est que tout le corps est soumis à ce contrôle méthodique et qu'en particulier le visage - cheveux, oreilles, lèvres, yeux compris - sont examinés sous l'angle de cette éthique "terrifiante" de la retenue et de la modération.

Il n'est pas bienséant de faire trembler ses lèvres, lorsqu'on parle, ni en aucune autre occasion ; il faut les avoir toujours fermées, et ne les remuer ordinairement que pour manger ou pour parler ...

Il y en a qui élèvent tellement la lèvre d'en haut et abaissent si fort celle d'en bas, que leurs dents paraissent quelquefois mêmes toutes entières ; cela est tout à fait contre la bienséance qui ne veut qu'on voit jamais les dents à découvert, la nature ne les ayant couvertes des lèvres que pour les cacher
[34]

Aperture, fermeture de la bouche, positionnement, mouvement des lèvres... on constate que la surveillance sociale s'exerce fortement autour de ces lieux d'inspiration et d'aspiration du souffle. Tout un lot de moqueries fustige d'ailleurs couramment les ridicules de la bouche trop close, trop ouverte, de la langue "trop pointue" ou trop "bien pendue".

Le sociolinguiste William Labov
[35] le notera, les différences sociales de prononciation renvoient à des modèles articulatoires différents. Toute manière de prononcer engage tout "l'hexis corporel" du locuteur. La voix se replace alors dans toute une économie expressive du visage aux normes sociétales très discriminantes et très fines. Lèvres closes. Langue levée. Banalement, il y a de la voix dans le silence et du silence dans la voix[36]. La variation prosodique n'est pas seule en cause. Les symbolismes sociaux touchent à tout l'art du visage, celui qui intègre le regard dans le langage[37], et qui fait que les mots sont dans le regard comme le chantait Jacques Brel aux Marquises.

Certains auteurs vont d'ailleurs insister fortement sur l'extrême artifice de cet art...

Le rhéteur grec ou romain met en voix la valeur argumentative du sens. La prosodie du poème depuis Homère, met en rythme ou en rime la valeur lyrique, épique du sens. L'acteur dans l'amphithéâtre, sur la scène en extériorise les valeurs dramatique, tragique, comique. Autrement dit, tout un ensemble d'arts ancestraux, tantôt plus lettrés, tantôt plus populaires, nous a donc familiarisés avec cette idée d'un symbolisme codé des mouvements expressifs de la douleur, de l'extase, du rire, des larmes... Nous reconnaissons aisément ce répertoire figé des statues, des personnages et des masques. Mais sans doute croyons-nous cette grammaire de l'expression contrôlée, stylisée, jouée plutôt réservée aux espaces-temps circonscrits de la représentation, aux espaces-temps spécifiques et rares de la parole mise en spectacle.

Le sociologue Erving Goffman veut nous réveiller de cette illusion. Travaillant d'ailleurs beaucoup à partir de manuels de savoir-vivre, E. Goffman va démontrer que la plus banale des rencontres, s'effectue quotidiennement sur le mode de ces stratégies représentatives de soi. Reprenant la très vieille analogie entre société et théâtre, Goffman
[38] transforme tous ces contemporains en figurants d'une grande mise en scène au scénario sans auteur, où chacun n'est instantanément que son image produite face au regard d'autrui. La voix prendra une place importante dans cette codification de l'apparence, dans ce jeu de l'apparaître "au mieux" de ses possibilités dans l'action engagée. Mais comme au théâtre, costume, décor et voix font partie d'une même économie du spectacle, de la performance, de la démonstration.

Le mendiant interprétera l'humilité sur le ton qui sied à sa position et à sa demande. Le P.D.G. devra penser à la gravité ou la puissance de ton qui lui revient. Nous sommes là dans l'ordre de figuration des rites statutaires. Plus globalement, dans l'élaboration du moi social, tout un chacun doit choisir sa face, s'y tenir, la sauvegarder dans l'honneur, la fierté. Le répertoire figuratif où l'on est engagé est assez stéréotypé, normalisé. Il admet peu d'improvisation. L'essentiel n'est-il pas de protéger la cohérence de notre jeu pour le bien-être de notre face et de celle des autres ? Ici, notre ligne de voix doit suivre notre ligne de conduite.

Mais que la voix soit mesurée, façonnée à l'aulne d'une idéalisation sociale de soi, Goffman est loin d'être seul à le dire. Cicéron, Sénèque, Quintillien ont largement commenté le domaine des normes et des harmoniques de l'éloquence publique. Le ton, l'élocution, les mouvements de la tête, du menton, les mouvements de mains, de bras amplifiés par le drapé du vêtement... tout est contraint par la rigueur esthétique et morale du  "gestus antique", cet art libéral qui ne saurait imiter les désordres d'ébriété et de gesticulation de la plèbe et des esclaves
[39]. Le jeune patricien romain destiné aux arts magistraux de la rhétorique civique travaille sa gestualité oratoire en ses moindres détails.

Même souci de l'inflexion vocale chez les jeunes gens de l'E.N.A. destinés à faire carrière dans les grands corps d'Etat... Cour des comptes, Inspection des finances, etc…

Octobre 1995 –
Question de l'intervieweur
[40] à un jeune énarque de la dernière promotion :

-Vous avez déjà le ton du grand corps ?

Réponse de l'intéressé :


- Non, c'est plutôt le ton normal sup, écoutez les khâgneux, c'est plutôt cela, c'est plus modulé que pour les gens du grand corps.

La voix est donc devenue là, véritable gage de valeur sociale et de rang, artifice à travailler selon un idéal de haute référence. Les grandes écoles reproduisent leurs élites à une note près. Un peu plus loin de nous, on connaît le prestige du ton oxfordien. En Angleterre d'ailleurs où l'intonation ne fut-elle si fortement préoccupante, pour toute une grande et moyenne bourgeoisie, que l'humoriste Bernard Shaw pourra avec succès mettre en scène, au début du siècle, en 1912, "Pygmalion", aristocrate cherchant à transformer la facture d'accent de l'héroïne pour assurer sa promotion culturelle et sociale.


L’entre-deux de la voix

La voix est placée entre deux miroirs : celui de la personne, celui du personnage. Voix-peau, voix-masque. Voix émise, voix reçue. La dynamique de ces oscillations est toujours présente dans la parole aussi bien que dans le chant. Trouver sa voix, la libérer, l'éprouver, l'entendre et l'admettre au milieu des autres. Il faut rechercher le chant de la voix pour lutter contre la fatalité d'une dévalorisation, pour faire surgir la vraie voix. Cette idée se retrouve, de façon récurrente, au delà de la particularité des contextes sociaux de référence. Les propos de Patsy Bodenburg, professeur de pose de la voix à Londres, témoignent - en écho universalisable - de cette naissance contrariée à la parole, à la voix quand le carcan collectif "pèse comme un couvercle", stigmatisant l'aléa d'un écart.

Enfant, je n'arrivais pas à parler correctement, alors on m'a envoyé chez un professeur d'élocution, je détestais cela, j'étais très mauvaise élève parce qu'on voulait me faire parler d'une certaine façon. J'avais un problème de prononciation, on se moquait de moi. J'ai perdu confiance ... parce que personne ne m'avait dit que la parole est liée à la voix, qui est liée à la respiration, qui est liée au corps. Mais face à quelque chose qui nous effraie, souvent dans la vie, on l'examine, alors plus tard, quand je suis allée au cours d'art dramatique, j'ai décidé de choisir ce métier
[41]

« Rien n’est plus en intime union corps- cœur- spiritualité que la voix dans l’être. Elle est si près en cela du tissu
[42] … »

Le plasticien Patrice Hugues, anthropologue de l’objet textile, dont l’œuvre
[43] m’accompagne depuis longtemps, souligne en priorité, le caractère éminemment, infiniment double du tissu, chose psychique et chose civilisationnelle, touchant au savoir du nombre et à celui du doigté, intervenant entre le corps et l’esprit pour l’unité de l’être[44]. … Si je conclus sur cette référence, c’est que la voix comme objet de recherche et de pensée, ne me semble pas très éloignée du tissu. Elle comme lui, condense cette plénitude troublante des réalités ambivalentes, ce pouvoir des univers de l’entre-deux, déroutants pour l’analyse disciplinaire, disciplinée, logiquement coupante et séparatrice.

La voix se manifeste d’abord comme signal, éclat ou présence qui advient et qui oblige à faire silence, que ce soit interruption brève de la parole courante ou mouvement indéfini du repli méditatif. Toute voix s’ancre dans une situation d’écoute qui lui donne corps, résonance, forme et sens. Parce qu’elle est cette puissance vive de l’interlocution que codifie nos diverses expériences sociales, que sculptent nos épreuves biographiques et qu’anime notre humaine, lointaine et fondatrice intersubjectivité, la voix renvoie immédiatement au silence, cet envers/endroit du langage, cette figure d’accueil de l’altérité.


__________________________
 

[1]) Pensons en premier lieu à Edward Sapir pour son article fondateur.
[2]) Est ici particulièrement visé Michel Serres qui, dans "Les cinq sens" (Grasset 1985) s'efforce d'élaborer et d'imager une théorie de la sensation et du langage.
[3]) Expressions empruntées à Michel Serres, op. cit.
[4]) Michel Serres, op. cit.
[5]) Michel Serres, op. cit.
[6]) Expressions empruntées à Michel Serres, op. cit.
[7]) Michel de Certeau in "Invention du quotidien" ne déclare-t-il pas "Mon sujet, c'est l'oralité, mais changée par trois ou quatre siècles de travail occidental".
[8]) Michel de Certeau op. cit.
[9]) Michel Poizat.
[10]) Michel Verret "La culture ouvrière"
[11]) Tomaso di Ciaula.
[12]) Tomaso di Ciaula op. cit.
[13]) Michel de Certeau op. cit.
[14]) Michel de Certeau op. cit.
[15]) La chanson réaliste à voix féminine des années 20 à 50, sera bien en France cette occurrence d'expression d'une dramaturgie populaire.
[16]) Pierre Sansot, "Les gens de peu" P.U.F. 1991.
[17]) P. Combaz.
[18]) Jean Raymond "La Lecture" Actes Sud, 1987.
[19]) F. Nietzsche dans le "Gai savoir" notamment.
[20]) I. Fonagy "La caractérologie vocale - in Anthropologie des voix" L'Harmattan, Paris 1993.
[21]) Ivan Fonagy art. cit.
[22]) Sur ce sujet, on pense prioritairement à P. Anzieu ayant étudié ce thème de l'enveloppe psychique.
[23]) Michel Serres, op. cit.
[24]) Michel Serres, op. cit.
[25]) Michel Serres, op. cit.
[26]) Michel Serres, op. cit.
[27]) Michel Serres, op. cit.
[28]) Michel Serres, op. cit.
[29]) Candace West  "Stratégies de la conversation - in parlers masculins, parlers féminins? Delachaux et Niestlé, Lausanne 1992.
[30]) Marie Paule Ferry, article déjà cité.
[31]) Nicole Revel, Esthétique des voix épiques Palawan - in Anthropologie des voix, op.cit.
[32]) Acte de la recherche en sciences sociales, 1975, n° 4 Paris.
[33]) La bienséance, la civilité et la politesse enseignées aux enfants - textes réunis de Didier Erasme de Rotterdam, de Jean Baptiste de la Salle, Henri Bergson - Edition Le Cri, Jean Michel Place, Bruxelles, 1992.
[34]) J.B. de la Salle op. cit.
[35]) William Labov, Sociolinguistique.
[36]) H Meschonnic - L'oralité poétique de la voix - in Anthropologie des voix" op.cit.
[37]) H. Meschonnic. Art. cité.
[38]) E. Goffman cf. "La mise en scène de la vie quotidienne"  Tome 1 - 2, Minuit. "Les rites d'interaction", Minuit. "Façons de parler" Minuit.
[39]) Citation de Cicéron in Jean Claude Schmidt,"La raison des gestes dans l'occident médiéval" Gallimard 1990.
[40]) Emission télévisée - 7 Octobre 1995, sur l'Ecole Nationale d'Administration à FR3.
[41]Reportage de la télévision suisse normande, La voix, miroir de l’âme, 1996 (réalisation Sophie  Lagrande et Steven Artels).
[42] Patrice Hugues, Pour une anthropologie du tissu, tissu selon droit fil et selon biais. Page 14
[43] Pour une approche des aspects artistique et théorique de cette dernière, se reporter à   Patrice Hugues, Tissu et travail de civilisation, Editions médianes, Rouen, 1996.
[44] Patrice Hugues, Pour une anthropologie du Tissu, selon droit fil et selon biais,  Maison des Arts de la ville d’Evreux, 2000

 


Joëlle DENIOT

Professeur de Sociologie à l'Université de Nantes,
membre nommée du CNU.
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