Le tissu des voix, approches
anthropologiques
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La
mythologie montre que
les dieux sont des
chants,
que d’un chant naît le
monde,
et la protohumanité que
les instruments de
musique sont
des dieux issus du
sacrifice.
Stanislas Georges
Paczynski
Rythme et geste
Ed. Zurfluh, Paris, 1988
Claude
Levi-Strauss aime à dire
que la mélodie demeure
le mystère suprême des
sciences de l'homme.
Interroger les voix
humaines voilà bien une
autre façon d'aller vers
ce mystère de la
vibration et du rythme
faits sens. Or devant
cette incarnation des
significations
échangées, fond commun,
résonances, murmures
permanents de notre vie
intime ou collective, la
sociologie - plus que
l'anthropologie
toutefois - semble
frapper de mutisme.
L'irréductible
singularité de la voix
placerait-elle
définitivement ses
traits, styles,
expressions hors écoute
sociologique ?
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Le tissu des voix
Tout
observateur des actes humains en société
est pourtant vite saisi d'un phénomène
élémentaire : il existe des convenances
de socialisation des voix dont chaque
locuteur porte écho et empreinte. Normes
de modulation, de registre, d'amplitude,
tolérances d'écarts, nécessités de
sexuation de la voix s'imposent en
gammes variables de perception et de
sensibilité selon les lieux, les temps,
les milieux sociaux où l'on travaille,
où l'on vit, où enfant, on entendit
bruits de maisonnée, harmonies et
secousses de la parole adulte. Même
grossièrement esquissé le relevé de ces
régulations institutionnelles, de ces
marques statutaires de la voix permet de
poser l'hypothèse d'une culture
intonative et mélodique tissée dans nos
expériences sociétales les plus proches
et les plus cruciales. Contours vocaux,
si subjectifs nous apprend le poème -
plutôt intersubjectifs nous enseigne la
psychanalyse ; mais disons également,
voix nouée à nos groupes sociaux
d'appartenance, de coexistence, de
référence. En tant que sociologues,
faisons le difficile pari de l'écoute
possible d'une telle ponctuation
historique et "clanique" de notre
vocalité, cette nappe phréatique de nos
paroles, de nos chants et de leurs
énergies.
Ajoutons aussitôt qu'aborder ces thèmes
de l'ouïe et de la voix culturellement
orientés ne signifie pas pour nous se
soumettre au carcan d'un réductionnisme
sociologique méfiant. Au contraire.
Variante sexuée, générationnelle,
hiérarchique, combinaison de variantes,
structure des rapports sociaux attachés
à la voix même des mots : de brillants
pionniers
ont ouvert ce chantier complexe.
Toutefois, à cette optique strictement
socio-linguistique, nous préférons
l'optique plus radicale et plus critique
de l'anthropologie. Car, pour féconde
que soit l'approche des variations
socio-économiques des articulations,
prononciations, respirations de la voix
parlée, elle s'en tient aux contextes et
circonstances de l'énonciation. Elle ne
raisonne, pour ainsi dire, qu'au seul
niveau sociétaire des usages prosodiques
et langagiers, évitant toute question
relative au fondement même de l'oralité,
à l'efficacité de ses rythmes et de ses
rites.
Ethnologie de la parole et du chant dans
les sociétés traditionnelles,
socio-histoire d'un abandon du primat de
l'oralité, ethnologie des espaces, corps
et gestes de la communication verbale,
c'est plutôt dans ces sillages -
d'ailleurs non convergents - que se
dessinerait la perspective incertaine,
utopique d'une anthropologie polymorphe
des voix. En effet, dans ce cadre
l'ethnologue des pratiques culturelles
interprète danses, récitatifs, mélopées
de la geste vocale mimant, appelant les
ancêtres. L'historien des moeurs ou
l'historien des lettres constate la
suprématie acquise de l'écrit sur le
dit, de la lecture sur l'écoute.
L'ethnosociologique observe cette
dimension silencieuse de la parole
passée dans le regard, prolongée par la
posture et la main qui bat la mesure ...
Tous, sont devant des énigmes premières
touchant à la manière dont, au bout du
compte, les hommes vivent en leur langue
comme en leur habitat, font du langage
enveloppe, texture, tissu accordant
grain de peau sur grain de voix.
Lignes de la voix, lignes du visage : en
un texte célèbre Marcel Proust évoque
leur correspondance. Avec une grande
justesse littéraire, il précise que les
unes et les autres contiennent notre
philosophie de la vie, ce que la
personne se dit à tout moment sur les
choses. Ces détours de la référence
et de la métaphore sont là pour suggérer
qu'aucune anthropologie ne peut éluder
un questionnement de type philosophique
sur le langage, qu'aucune ne peut passer
outre l'idée étrange et forte d'une
poétique motrice inscrite au coeur du
langage humain. Tous les raisonnements
anthropologiques, ici évoqués,
contiennent en filigrane souvent, de
telles préoccupations. Ils sont même
parfois nés de leur fascination, de leur
étonnement renouvelés. Etudes de la
voix, de ses styles, du dialogue des
voix circulant du collectif à la
personne, du mythe à la nature, de
l'humain au divin : de ces éclairages
pluriels, de cette raison polyphonique,
contentons-nous de développer maintenant
quelques thématiques et trames également
traversées par cette inspiration des
questionnements extrêmes.
L’aube et la perte
Analysant les multiples fonctions et
efficacités symboliques de la parole
dans les différents contextes
socioculturels, les recherches
anthropologiques sur l'oralité se sont
en tout premier lieu intéressées aux
derniers échos des voix rituelles. Echos
lointains que la situation souvent
fictive de l'enregistrement volontaire
vient encore brouiller. Dans ces mondes
désormais inaudibles que l'ethnologue
nous porte cependant à imaginer, la voix
dit le souffle et la mémoire, le lien
aux esprits, au cosmos, à la communauté.
La voix dit le verbe devenu tradition,
la tradition devenue verbe. Le langage y
est à percevoir comme don reçu, transmis
maintenant en équilibre l'homme et son
biotope.
Est-ce à dire que l'anthropologie n'a
d'oreille que pour les civilisations
exsangues de l'oralité ? Non. Mais la
vocalité y est plutôt saisie comme cette
part toujours oubliée, étouffée, menacée
du langage. Ainsi, dans le même
mouvement, les études anthropologiques
sur l'oralité vont-elles se porter sur
une autre scission opérant en des
contextes éventuellement plus proches.
Nous la nommerons coupure culturelle et
politique entre le savant, le puissant
qui manipule l'écrit, le transcrit,
l'archive et le peuple dont la voix se
fait entendre entre cris, contes ou
complaintes improvisés sur les tréteaux
d'un théâtre mis à la rue.
Je n’examinerai pas en préalable tous
les grands thèmes de la synergie entre
voix humaine et cosmos, les grands face
à face de l’oral et de l’écrit,
civilisateurs et fondateurs de
dissymétrie sociale qu’aborde la
littérature anthropologique de notre
protohistoire. Mais je me contenterai
d’étudier deux perspectives de strates
intellectuellement différentes et
pouvant peut-être dans leur dénivelé,
nous faire entrer, nous ouvrir des
passages dans le paysage insu de la
voix.
Il s’agit d'une part de l'optique de la
philosophie dialoguant avec le mythe
orphique, et d'autre part de l'optique
des sociologues du quotidien allant à la
rencontre du langage ordinaire. Partis
de matériaux à penser divergents, les
uns et les autres convergent en cette
thématique de l'oralité enfouie sous la
langue, d'une oralité de l'ombre, d'une
oralité dispersée, détruite, parfois
renaissante, encore audible pourtant -
simples fils, croisements, flèches,
traits de voix - sur le tissage
scripturaire immense du langage.
Le Philosophe en quête d'image originelle
Contre le
vacarme des vents, du ressac, contre
plaintes, charmes, vociférations, Orphée
assailli compose, invente sur sa lyre,
l'harmonie victorieuse, passant outre le
détroit des Sirènes. Mais face aux
Bacchantes, le voilà anéanti. Malgré la
mélodie apaisante de la cithare aux neuf
cordes, son corps sera dépecé et sa
musique dispersée par les cris et les
noises dans les bruits de fond du monde.
Orphée ...venu de si loin, de la
mythologie grecque, précédant la raison
philosophique et analytique fait
pourtant référence pour le philosophe
s'attachant à rendre sensible ce
principe de musicalité enfoui dans la
langue. Peut-être le mythe est-il en
l'espèce figure, support pédagogique
exemplaire lorsqu'il s'agit d'évoquer
cette question anthropologiquement
récurrente de la vie et de la mort de la
voix dans les mots ? Essayons alors de
préciser pourquoi - quel déroulement,
quel dégradé de significations se
greffent donc sur la silhouette orphique
? Sachons d'abord qu'Orphée l'enchanteur
convoque la musique non comme discipline
isolée mais comme art à cultiver par
toutes les muses, la poésie,
l'éloquence, la comédie, la danse ... et
autres soeurs de légende.
En ces conditions s'ouvre au
raisonnement une parabole clairvoyante
sur le chant, sur les attaches fortes
liant le rythme, et la langue, et le
sens. Parabole clairvoyante ? Oui, parce
que dans ce récit fabuleux, la musique
est non seulement placée au principe
créatif de tout art véritable - ce qui
serait d'une portée évocatrice somme
toute limitée - mais parce qu'elle y
devient la source de tout sens nouveau.
Ici, celui de l'écoute, celui de
l'alliance inouïe, notre héros ne
convainc-t-il pas les fauves de
l'entendre et de le suivre ? Ici, enfin,
celui de l'oeuvre combattant le bruit
ambiant. Sous le chant d'Orphée, la
question de la musique, incluant celle
de l'harmonie, l'une et l'autre posées
comme conditions du sens à apprivoiser
et faire vibrer.
Le chant orphique ouvre le chemin, passe
le cap, fonde une nouvelle relation au
monde. Bien plus qu'un chant captivant,
c'est un espace métaphorique où peut se
déployer - autrement dit trouver images,
incarnations, métamorphoses -
l'intuition d'une compréhension
précédant la langue, l'intuition d'un
sens d'avant le sens, d'un sens toujours
sous-entendu dans le "logos" ou "le dit"
du langage. A sa manière Orphée révèle
cette tension rythmique, cette nappe
musicale
enveloppant toute sémantique possible.
Le mythe - outil du philosophe -
pourrait bien alors intéresser le
psychanalyste attentif à ce qui s'est
échangé, s'échange "sous" la parole.
Tout comme il pourrait intéresser le
linguiste, le poète, l'anthropologue, le
musicologue interrogeant symbole et
travail du rythme dans la cadence,
l'invocation, le phrasé, l'ode ou le
psaume. Orphée nous suggère la voix
oubliée de la langue, celle qui marche
devant ... hurlante, noble, impérieuse,
effrontée, caressante, timide,
chantante, celle que l'on entend bien
avant nos paroles, celle qui augure du
message avant son énoncé, celle qui
connaît déjà nos complicités et nos
discordances, celle qui se love et
s'émeut dans le secret de nos débats ou
conversations.
Le poème d'Orphée semble parler
quelque langue étouffée ... si ancienne
qu'elle s'adresse à la chair
. Le mythe dit la mélodie qui dit la
voix, zone vibratoire faisant entendre
la paroi sensible du sens. Au toucher
des cordes s'éprouvent l'énergie et le
tact des mots. Orphée lance le
langage sur le support matériel de la
musique
qui confond sens et sensation. Sur le
chant d'Orphée, il y a la trame de la
voix, nid et peau du langage et du sens.
Mais dans l'usage heuristique de la
parabole, il faut aussi compter avec son
dénouement d'un style très peu "happy
end". La voix veut donner chair au nom,
délivrer le mot de la mort, mais
l'incantation échoue dans l'oeuvre
d'incarnation ... Le cri d'Orphée ne
parvient pas à donner vie et corps à
Eurydice qui s'en retourne au monde des
ombres. Dernier acte enfin, Orphée
poursuivant son voyage, rencontrant des
femmes Thraces, celles qui le mettront
en pièces, disperseront ses membres dans
la montagne, jetteront pierres, cris,
vacarme sur son corps musical.
C'est en somme le récit d'un double
échec de la vérité sensible dont le
philosophe Michel Serres déchiffre les
prolongements en notre histoire
contemporaine. La mort d'Orphée depuis
longtemps révolue - et pourtant toujours
recommencée - nous rappellerait alors
quelques principes premiers à savoir :
- que "donner vie au dire est un exploit
suprême, grandiose, rare" où peu de nos
savoirs, langages savants excellent,
- que l'explication, l'analyse, le
morcellement, la désincarnation
triomphent, en nos disciplines, sur la
sensation, point aveugle de toute
philosophie et de toute science,
- qu'à vouloir nommer la sensation que
nul ne connaît conceptuellement, elle se
rompt comme la lyre d'Orphée sous le
jugement péremptoire des Bacchantes,
- que l'accord mélodique, signifiant
presque silencieux trouvé "entre le
monde et soi, entre soi, en soi" est un
moment d'unité instable, hautement
improbable et menacé,
- que bruits, discordances, violence des
hauts-parleurs, des porte-voix, langues
de bois ou chants des sirènes disputant
à la musique -équilibre haut et subtil-
l'espace acoustique, sont presque
toujours victorieux.
Le Sociologue à la recherche de mosaïques
vocales communes
Perte du
corps, perte de vie, fin du contrat social sans texte...
ces thèmes trouvent un écho persistant
chez bien des socio anthropologues de
l'oralité. Cette problématique de la
perte est particulièrement aiguë chez un
Michel de Certeau pour qui
frémissements, bruissements de voix se
sont, face à l'impérialisme de l'écrit,
peu à peu, eux aussi, rompus. Défaite de
l'oral - éclat de voix résistant à
l'ordre social - Orphée, figure de proue
de cette pensée de la voix effacée, n'a
pas totalement disparu, mais la fissure,
la censure dont nous parlons, sont cette
fois historiquement et politiquement
situées.
Précédemment nous avons évoqué comment
les études ethnologiques et
anthropologiques des pratiques orales
s'inscrivaient souvent sous le
présupposé fondateur d'une coupure -
parfois radicale - entre les cultures de
la parole minorée, dominée, en voie de
disparition, et d'autre part les
cultures de l'écrit à vocation
légaliste, dominatrice, universelle.
Partage de l'oral, monopolisation de
l'écrit : le langage nous parle alors
d'organisation sociale, de puissance
captée dans un rapport de force inégal.
Dans notre histoire occidentale, la
langue des lettres, pourtant issue de
nos langues "maternelles", installe la
norme institutionnelle des syntaxes,
grammaires, lexiques et styles de
l'écrit au coeur même de notre oralité.
Michel de Certeau ne nous décrit-il pas
comme locuteurs héritiers de ce long
processus d'amoindrissement du souffle
dans l'étau de la lettre, comme
locuteurs échangeant sur les modes d'une
oralité amoindrie, édulcorée, canalisée
après quelques siècles de références
obligées aux rhétoriques scripturaires.
Revoilà bien Orphée terrassé ... Nos
paroles, nos parlers seraient désormais
sans voix, à proprement dit privés de
tout imagination d'une oralité non
policée, insoumise, abrupte. Ceux que
l'on écoute, montés à la tribune, sur
l'estrade, venus au podium, apparus à
l'écran... parlent comme des livres ou
des téléscripteurs. Mais les écoute-t-on
? La thèse de la tutelle de l'écrit sur
la parole peut pour cette fin de siècle
trouver bien des contradicteurs.
Toutefois pour aller dans le sens de
cette omnipotence de l'écriture malgré
toutes les apparences, constatons au
passage cette force symbolique
grandissante du "textuellement traité",
du graphe, du texte faisant preuve et
loi. Constatons ce désir de la trace
inscrite se démultipliant en besoin
d'éditer, d'autoéditer, de témoigner sur
la page, de "graffiter" sur les sols et
les murs ... alors même que l'acte de
"bien" lire, de "bien" écrire perd sans
doute en valeur et en intensité au grand
dam des pédagogues de tout niveau !
Cependant même dans ces problématiques
limite, l'oralité vive - celle qui ne
serait pas simple sonorisation de
l'écrit - ne peut complètement
disparaître de l'usage quotidien de la
parole. Elle ne disparaît pas tout à
fait et ceci aussi bien dans le cas de
la langue écrite que dans le cas de la
langue parlée. La voix que l'on croyait
éteinte revient sans cesse inquiéter
"hanter" matière et forme du texte. La
voix par fulgurances, zébrures
fugitives, lapsus, dérapages traverse
nos énoncés. Dans toute l'étendue de
notre dire s'insinue cette vocalité
résiduelle, ces voix multiples,
distantes qui font entendre les
fragiles effets du corps dans la langue.
Sous la métaphore de la voix - rumeur du
corps, rumeur de la présence dans le
signifiant, Michel de Certeau tente en
fait de réunir une série d'indices
morcelés, infinitésimaux qui
inventeraient l'oralité comme ce qui
dans le langage tente d'échapper au
code. La voix dit l'instant de
débordement de la norme langagière.
Elle est écart, elle est éclat de
résistance perturbant l'ordre du verbe,
le modèle hégémonique du "logos" et de
l'écrit. Si l'économie scripturaire en
place parle de la discipline de la
langue, la voix parle de cette
anti-discipline éclatée, aux mille
braconnages furtifs nécessaires à un
usage singulier, réapproprié du langage.
Observons quelques-uns de ces indices
d'oralité vive.
Dans l'écriture d'abord comment donc cet
"hors-texte" advient-il et se fait-il
entendre dans le texte ?
- Sous le mode récurrent de la citation,
où la parole est comme convoquée pour
authentifier le texte (c'est le cas du
témoignage), pour "animer" le texte
(c'est le cas des dialogues fictifs du
roman), pour presque se substituer à lui
(c'est le cas de certains récits de
vie).
En toutes ces occurrences l'écrit se
greffe sur le rappel, l'imagination
d'une relation orale, d'une présence que
l'on souhaite voir incarner ou
réincarner. Travail de Sisyphe toujours
repris, toujours échouant. Mais on voit
dans les exemples proposés que la parole
entonne, amorce, soutient le chantier du
graphe, qu'elle se fait bien là
véritable prétexte au commentaire se
déroulant ligne à ligne. L'écrit
s'aventure au fil des voix retenues.
L'écrivant écoute leur mémoire. Il se
remémore en son corps le rythme d'une
tradition transmise, l'accent d'un père,
d'une mère, la voûte sonore d'un abri
ancien, aimé. L'écriture affranchie des
codes de l'écrit marche au devant de
quelque parole à nouveau réchauffée,
bénéfique, à nouveau réinvestie par une
histoire, une couleur, une rigueur, à
nouveau déployée à l'air libre, à
nouveau émue, recueillie en bordure des
silences et des secrets profonds. Bref,
la voix en de nombreux registres, de
nombreux sens fait écrire, aussi bien le
poète chercheur sous les modes de la
parole oraculaire que le critique, sous
les modes de la glose; débattant avec la
thèse adverse, concurrente ou bien avec
l'opinion. L'oralité circule sans doute
toujours un peu dans le texte, ne
serait-ce que par le fait que l'écriture
est toujours aussi réponse, adresse à
l'autre, interlocuteur désigné, ciblé ou
absolu.
Mais chose plus probante encore pour
notre propos, Michel de Certeau postule
l'irruption toujours transgressive du
geste vocal dans la langue parlée.
Onomatopées, écholalies, interjections,
jeux d'accents, rires, plaintes, cris,
injures, répliques : autant de
battements, de pointes, de déchirures
d'une oralité tantôt défensive, tantôt
offensive. En tous ces petits phénomènes
paralinguistiques, expressifs qui
innervent notre dire... la voix s'entend
malgré tout ; elle se diffuse atomisée,
encore incontrôlable dans la langue
ordonnée ou convenue. Le geste vocal en
creux, à la source du dire, mais
toujours hors signe. Ceci le
psychanalyste peut le saisir dans le cri
de "l'infans". Le philosophe le
saisissait dans le mythe orphique.
L'historien sociologue Michel de Certeau
tente de le saisir au niveau de nos
actes d'énonciation les plus courants.
La voix c'est cet excès ordinaire
inscrit en notre parole. L'outrance y
advient chaque fois qu'une figure
expressive de la douleur, de la
jouissance, de la honte, de l'attaque,
paradoxalement interrompt la logique du
nommé, tout en conservant le sens,
l'intention, le symbole attachés au
langage. Bien des formes lettrées de
notre culture ont d'ailleurs fondé leur
création sur cette antinomie, cette
dissonance primitive de la voix et de la
langue, sur cette antériorité du sens
sur le langage structuré. On pense avec
Michel Poizat
à l'opéra lorsqu'il tente de
désarticuler récitatif et musique; au
théâtre extrême d'Antonin Artaud
s'enracinant dans les inflexions du cri
; aux rythmiques vocalisées de la
pulsation mises en scène par un poète
contemporain comme Serge Pey.
Mais autre question de sociologue, n'y
a-t-il pas de parlers plus proches de la
voix que d'autres ? Peut-on à cette
question répondre en termes de classes,
de milieux sociaux ? Examinant les
symptômes de la vocalité débordant la
langue (onomatopées, interjections,
etc.) on peut avancer que plus la
censure scolaire aura modelé notre
parole, plus ces phénomènes expressifs
tendront à se raréfier. Or l'indice de
formation scolaire correspondant
largement à un indice de positionnement
social, on admettra que cette voix
résiduelle, résistante ne va pas se
retrouver à chance et graduation égales
d'apparition chez tous les locuteurs.
S'il y a une logique circonstanciée,
individuelle de l'intensité orale des
énoncés, on retiendra également
l'hypothèse d'une structuration sociale,
hiérarchisée de ces présence ou
refoulement plus ou moins accentués de
la voix dans la langue.
Et revoilà la figure du peuple placée
entre cris (cris de rue, de douleur, de
révolte) et mutité (peuples des sans
voix, des sans grades ou majorité encore
silencieuse).
La voix : réminiscence du corps plantée
dans le langage ordinaire. Une telle
"rumeur" n'est-elle pas aiguë, plus
ample dans certaines cultures parolières
? Dans les parlers ouvriers répondent
plusieurs auteurs
Le contexte physique de l'espace usinier
"classique" d'organisation taylorienne,
les rapports sociaux qui s'y attachent,
définirait un profil d'usages
spécifiques de la parole, maintenant une
tradition du corps, un fort cœfficient
d'oralité dans l'échange verbal.
Retenons quelques traits saillants de
cette culture parolière située :
- un registre de voix forcée,
- un langage où reste présent le cri
sous la forme du juron, de l'obscénité,
de l'insulte,
- un art de la repartie brusque,
- un recours "chahuteur" à l'explosion
des rires et fous rires.
Si l'on complète le portrait en
indiquant l'omniprésence de la référence
à la métaphore corporelle et sexuelle,
puis la prévalence des gestuelles
déictiques, signalétiques venant
renforcer cette vocalité expressive, on
voit bien apparaître un "site sonore"
caractéristique. D'une part, il fait la
différence par rapport aux inflexions
oratoires calquées sur l'écrit. D'autre
part, on a bien là une "scène de voix"
aisément reconnaissable, distinctivement
imputable à un groupe social.
Le chant lancé à tue-tête non par goût,
mais par colère au-dessus des machines,
les jeux de cordes, de gorge, jeux de
bouche, du souffle imitant les chocs,
les rotations, les outils, les noms de
dieu explosant quand la cadence
s'accélère ... la voix éclatée s'engage
en une nouvelle métamorphose. Ici, on
entend des éclats de jurons pareils aux
copeaux d'acier volant dans l'air, vous
grillant cheveux poils et peau, vous
laissant aux bras comme des
tatouages, des griffures de chat.
C'est Tomaso di Ciaula, ouvrier italien
écrivant, qui a sans doute le mieux
parlé de cette culture parolière
propre... ou plus exactement qui a su le
mieux évoquer cet univers de voix
humaines placées en situation de
résistance et de composition avec le
monde assourdissant des ordres et des
choses ; cet univers de voix venues de
l'épreuve de résistance des corps,
fondues aux rythmes métalliques,
mécaniques, agglomérées à l'atmosphère
de l'atelier froid l'hiver, chaud
l'été.
Eléments de bruit dans le bruit et
le risque.
Mais gardons-nous justement de concevoir
ce type de parole plus exclamative comme
substantiellement lié à un groupe
social. Pensons plutôt ce paysage
sonore - celui qui se remarque à
son tracé dans une langue,
qui semble rassembler tous ces bruits
sous le signe d'une voix.
Pensons plutôt ce paysage d'une culture
propre comme un paysage contingent.
Lorsque les ouvriers décrits s'écartent
du concert collectif de l'espace-temps
usinier, qu'ils rencontrent familles,
voisins, le spectre de leur oralité se
modifie également au gré des contextes
d'interlocution.
L'identification d'une voix à des
structures stables constitue sans doute
une fiction, si elle ne se confronte pas
à ce que Pierre Sansot nomme une
anthropologie de l'occurrence.
Insister sur les modes, moments,
conditions, environnements
de la parole populaire semble un bon
correctif à toute visée structurante
outrancière. Pierre Sansot, sociologue à
l'écoute de cette originalité de la
langue populaire vivante, flâne ... Sa
recherche ressemble au déroulement d'un
itinéraire avec haltes - étapes du
bistrot de quartier, étape du jeu de
pétanque, étape du bal, de la scène de
ménage. La voix éclatée parcourt alors
les circonstances et les lieux. Le
sociologue s'arrête là où (hors de la
sphère du travail, cette fois) la parole
vivante des "gens de peu" ose, osait se
donner, par moments, par bribes libre
cours, là où les hommes auxquels il
est fait allusion ont pleinement
conscience de vibrer à leur aise.
Le corps et ses imaginaires dans la voix
De Certeau suppose la
trace vocale porteuse d'une corporéité
perdue. En bien des théorisations on
retrouve la voix comme figure du passage
entre le sens et le corps. Mais de quel
corps s'agit-il ? Pour quelle voix ? A
l'intention de quelle médiation ?
- Il
y a le corps-monde des cosmogonies
primitives où le souffle, la voix est
double, nature et surnature à la fois.
Elle y est composante physiologique,
elle y est chose. Elle a siège dans le
foie, "les entrailles", les poumons.
Mais elle est aussi "mystérieuse comme
le vent". Dans les chutes d'eau, on
entend les messages des morts inspirant
la beauté des chants. Voix nasale, voix
des masques : elle associe les vivants
et les esprits, elle unit la parole, la
musique, la divination en un grand cycle
organique et spirituel, en une grande
osmose communautaire.
-
Il y a le corps-espace imaginaire du
ressenti, le corps-réceptable,
traducteur des manifestations émotives.
La voix s'y meut tendue entre les deux
extrêmes "chimiquement" purs de
l'agression et de la tendresse. La voix
peut alors être pensée comme projection
du corps tout entier : corps de
l'écoute, corps au combat. Les repères
d'un état de détente, de crispation de
l'être et de la parole se diffusent en
indices articulatoires, musculaires,
vibratoires. Le corps de la voix est
multiforme. Le poids des mots se fait
entendre, voir, sentir sur le registre
de tous les sens. La saisie graphique de
ces traits, paramètres vocaux, centraux
et secondaires laisse entrevoir à
quelques phsycho-linguistes la
possibilité d'une caractérologie vocale.
-
Il y a le corps-image d'ajustements à
l'autre. La voix s'intègre là dans une
gestuelle du tact et de la distance.
Chez certains théoriciens de
l'interactionnisme le corps est aussi
figure de notre territoire privé. Parole
qui s'étale, prend ses aises haut, fort
et longtemps, parole menue que l'on
empiète, coupe, parole reprise : dans
ces entrelacs de mots, de phrases c'est
la relation hiérarchique structurant un
groupe qui s'exprime. Ainsi notre
espace-temps est-il statutairement réglé
à notre insu.
La voix dans cette économie parolière
extériorise l'espace du désir de
communication. Elle rapproche, elle
éloigne autrui, elle régule l'espace
interindividuel de l'échange. Outre la
prise en compte de cette dimension
intersubjective du phénomène, les
interactionnistes vont surtout insister
sur la dimension collective
civilisationnelle de cette
proximité-distance à l'autre ... tantôt
mon semblable, mon frère ... tantôt
étrange étranger, ceci dit en termes de
culture nationale, régionale,
générationnelle ou bien en termes de
culture de sexe, de culture de classe.
Chez Erving Goffman la vocalité entre
même consciemment dans la composition de
l'image de soi. Presque au même titre
que la parure, la posture, elle est
geste de la mise en scène, elle est
paraître et apparat absorbés par le
rituel et le code. Notre voix se pose,
s'infléchit, se discipline, elle défend
notre cohérence, notre ligne de conduite
vis à vis de la norme, devant le regard
des autres. On est passé de la
voix-visage à la voix défendant
l'honneur, les convenances de la face.
Paroles et mouvements sous-entendus
La voix balaie le spectre
chromatique des haines obscures à
l'amour pur, du feulement bestial à
l'envol mystique
écrit Michel Serres. En 1991, P.Combaz à
partir de son livre, "Le Bal de la
maison du pendu"
nous suggère d'écouter, dans les
hésitations infimes de la voix, ce
silence latent de nos désespoirs.
Sylvain Germain proposait cette année, à
la scène théâtrale, une pièce pour dire
la transmission familiale des voix, des
gestes, cet héritage le plus
imperceptible, le plus ineffaçable,
cette part la plus précieuse, la plus
fabuleuse de notre mémoire. En 1987,
Jean Raymond
plaçait la voix au centre d'un trouble,
d'un commerce sensuel, pervers, violent
reliant "la lectrice" à ses
commanditaires d'écoute complice. La
voix qui inspire donc continuellement
l'essai philosophique,
littéraire, romanesque se situe, chez
tous ces auteurs, du côté de ce tremblé,
de cet émerveillé, de ce bouleversé, de
cet apaisé de l'état affectif tatouant
le langage. La voix infiltre dans la
parole le pigment des sentiments,
pulsions et retentissements ; elle en
colore chaque respiration, séquence
langagière que celles-ci soient pleines
de bruit, de silence, de vent ou de
raison.
Sur cette dernière proposition - voix au
diapason coloré de l'affect - l'opinion
commune, femmes et hommes d'oeuvres
inventives de science, de poème ou de
roman, peuvent s'entendre. Le désaccord
s'opérera sur les manières de décrypter
la couleur. Pour les uns, penseurs de la
métaphore, la voix ne peut se saisir
intuitivement que dans le flux de ses
dégradés infinis. Comme la sensation,
tel le ressenti, elle est palette, elle
est mélange vertigineux, instable,
nuancé que la connaissance expérimentale
détruit en croyant la capter. Pour les
autres connaître la couleur vocale
suppose sa décomposition en éléments
simples, en teintes dominantes
primaires. Il faut choisir entre acte
pictural et colorimétrie ! Ainsi dans
l'esprit de certains, l'isolement de
chaque composante physiologique,
acoustique, articulatoire, prosodique de
la voix peut-il faire espérer en une
analytique des intonations expressives,
en une grammaire des attitudes, types
vocaux affectant le discours de tel ou
tel locuteur. C'est à ce travail "de la
raison séparatrice" que nous invite Ivan
Fonagy exposant sa théorie de la
caractérologie vocale fondée sur ce que
l'on pourrait appeler une physique de
l'émotion.
Quand l'invisible devient
audible.
Les études actuelles du psycholinguiste
hongrois Ivan Fonagy ont quelque parenté
avec les perspectives avancées dans les
années soixante par le sociolinguiste
Edward Sapir. Sans toute parce que l'un
et l'autre sont à la recherche
maîtrisée, rationalisante d'une
typologie des voix. Que la voix auto
symbolise, pour l'un, la dimension plus
individuée du locuteur, pour l'autre sa
dimension plus socialisée... peu
importe, finalement. C'est cette visée
même du "type vocal" qui produit des
rapprochements d'énoncés et de méthodes.
Attardons nous alors sur quelques
axiomes de la caractérologie vocale plus
amplement développée que l'esquisse
Sapirienne :
1°) La voix de chacun peut être ramenée
à un profil vocal, autrement dit à un
ensemble de traits distinctifs repérés à
l'aide des outils de l'analyse
physiologique et acoustique de la
parole.
2°) Un profil vocal se confond avec cet
ensemble d'attitudes récurrentes que
l'on peut appeler "traits de caractères"
d'une personne. Il n'y a donc pas de
distance entre la personne (définie par
ce noyau, cette permanence psychiques)
et la voix saisie dans la parole
émotive. Car "le style vocal individuel
peut être ramené au style vocal de
l'émotion".
Les traits du caractère, de la voix, de
l'émotion se superposent. Non pas tant
que Fonagy fasse sienne la thèse
d'Heidegger, qui associant stimme (la
voix) à stimmung (l'honneur) et stimmen
(être en accord avec), affirme la voix
comme essence de l'affectivité, mais
parce qu'il assimile émotion et
réaction, parce qu'il la réduit à une
donnée comportementale de nature
ethologique.
3°) Cette double réduction "réaliste" de
voix au sonore, de la personne à la voix
"du dehors" en suppose effectivement une
troisième : celle de l'émotion à
l'action manquée, à une physique de
l'acte altéré, impossible, dégénérant.
Le spectre émotif alors s'épure ;
restent ses pôles primaires
irréductibles, ses tons extrêmes, les
plus intelligibles. D'une part
l'agression, aux couleurs heurtées,
guerrières. D'autre part le don aux
couleurs pleines et caressantes. Ici
donc l'émotion devient symptôme
d'activités originelles sous-jacentes :
la fuite, l'attaque, la copulation. Dans
la voix, un espace imaginaire se
transforme, se met en mouvement. Voilà
que le timbre gravement, intensément
placé impressionne le concurrent ou le
subordonné. Voilà que les accents
violents frappent les syllabes, que
leurs flèches atteignent l'adversaire.
Voilà que la ligne mélodique se fige tel
un corps prêt au combat. La première
"étrangeté" de la voix, Fonagy la situe
en cet imaginaire de la menace; de la
peur, du désir paradoxalement "réalisé"
sans acte.
Avec l'expression vocale de l'émotion,
on est entré dans l'univers "magique" de
la métonymie où le fragment peut
remplacer, signaler, signifier la
totalité. La langue peut alors se
substituer au corps entier, elle peut
représenter un élément anatomique bras,
poing, sexe ou bien figurer tout autre
objet externe.
Même si cette réduction symptômale de
l'émotion nous semble théoriquement
faible, il n'est pas de notre compétence
d'en juger. Et quoi qu'il en soit
l'intérêt de cette physique de l'émotion
n'est pas là. Il est plutôt dans sa
capacité à faire émerger l'idée d'un
signifié spectaculaire et pourtant
imperceptible à l'oeil, d'un
audible-invisible du sens, l'idée donc
d'une pluri sensorialité de l'échange
langagier vu, entendu, touché ; quelque
réalité proche de celle que Michel
Serres tente de saisir et nommer en
parlant d'espace tactile pressenti du
sens.
En effet resserrement des ventricules
laryngés, rapprochement des cordes
vocales, faible aperture à l'entrée de
la glotte, langue et lèvres amenuisées,
souffle court ... l'émotion vocale de la
colère se diffuse en une dynamique de
contraction musculaire et articulatoire.
Tout un espace bucco pharyngé de la
tension mime, rétrécissement, repli,
noeuds de "l'âme et du corps"
querelleurs. A l'opposé expiration
faible, voix pleine, relaxation des
voiles du palais, lèvres arrondies
marqueront la pantomime déliée de
l'émotion vocale tendre. La voix nous
montre donc la parole comme avant-goût
du signifié, comme cet ensemble de
gestes laryngés, de gestes
articulatoires échappant au regard,
comme cet ensemble de gestes
paradoxalement invisibles et vus par
l'oreille.
Car tous ces mouvements se propagent
instantanément dans l'espace acoustique,
se traduisent en un profil prosodique,
un rythme, un débit, une ligne
mélodique. Sur le schéma de répartition
métrique, la courbe de la colère est
angulaire, la courbe de la tendresse est
ondulante. La régularité, l'amplitude de
l'une la rapproche du chant ; la
précipitation, la scansion rapide de
l'autre la rapproche du bruit. La parole
est geste, est mime ; mais elle est
geste entendu avant que d'être décrypté,
lu à même le visage et les yeux, geste
entendu avant que d'être vu, et ce parce
que le toucher des voix a précédé
l'écoute.
Il faut donc à la communication vocale
un premier support de perceptions
subtiles : notre peau, ce tissu multi
sensoriel
où se déploie toute notre sensibilité.
Le corps sort du corps par tous les
sens
: cette proposition de Michel Serres se
vérifie constamment à propos de
l'expression vocale, et tout
particulièrement lorsqu'à la racine de
l'écoute et de la voix, on rencontre
cette emprise tacite du tactile où se
mêlent tous les sens.
Notre peau est tympan, tambour, elle
entend largement et moins mais entend
toujours, vibrante comme auriculaire.
Comme toujours avec la voix, l'approche
analogique prend le relais de toute
approche expérimentale. Le
psycholinguiste ou le sociolinguiste
nous mettaient sur la piste analytique
d'une mimétique invisible-audible de la
parole dans la voix, le philosophe porte
ailleurs notre pensée ... vers un
imaginaire ontologique de la peau,
première oreille sensible, première voix
secrète de l'échange.
Je m'enferme dans mon pavillon de peau ;
il brûle de langues ; je parle ; je
parle de moi, de ma solitude, de la
nostalgie des sens perdus, je pleure le
paradis perdu...
Il est vrai que la langue du concept
semble bien maladroite pour suggérer que
toute parole s'avance sur fond d'espace
tactile, sur toile de peau tressaillant
au bruit, frissonnant sous hautes notes,
rythmes soutenus, captant les gestes
inouïs de la voix. Il faudra de nouveau
recourir aux images pour dire les
imperceptibles de l'échange et du sens
attachés à la peau où traînent des
clairs-obscurs, des chuchotements,
où demeure l'invisible du visible
où s'enregistrent les inaudibles de
la musique
En signe de parade ou de
parure
Hors discipline
sociologique, les exemples précédents
nous invitent donc à considérer la voix
comme partie prenante d'une gestuelle
agonique ou fusionnelle pressentie. Or
toute une tradition ethnosociologique
cette fois, celle issue d'Edward Sapir,
en passant par Margaret Mead, Ray
Birdwhistell pour aller jusqu'aux émules
d'un Edward Hall ou d'un Erving Goffman
va de fait travailler sur des préceptes
apparentés, mais avec d'autres
préoccupations, d'autres modes
d'interprétation.
Puisque selon le mot d'Edward Sapir :
la respiration peut devenir objet des
sciences sociales à condition de
l'interpréter comme un comportement
social à la manière dont on étudie une
religion ou un régime politique...
les anthropologues, sociologues d'une
telle mouvance vont partir des allures,
postures, mimiques, intonations,
silences des corps parlants,
communicants pour comprendre et la
structuration sociale d'un groupe et les
messages normatifs, éducatifs qui y
circulent. Ici, le contour vocal
n'apparaît pas isolément, mais comme
élément d'une gestualité contrôlée,
prise dans une sémiotique collective du
corps. Ici, on part du principe que tout
microprocessus d'échanges informe les
protagonistes tantôt sur la situation
socio-économique de tel acteur dans le
groupe, tantôt sur les rapports
dissymétriques entre les groupes, tantôt
sur les coutumes comportementales en un
milieu, une ethnie donnés.
Le geste vocal appartient à ce registre
de codes, modèles, moeurs tacitement
transmissibles. On retrouve là encore la
voix comme véhicule de la tradition.
Mais dans ces problématiques, elle est
insérée dans une recherche plus globale
sur tous les types de l'incorporation
culturelle. La voix y parle du corps
envisagé comme vecteur à la fois le plus
manifeste et le plus subtil des lois
sociales de l'acclimatation et de la
conformité. La composante vocale relève
de l'artifice et de la composition.
D'une part, elle aide à composer notre
sphère privée, en projetant un
imaginaire de notre territorialité
propre dans le groupe, dans la
rencontre. D'autre part, elle compose,
en toute situation, notre personnage en
quête d'approbation, de reconnaissance
d'alliance, de refus, d'évitement ...
Elle participe à la ritualisation de
notre Ego dans les rôles que l'on doit
successivement tenir. Elle est notre
double théâtralisé. Aussi la voix
parfois débordée par le regard, débordée
par le silence, relève-t-elle alors
d'une rhétorique sociale du visage en
ses convenances, civilités et
répertoires. L'ego de la voix est passé
du côté de l'apparence maîtrisée. Voici
la voix - sujet muée, la voix doublée.
Personne et persona à la fois. On la
croyait peau, on la retrouve masque.
a -
Voix, liens et territoires
Cherchant à comprendre le fonctionnement
des sociétés à travers des situations
concrètes de mise en présence des
personnes, tout un courant de la
sociologie va placer au centre de ses
travaux d'analyse et d'observation, la
question de la territorialité
symbolique. Entre les locuteurs qui se
rencontrent, se confrontent, se
croisent, s'apprécient, se liguent, en
des environnements institutionnels
variés (entreprise, école, famille,
lieux de réclusion, d'exclusion, de
divertissement ou lieux publics de
circulation) il existe ce qu'Erving
Goffman appelle des précautions
rituelles de non empiètement. Cette
frontière à la fois physique, morale,
statutaire, cette pratique toujours
réapprise, toujours reproduite de la
"bonne distance" à l'égal, au supérieur,
au semblable, au différent sont, dans ce
cadre, estimées comme bases de la
régulation sociale.
Il y a là une sorte de projection des
rapports sociaux dans l'espacement
toléré, souhaité, respecté entre soi et
l'autre. Edward Hall désignera, par le
néologisme de "proxémie", cet espèce
d'espace d'ajustement socio-affectif
entre les sujets, entre les corps dans
une aire civilisationnelle, ou un
micro-milieu donnés. Ce sont d'ailleurs
les échecs et les malentendus des
échanges interculturels qui ont mis
l'anthropologue américain sur la piste
de ces modèles "proxémiques" variables
et impensés, sur la piste de cette
"dimension cachée" de l'espacement
requis entre les interlocuteurs
statutairement voisins ou dissemblables,
ethniquement cohérents ou antagonistes.
Dans cet ajustement socio-affectif, la
voix participe donc de la gestuelle
d'adresse à l'autre. Elle appelle, elle
repousse. Elle entre dans la gamme de
ces messages proxémiques implicites.
Elle est geste parmi les gestes qui
règlent la distance, le non empiètement,
l'emprise d'un locuteur sur l'autre,
d'un groupe social sur l'autre. Sa
tessiture, son registre, son inflexion
placent l'inconnu, l'ami, l'adversaire
dans votre cercle, l'en éloigne, le
ramène, l'expulse. On retrouve là
encore, la voix comme mime de l'action
imaginairement projetée.
Dans cette analyse de la gestuelle
proxémique, la voix donne au sens
propre, le ton de la relation acceptée,
anticipée, souhaitée. Spontanée,
formelle, lointaine, chaleureuse,
confidente, méfiante, attachante ...
elle donne bien à entendre les
sous-entendus du message. Le sujet
socialisé s'entoure d'une "sphère
idéale", petit imaginaire de sa valeur,
de sa position, de son humeur, son
détachement solitaire, dans les groupes
où ses pratiques l'inscrivent. La voix,
sorte de déploiement de soi, est alors
contenue dans ce schème de
spatialisation de l'Ego social. Aussi
va-t-on, dans le prolongement de ces
logiques d'études, parler de territoires
de la parole en poussant assez loin
l'analogie de la projection spatiale
entre les corps-sujets échangeant.
Candace West en particulier, va
démontrer l'existence de territoires
masculins,
de territoires féminins de la
parole dans les actes conversationnels
les plus courants. Qui dit parole dit
droit de parole. On peut considérer
toute pratique conversationnelle comme
un acte d'autorité, possibilité de
"placer un mot", de poursuivre, de
vérifier que l'on est écouté. Candace
West définit la conversation comme
structure micro-politique susceptible
d'être référée à un ordre plus vaste des
rapports de force. Ordre des prises de
parole, durée du tour de parole,
légitimité du sujet de conservation,
orientation, rectification des contenus
: la communication est un terrain
toujours menacé par la domination. Aussi
les phrases dont on est dépossédé, les
silences gênants voire perturbants
constituent-ils des évènements
remarquables pour ceux et celles qui les
vivent. Car le plus inquiétant va se
jouer dans les "ratés" du tour de
parole, dans les temps de parole
simultanés que sont le chevauchement et
l'interruption, deux modes d'intrusion
en appelant bien à la figure du
territoire et de la frontière.
Dans ce territoire du tour de parole,
les dominants y réactivent en permanence
leur capacité de contrôle, la teste,
l'impose en interrompant symboliquement
et matériellement le subordonné, en
occupant son espace, en le violant. En
1985, Candace West, à propos des
conversations mixtes recueillies sur les
lieux publics d'un campus américain est
en effet plutôt pessimiste. Les hommes
empiètent systématiquement sur le droit
des femmes à achever leur tour de
parole. On les arrête, on les corrige,
on les met à l'épreuve. Certes, un tour
de parole interrompu n'est pas perdu
pour autant, il peut être repris. Mais
globalement l'article conclut sur la
parole comme imaginaire d'un territoire
où se déclenchent les parades masculines
de la dominance, et les parades
féminines de l'esquive. La structure
politique des rapports de sexe se répète
et s'accentue dans cette représentation
conversationnelle des rôles.
Dans cette étude, la parole domine la
voix. Pourtant on pressent bien la
fonction, l'influence dont cette
dernière peut être impartie dans la
dramatisation parolière des rôles
sociaux masculins, féminins. Ce sera
voix ostentatoire, couvrante, oppressive
contre devoir de réserve, contre voix
faite de retenue, soucieuse
d'apaisement, contre voix du retrait.
Les modèles sont depuis si longtemps
incorporés, appartiennent depuis si
longtemps à des identités sexuées
considérées comme les seules viables que
l'on voit poindre à peine, quelques
minces modifications. Souvent
l'ethnologie précédemment nous a
entraîné dans l'enchantement des voix.
Sur le registre des petites défaites, et
petites victoires de la conversation
ordinaire, ici, la voix nous livre sa
note désenchantée ...
b-
Voix, double et déguisement
Voix faussées, déformées dans le lourd,
le grave, le léger ou l'aigu... c'est
sous cette institution fabuleuse des
morts
dansant sous leurs masques de couleurs
et de cris que les ancêtres
méconnaissables venaient, au Sénégal
oriental, inquiéter les vivants. Les
chants épiques des bardes qui percent la
nuit Philippine dans les Hautes Terres
Palawan
vont vers un Au-delà. L'envol vocal de
l'aède était assimilé à l'élévation de
son double.
Si les légendes anciennes du double et
du masque vocal se sont tues, il reste
que ce schéma de la scission possible de
l'être et de la voix est souvent
réactualisé sous version contemporaine.
"Etoile sans lumière" avec Edith
¨Piaf, La Diva de Beineix ... le
cinéma comme la littérature (Rabelais,
Jules Verne) ont bien exposé cette
dramatique de la voix dérobée. Questions
techniques du doublage, de
l'enregistrement : l'industrie
audio-visuelle redéfinit une inquiétude
moderne du trafic des voix. Le mythe de
l'objet-voix empruntée, volée, gelée
peut encore revivre en bien des
scénarios.
La chanteuse dans le studio commence par
donner sa voix à la star de l'écran.
Mais le don bientôt s'éprouve comme une
dépossession. Le vol se meut en une
angoisse du double se détachant de soi.
L'interprète des coulisses veut alors
retrouver sa mélodie, son être. Elle
veut sortir de l'ombre, mais face au
public, soudain paralysée par le regard
de la vedette à qui elle a prêté la
beauté de son chant, elle-même reste
sans voix. C'était façon Etoile sans
lumière - film des années quarante -
le conte triste et édifiant d'une
identité vocale confisquée ...
Anthropologues et sociologues de la
modernité ne vont certes pas croiser le
thème de la voix - double et masque -
sous ces modalités. Toutefois, s'il est
utile d'évoquer ce contexte
représentatif et romanesque, c'est que
certaines analyses sociologiques de la
voix-parure, de la voix-convention vont
aussi se situer, plus ou moins
consciemment, à proximité de cet
imaginaire de la coupure entre l'être et
la voix ou bien dans la pensée d'un
évanouissement de l'être sous
l'apparence d'une figuration.
Transe du chamane, cris des masques
Tenda : la voix retrouvait là une
animalité dont on cherchait à capter la
force. Sans aller jusqu'à cette
invention, ce besoin d'une osmose
féroce, charnelle avec la nature,
présents dans ces usages ancestraux du
souffle, de l'invocation, nous avons
cependant dans notre parcours souvent
suivi la trace de ce flirt entre voix et
puissance non socialisée. En effet, nous
avons plusieurs fois rencontré la voix
du côté de l'expression de soi, de son
expression la plus profonde, ou la plus
archaïque, celle de l'émotion. Nous
abordons désormais des théories pour
lesquelles la voix est entièrement
absorbée par les phénomènes de
socialité, de normalisation, de
théâtralité. L'émotion y est elle-même
travestie dans le code.
Pour bien des sociologues, il est vrai,
la parole domine la voix. Pierre
Bourdieu dans Le Fétichisme de la
langue et l'illusion du communisme
linguistique
- article qui a fait référence - évoque
la variation prosodique des énoncés.
Phrasé populaire, phrasé neutre, phrasé
élitiste ... la voix apparaît bien
distribuée sur la grille de ce
symbolisme intonatif, plutôt stéréotypé.
Mais elle n'est que le simple reflet de
la structure de classe. Reflet
d'ailleurs évanescent. A peine décrite,
la voix s'efface, devenue simple
marquage résiduel, périphérique des
impositions de légitimité fonctionnant
dans l'espace-temps donné d'une
pratique.
Cet horizon théorique d'un symbolisme
intonatif rapporté à la structure
sociale fut d'abord l'intuition d'un
Edward Sapir qui, le premier, imagina ce
projet d'anthropologie auditive, imagina
l'idée d'un profil socio typique de la
voix, examinée cette fois dans la
concrétude de ses tessiture, inflexion,
cadence, débit, vitesse. Toutefois si
cette préoccupation surgit et resurgit
par intermittence dans le discours
sociologique, c'est aussi que les
codifications du parler, de la
prononciation font partie d'une histoire
sociale longue dont les observateurs,
les écrivains, et surtout les manuels de
civilité nous ont laissé une empreinte
éloquente. Dès le traité d'Erasme
(153O), traité de bonne conduite
destiné aux enfants, aux adultes,
intellectuels et bourgeois humanistes
ambitionnant une rapide ascension
sociale, bienséance et convention de
la voix deviennent objets de discours,
de préceptes formels, participant à
l'élaboration d'un code consensuel du
comportement élémentaire. Car cette
myriade d'injonctions normatives ne
concerne pas spécifiquement le geste
vocal, elle concerne toute la discipline
"courtoise" des apparences, l'obligation
de décence des corps, de la physionomie,
du maintien, du vêtement ....
Une chose à quoi l'on doit bien prendre
garde en parlant, c'est qu'il n'y ait
rien de rude, ni d'aigre, ni de hautain
dans la voix, à quelque personne que
l'on parle ; il faut toujours le faire
avec un air d'honnêteté et de
bienveillance ...
Une chose qui est des plus importantes
quand on parle, est de bien faire sonner
toutes les lettres et toutes les
syllabes, et de prononcer tous les mots
séparément les uns des autres ...
Une prononciation française doit être en
même temps ferme, douce et agréable.
Pour apprendre à bien prononcer, il faut
commencer par parler peu, dire toutes
les paroles les unes après les autres
avec modération, prononcer distinctement
toutes les syllabes et tous les mots, il
faut surtout ne converser ordinairement
qu'avec des personnes qui parlent
purement et qui prononcent bien ...
Ce sont là des extraits
tirés du traité de Jean Baptiste de la
Salle, qui, un siècle plus tard, dans la
même veine, s'adressera cette fois au
public scolaire de l'enseignement
chrétien. Prêtre, docteur en théologie,
pédagogue de renom, J.B. de la Salle
prend en charge l'animation d'écoles des
paroisses, des diocèses ; il entend
s'occuper des plus pauvres, non
scolarisés. Son manuel de bienséance et
de civilité s'adresse donc aux enfants
des écoles chrétiennes, aux plus
pauvres, aux enfants des villes et à un
seul sexe : les garçons. Se demandant
comment former un honnête homme chrétien
et citadin, il énonce tout un ensemble
de prescriptions mêlant rituel de
mondanité et morale catholique. Ce qui
frappe, à cette lecture, c'est que tout
le corps est soumis à ce contrôle
méthodique et qu'en particulier le
visage - cheveux, oreilles, lèvres, yeux
compris - sont examinés sous l'angle de
cette éthique "terrifiante" de la
retenue et de la modération.
Il n'est pas bienséant de faire trembler
ses lèvres, lorsqu'on parle, ni en
aucune autre occasion ; il faut les
avoir toujours fermées, et ne les remuer
ordinairement que pour manger ou pour
parler ...
Il y en a qui élèvent tellement la lèvre
d'en haut et abaissent si fort celle
d'en bas, que leurs dents paraissent
quelquefois mêmes toutes entières ; cela
est tout à fait contre la bienséance qui
ne veut qu'on voit jamais les dents à
découvert, la nature ne les ayant
couvertes des lèvres que pour les cacher
Aperture, fermeture de la bouche,
positionnement, mouvement des lèvres...
on constate que la surveillance sociale
s'exerce fortement autour de ces lieux
d'inspiration et d'aspiration du
souffle. Tout un lot de moqueries
fustige d'ailleurs couramment les
ridicules de la bouche trop close, trop
ouverte, de la langue "trop pointue" ou
trop "bien pendue".
Le sociolinguiste William Labov
le notera, les différences sociales de
prononciation renvoient à des modèles
articulatoires différents. Toute manière
de prononcer engage tout "l'hexis
corporel" du locuteur. La voix se
replace alors dans toute une économie
expressive du visage aux normes
sociétales très discriminantes et très
fines. Lèvres closes. Langue levée.
Banalement, il y a de la voix dans le
silence et du silence dans la voix.
La variation prosodique n'est pas seule
en cause. Les symbolismes sociaux
touchent à tout l'art du visage, celui
qui intègre le regard dans le langage,
et qui fait que les mots sont dans le
regard comme le chantait Jacques Brel
aux Marquises.
Certains auteurs vont d'ailleurs
insister fortement sur l'extrême
artifice de cet art...
Le rhéteur grec ou romain met en voix la
valeur argumentative du sens. La
prosodie du poème depuis Homère, met en
rythme ou en rime la valeur lyrique,
épique du sens. L'acteur dans
l'amphithéâtre, sur la scène en
extériorise les valeurs dramatique,
tragique, comique. Autrement dit, tout
un ensemble d'arts ancestraux, tantôt
plus lettrés, tantôt plus populaires,
nous a donc familiarisés avec cette idée
d'un symbolisme codé des mouvements
expressifs de la douleur, de l'extase,
du rire, des larmes... Nous
reconnaissons aisément ce répertoire
figé des statues, des personnages et des
masques. Mais sans doute croyons-nous
cette grammaire de l'expression
contrôlée, stylisée, jouée plutôt
réservée aux espaces-temps circonscrits
de la représentation, aux espaces-temps
spécifiques et rares de la parole mise
en spectacle.
Le sociologue Erving Goffman veut nous
réveiller de cette illusion. Travaillant
d'ailleurs beaucoup à partir de manuels
de savoir-vivre, E. Goffman va démontrer
que la plus banale des rencontres,
s'effectue quotidiennement sur le mode
de ces stratégies représentatives de
soi. Reprenant la très vieille analogie
entre société et théâtre, Goffman
transforme tous ces contemporains en
figurants d'une grande mise en scène au
scénario sans auteur, où chacun n'est
instantanément que son image produite
face au regard d'autrui. La voix prendra
une place importante dans cette
codification de l'apparence, dans ce jeu
de l'apparaître "au mieux" de ses
possibilités dans l'action engagée. Mais
comme au théâtre, costume, décor et voix
font partie d'une même économie du
spectacle, de la performance, de la
démonstration.
Le mendiant interprétera l'humilité sur
le ton qui sied à sa position et à sa
demande. Le P.D.G. devra penser à la
gravité ou la puissance de ton qui lui
revient. Nous sommes là dans l'ordre de
figuration des rites statutaires. Plus
globalement, dans l'élaboration du moi
social, tout un chacun doit choisir sa
face, s'y tenir, la sauvegarder dans
l'honneur, la fierté. Le répertoire
figuratif où l'on est engagé est assez
stéréotypé, normalisé. Il admet peu
d'improvisation. L'essentiel n'est-il
pas de protéger la cohérence de notre
jeu pour le bien-être de notre face et
de celle des autres ? Ici, notre ligne
de voix doit suivre notre ligne de
conduite.
Mais que la voix soit mesurée, façonnée
à l'aulne d'une idéalisation sociale de
soi, Goffman est loin d'être seul à le
dire. Cicéron, Sénèque, Quintillien ont
largement commenté le domaine des normes
et des harmoniques de l'éloquence
publique. Le ton, l'élocution, les
mouvements de la tête, du menton, les
mouvements de mains, de bras amplifiés
par le drapé du vêtement... tout est
contraint par la rigueur esthétique et
morale du "gestus antique", cet art
libéral qui ne saurait imiter les
désordres d'ébriété et de gesticulation
de la plèbe et des esclaves.
Le jeune patricien romain destiné aux
arts magistraux de la rhétorique civique
travaille sa gestualité oratoire en ses
moindres détails.
Même souci de l'inflexion vocale chez
les jeunes gens de l'E.N.A. destinés à
faire carrière dans les grands corps d'Etat...
Cour des comptes, Inspection des
finances, etc…
Octobre 1995 –
Question de l'intervieweur
à un jeune énarque de la dernière
promotion :
-Vous avez déjà le ton du
grand corps ?
Réponse de l'intéressé :
- Non, c'est plutôt le ton normal sup,
écoutez les khâgneux, c'est plutôt cela,
c'est plus modulé que pour les gens du
grand corps.
La voix est donc devenue
là, véritable gage de valeur sociale et
de rang, artifice à travailler selon un
idéal de haute référence. Les grandes
écoles reproduisent leurs élites à une
note près. Un peu plus loin de nous, on
connaît le prestige du ton oxfordien. En
Angleterre d'ailleurs où l'intonation ne
fut-elle si fortement préoccupante, pour
toute une grande et moyenne bourgeoisie,
que l'humoriste Bernard Shaw pourra avec
succès mettre en scène, au début du
siècle, en 1912, "Pygmalion",
aristocrate cherchant à transformer la
facture d'accent de l'héroïne pour
assurer sa promotion culturelle et
sociale.
L’entre-deux de la voix
La voix est placée entre
deux miroirs : celui de la personne,
celui du personnage. Voix-peau,
voix-masque. Voix émise, voix reçue. La
dynamique de ces oscillations est
toujours présente dans la parole aussi
bien que dans le chant. Trouver sa voix,
la libérer, l'éprouver, l'entendre et
l'admettre au milieu des autres. Il faut
rechercher le chant de la voix pour
lutter contre la fatalité d'une
dévalorisation, pour faire surgir la
vraie voix. Cette idée se retrouve, de
façon récurrente, au delà de la
particularité des contextes sociaux de
référence. Les propos de Patsy Bodenburg,
professeur de pose de la voix à Londres,
témoignent - en écho universalisable -
de cette naissance contrariée à la
parole, à la voix quand le carcan
collectif "pèse comme un couvercle",
stigmatisant l'aléa d'un écart.
Enfant, je n'arrivais pas à parler
correctement, alors on m'a envoyé chez
un professeur d'élocution, je détestais
cela, j'étais très mauvaise élève parce
qu'on voulait me faire parler d'une
certaine façon. J'avais un problème de
prononciation, on se moquait de moi.
J'ai perdu confiance ... parce que
personne ne m'avait dit que la parole
est liée à la voix, qui est liée à la
respiration, qui est liée au corps. Mais
face à quelque chose qui nous effraie,
souvent dans la vie, on l'examine, alors
plus tard, quand je suis allée au cours
d'art dramatique, j'ai décidé de choisir
ce métier
« Rien n’est plus en intime union corps-
cœur- spiritualité que la voix dans
l’être. Elle est si près en cela du
tissu
… »
Le plasticien Patrice Hugues,
anthropologue de l’objet textile, dont
l’œuvre
m’accompagne depuis longtemps, souligne
en priorité, le caractère éminemment,
infiniment double du tissu, chose
psychique et chose civilisationnelle,
touchant au savoir du nombre et à celui
du doigté, intervenant
entre le corps et l’esprit pour l’unité
de l’être.
… Si je conclus sur cette
référence, c’est que la voix comme objet
de recherche et de pensée, ne me semble
pas très éloignée du tissu. Elle comme
lui, condense cette plénitude troublante
des réalités ambivalentes, ce pouvoir
des univers de l’entre-deux, déroutants
pour l’analyse disciplinaire,
disciplinée, logiquement coupante et
séparatrice.
La voix se
manifeste d’abord comme signal, éclat ou
présence qui advient et qui oblige à
faire silence, que ce soit interruption
brève de la parole courante ou mouvement
indéfini du repli méditatif. Toute voix
s’ancre dans une situation d’écoute qui
lui donne corps, résonance, forme et
sens. Parce qu’elle est cette puissance
vive de l’interlocution que codifie nos
diverses expériences sociales, que
sculptent nos épreuves biographiques et
qu’anime notre humaine, lointaine et
fondatrice intersubjectivité, la voix
renvoie immédiatement au silence, cet
envers/endroit du langage, cette figure
d’accueil de l’altérité.
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Joëlle DENIOT
Professeur de Sociologie à l'Université de Nantes,
membre nommée du CNU.
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