Chanson Française - Édith Piaf

Chanson française ÉDITH PIAF : la voix, le geste, l'icône par Joëlle Deniot
 




PIAF, BARBARA

Deux artistes accordées à leur légende
 
 
 
 

 

« N'étais-je pas le rêve aux prunelles absentes
Qui prend et ne prend pas, et ne veut retenir
De ta couleur d'été qu'un bleu d'une autre pierre
Pour un été plus grand, où rien ne peut finir ? 
»
Yves Bonnefoy, "Pierre écrite"

 
 
Il était une fois La Môme. Il était une fois La longue Dame Brune[1]. Quinze ans d’écart les séparent. Piaf meurt en 63 dans une ambiance de deuil national. Barbara connaît son premier grand triomphe à Bobino en 1965. L’une semble prendre le relais scénique de l’autre pour redonner un souffle créateur inédit à la chanson. Chacune, à sa façon, amplifia ses capacités expressives, révéla sa puissance cathartique engendrant l’enthousiasme ˗ pris au sens fort˗ d’un très large public. Artistes à chansons vibrantes, parlantes, femmes à vie sulfureuse, elles sont aussi des chanteuses parlées, saturées d’un continuum de commentaires˗ des biographies, des anecdotes, des témoignages de plus ou moins grande proximité, des scenarii avec montages photographiques ou filmiques˗  qui, tous tendent, soit à lever le voile sur les coulisses de leur art si singulier, soit à surprendre quelque secret au-delà des jeux d’ombre de leur être.  Autour d’elles, cet entrelacs de messages, de paroles, d’écrits s’apparente à une littérature de guetteurs ; guetteurs de flamme pour les auteurs empathiques, bienveillants, amoureux ; guetteurs de proie pour les enquêteurs grinçants, les donneurs de «leçons objectivistes», les maîtres en «démystification».   
Détours
 
Ceci posé comment, par quelle voie faire entrer ces deux parcours artistiques dans la thématique du colloque intitulé "récit et objectivation" ? Je me heurtai alors à des difficultés  de plusieurs niveaux. D’abord qui dit récit ˗ sans donner plus de précision sur ce dispositif rhétorique˗ pense choix d’interprétation, d’orientation signifiante d’un fait ; ajoutons même choix d’énonciation propre à soutenir l’attention charmée d’un locuteur qu’il soit collectif ou individuel. Tout récit s’emploie à mettre en cohérence des éléments disparates. Raconter, c’est trouver un ordre, donner un contour, un enchaînement à des actes indéfinis, sans commencement, sans nœud, ni dénouement. La mimésis (cette imitation de l’action des hommes) qu’Aristote formalise dans la Poétique, est au principe du récit. Je me demandai alors quel lien le récit ˗médiation communicative, voire fusionnelle˗ pouvait-il bien entretenir avec l’objectivation, si ce n’est celui d’être son parfait antonyme. Pas d’objectivation quand naît le récit, pas de récit pour l’objectivation ; mot qui par ailleurs m’a toujours semblé suspect, car le plus souvent avancé comme alibi au rejet de toute réflexion !
 
Mais la thématique suggérée menait-elle nécessairement à l’aporie ? Ou bien n’y avait-il pas une façon d’éloigner l’objectivation de cet impératif d’une connaissance certaine, allié des constats asémiques, attaché au refoulement de toute herméneutique, à l’oubli du regard dans la chose elle-même ? Ce n’est certes pas «l’objectivation participante» (Bourdieu, 2003) qui pouvait aider à cet éloignement puisque ce vœu scientifique d’accès «au point de vue du point de vue» ne fait que resserrer l’étau, peut-être en donnant au sociologue le rêve présomptueux de toucher le divin … Ce qui reste évidemment une compensation non négligeable !
 
Toutefois, ne souhaitant pas tutoyer d’aussi vertigineux sommets, je me tournai tout simplement vers la piste de l’étymon qui noue l’objectivation à l’infinitif  latin objectere qui signifie : jeter devant, exposer.  L’objectivation ne serait plus alors qu’un simple phénomène de vie de l’homo sapiens : ce va et vient incessant de la tension psychique vers sa venue au monde empirique, à son extériorisation dans une forme de matérialité audible, lisible, perceptible. Ce que relève exactement Bergson (1889, p.63) dans son Essai sur les données immédiates de la conscience : « Comme nous parlons plutôt que nous ne pensons, comme aussi les objets extérieurs, qui sont du domaine commun, ont plus d'importance pour nous que les états subjectifs par lesquels nous passons, nous avons tout intérêt à objectiver ces états en y introduisant, dans la plus large mesure possible la représentation de leur cause extérieure ».
 
Si l’on s’en tient à cette dynamique de l’intériorité vers l’extériorité, c’est d’abord toute manifestation langagière ˗ première source du symbolique˗ qui entre dans la logique de l’objectivation. Tout langage interpose un objectum : à la fois objet, obstacle et objection. Ainsi une fois regagné le lien permanent, familier de l’objectivation au symbolique, nous pouvons reprendre la question du récit objectivant, c’est-à-dire transcrivant, réinventant sous divers tropes et traces, l’éthos d’un soi - où se régénère, où tremble la légende de nos deux héroïnes de la chanson. En effet, une fois dépris du contrôle social «de la rationalité ascétique et puritaine » (Chaudier, July, 2016), la question du récit se déplace vers son auteur, vers la possibilité même d’en être le support incarné, singulier, de l’habiter intimement. On saisit maintenant que la thématique initiale se heurte de fait à deux interdits des sciences aussi bien humaines, linguistiques que sociales. Ce premier  tabou,  c’est d’abord celui du sujet expulsé « de tout procès », retiré du réel par toutes les déclinaisons structuralistes ou apparentées et cela de la philosophie à la littérature en passant bien sûr par la sociologie. Le second  plus imprononçable encore, car peut-être plus romantique qui sait ( !) à savoir la référence à l’authentique. La topique de départ sur récit et objectivation se déplie en conséquence dans cette suite interrogative : Quel(s) sujet(s)? Dans quel(s) récit(s) ? Pour quelle(s) authenticité(s) ?  Et tout peut commencer …
 
Au diapason d’une voix
 
Pour le dire trop hâtivement sans nul doute, nous avançons que toute problématique du sujet est d’emblée confrontée à une façon d’envisager la partition indéfiniment recommencée entre adhésion à une intériorité psychique et adhésion à une figuration propice au contexte, au statut, au moment. Immémoriale rencontre de la personne et de persona : énergies toujours indissociables, énergies toujours séparées. Cette dynamique, cette économie du sujet et de la figure prend un tour spécifique lorsque l’on s’intéresse à des existences livrées à la scène. Une fois énoncée cette particularité, nous émettrons l’hypothèse que figure et sujet ont bien pour ces deux chanteuses-là, un lieu propre de retrouvaille idéale et de fusion accomplie. C’est celui de leur voix, de la conquête de leur art vocal, réalité fondatrice de leur identité narrative.
 
Le mystère de la Trinité
 
Le rideau tombe pour l’artiste et le spectateur. Barbara redevient-elle Monique Andrée Serf ? Piaf, Edith Giovanna Gassion ? On sait leur difficulté respective à vivre dans le hors-scène. Monique Serf, insomniaque chronique, parvient parfois à s’endormir sur les lieux de ses spectacles : cabarets et théâtres qu’elle ne veut pas quitter. Édith affirme ne s’approcher du souffle du bonheur que dans l’extase du chanté. Sans s’appuyer plus avant sur leurs propos, il est aisé de constater que l’identité civile de l’une et de l’autre, en ses schèmes et ondes, ne se superpose pas à leur statue d’interprète, cette sculpture d’elles-mêmes, cet éloigné de soi prêt à être vu et entendu. La môme saltimbanque depuis l’enfance en rejette longtemps l’appropriation, l’empreinte, le travail. Monique Serf au contraire prépare avec soin l’échappée barbaresque (effort drastique d’affinement de la silhouette et décor d’ensorceleuse en habits noirs compris). Mais quel que soit le désir retardé ou précoce d’advenir à cette pointe exaltée d’une théâtralité de soi, chacune, en déesse gracile ou déesse impériale, s’y conforma.
Plus radicalement encore certains auteurs parlent d’une tripartition voire d’une quadripartition de l’Ego dans l’acte et  l’art de chanter (Chaudier, July, op.cit.). Pour qui ne compose pas ses textes, il y a la personne avec ses traits sociaux, physiques et moraux ; il y a le chanteur ou la chanteuse qui s’efforce de maîtriser sa technique, de trouver sa signature sonore ; il y a l’interprète en situation toujours vive, interactive d’animer en un style singulier mélodies et paroles d’un répertoire. Pour qui compose ses textes, il y a cette autre instance distincte qui est celle de l’auteur.  Or cette tripartition (Piaf pour l’essentiel) ou cette quadripartition (Barbara) sont d’autant plus paradoxales pour ces deux chanteuses populaires que leur charisme repose sur l’effacement (réel ou fantasmé peu importe) de toute discordance entre ces différentes instances qui sont supposées, pour la plus grande puissance et le plus brûlant éclat de leur récital, ne faire qu’un. Le public espère, attend, que les interprètes offrent l’épiphanie d’une subjectivation réconciliée. La catharsis est à ce prix.
 
Barbara ne cesse d’affirmer « qu’elle est une femme qui chante » «qu’elle n’écrit pas mais ne fait que parler d’elle ». Piaf ne craint pas le fossé entre ce qu’elle est et ce qu’elle chante. Trop simple sûrement. On peut alors douter. Ainsi, pour les manifestations à trop grande vocation de sincérité, à trop grand rêve d’authenticité en cet art de la chanson, plusieurs auteurs (Hirschi, 2008 ; July, 2015) choisissent d’insister sur l’impossible raccord entre éthos de la personne et éthos de la figure et préfèrent parler de fiction consentie à leur parfaite cohérence et cohésion le temps d’un concert … dont l’émoi esthétique poursuivra à loisir son tempo et sa vague.
 
Moins résistante à l’expérience commune, j’opterai pour une version plus substantialiste (!), pour cette vérité de l’imagination qui fait l’œuvre et sa réception. Rappelons que la voix, phénomène de l’intime et de l’ex-time, participe d’un feuilleté sémiotique complexe. La voix, c’est  l’engramme de la vie, le palimpseste des pulsions, le berceau mémoriel, le toucher des idéaux du moi. Entre ascendance, physiologie, histoire et sublimation, difficile d’échapper à sa redoutable valeur ontologique. Sur cette base,  je tends à penser que dans cette tonalité vocale qui s’objective, s’échange dans l’inter-perception, lors du récital, figure et sujet regagnent bien le sol et le ciel de leur unicité. Disons que dans cette utopie déjà datée de la chanson dont participe Piaf et Barbara, la voix constitue bien entre la peau et le masque, le temps retrouvé de leur âme.
 
Au-delà du kairos
 
S’éprouver en sujet, c’est connaître la permanence de son être. Connaissance immédiate et fragile d’une continuité zébrée de ruptures, de fatigues, de fuites, de reprises incessantes. Sauf désastre d’amnésie ou de schizophrénie, l’expérience commune du sujet repose sur cette perception rémanente, ce sentiment réaffirmée par actes, paroles, initiatives, événements signifiants d’un lien maintenu de soi à soi. C’est « Je » qui, s’il est autre, peut toujours dire «Je ». Paul Ricœur va lier la question du récit à celle de l’identité. En effet, s’il n’est pas de sujet transparent à lui-même (Nietzche, Freud), le récit comme médiation de signes, de symboles est susceptible de réveiller une égo-phanie, de retisser passé et présent, états proches, états lointains d’un Soi, soudain dérobé à son image familière et acceptable.
 
Plus précisément, Paul Ricœur distingue dans l’identité deux dimensions : la dimension subie de l’identité (idem), et la dimension voulue (ipse). Le même ou la mêmeté renvoie à la sédimentation des habitudes, à des assignations sociales intériorisées. L’ipséité est au contraire a-prescriptive ; elle est libre moment de réappropriation du sens de ses actes, possible passage à la compréhension de leur nécessité. Identification n’est pas subjectivation. L’identification est du côté de la répétition, le sujet du côté de l’inédit. Et la personne comme notion, comme valeur, comme réalité s’élabore, s’éprouve, se conquiert en tension entre ces deux pôles.
 
L’identité narrative, c’est une puissance de transfiguration ; c’est l’agir symbolique qui fait affleurer l’apaisement d’un «temps configuré», cette réponse à l’angoisse existentielle du temps insaisissable ; c’est une mode d’action sur et dans le temps. Pas de sujet sans récit c'est-à-dire sans mise intrigue de soi autour de faits saillants, de souffrance à dire, de longue errance, de sursaut improbable, de dénouement. Pas de sujet sans récit qui opère le trajet éthique de l’idem vers l’ipse. Mais affirmer pas de sujet sans récit, c’est aussi affirmer pas de récit sans lien à quelque destinataire qui en reçoit la résonnance et en scelle la justesse.
Joignant le geste à la parole dans une stylistique visant le meilleur pour soi et pour l’auditoire, l’interprète à voix chantée s’inscrit dans la lignée du conteur, cet artisan des songes portés à bout de souffle et d’ombre. Le récital est une sorte d’acmé du récit de soi. Chaque chanson condense cette tension de l’identité narrative entre idem et ipse. Chaque chanson contient toute la vie, toute la voix, toute la vie d’une voix, en particulier lorsque des artistes comme Piaf et Barbara mais aussi Gréco ou Germaine Montero ou Colette Magny … investissent leur texture vocale comme véritables icônes d’elles-mêmes. Le récital tisse chansons anciennes, chansons inédites, chansons cultes, chansons oubliées. Le récital est un métarécit qui place chaque chanson comme moment d’une histoire plus vaste. Le récital par ses choix d’enchaînements crée une autre mise en intrigue, un autre dénouement. Dans une temporalité mécanique, chronos ouvre une nouvelle dramatique du temps qui porte à son extrême exaltation, à son seuil poétique, à son trouble et son tremblement, l’ipséité du chanteur. Le récital est le lieu de la métamorphose conjointe de l’interprète et du public. C’est Barbara qui en fit la confidence inégalée dans «Ma plus belle histoire d’amour, c’est vous» chantée en 1966 à Bobino :
 
« J´ai pleuré mes larmes,
Mais qu´il me fut doux,
Oh, qu´il me fut doux,
Ce premier sourire de vous,
Et pour une larme,
Qui venait de vous,
J´ai pleuré d´amour,
Vous souvenez-vous ? »
 
Se raconter, se chanter
 
Toute culture pratique le récit de ses fondations, de ses héritages, de son cosmos, de ses héros. Toute personne use de ce mode universel de symbolisation pour faire corps avec des souvenirs, des fragments d’histoire, des impressions de soi qui sont autant de systèmes de défense, de reformulations de son identité face au monde. Toutefois, tout sujet n’est pas contraint à constamment exposer un récit condensé, manifeste de lui-même. Seules les personnalités publiques sont plus ou moins soumises à cette logique de l’identité narrative soutenue. Dans le contexte contemporain, les chanteurs populaires, en raison de leur notoriété et des affects qu’ils suscitent, sont parmi les plus touchés.
 
On peut en matière d’art parler de style quand l’artiste parvient à trouver son propre langage esthétique. S’appuyant sur Goethe, Cassirer (1997) définit le style comme « l’expression la plus haute de l’objectivité ; [dans la mesure où] il ne s’agit plus de la simple objectivité de l’être-là mais de l’objectivité de l’esprit artistique, et [dans la mesure où] ce qui s’exprime en lui ce n’est pas la nature de l’image mais celle du processus de création, à la fois libre et soumis à une loi. ». J’ai bien précédemment avancé l’idée d’une stylistique du récital, ce métarécit des chansons. Cependant, dans les cas étudiés de Piaf et de Barbara, c’est toute leur biographie, toute l’odyssée de leur répertoire qui ˗ corps et âme, dans l’instantanéité de la performance mais aussi dans la durée de ses cheminements ˗ devra porter ce souci du style, l’empreinte de leur sceau.
 
Il en résulte que toute narration de soi se muera pour elles en portraits du destin, dans une tension ininterrompue entre biographèmes et archétypes. Il en résulte que pour devenir, pour être sujets de leur légende, pour conserver la dominante de l’Ipséité sur l’Idem, pour espérer la réconciliation du sujet et de la figure, mieux vaudra pour elles se chanter que se dire.
 
Biographèmes et archétypes
 
Roland Barthes a rendu célèbre et le mot et le concept de biographèmes pour désigner ce qui d’un trait suggestif, d’une anecdote inattendue, permettait de faire advenir dans le langage, dans l’imagination, dans l’esprit le punctum d’une vie ; préférant la puissance évocatrice du geste à la complétude narrative et à l’historiographie. Dans le genre biographique, nombreuses sont les occurrences d’ouvrages qui optent pour le bref, le fragmenté, l'exemplaire, véritable contrepoint à la biographie positiviste. Les Essais de Montaigne sont nourris de ces brisés, de ces démembrements des Vies parallèles de Plutarque. Toutefois, dans ce contexte structuraliste du soupçon porté sur toute la tradition classique de la conscience, du langage, de la vérité, le recours Barthésien à ces vies réduites à quelques inflexions, quelques goûts … devient anachronique, prend une tournure contradictoire et tragique. Á contre-courant de toute déclaration d’une science impossible de l’unique, ces biographèmes s’avancent comme une hiérophanie du détail inimitable. Ce qui n’était qu’une variante du genre se dramatise : « Car s'il faut que par une dialectique retorse il y ait dans le Texte, destructeur de tout sujet, un sujet à aimer, ce sujet est dispersé, un peu comme les cendres que l'on jette au vent après la mort. Au thème de l'urne et de la stèle, objets forts, fermés, instituteurs du destin, s'opposeraient les éclats du souvenir, l'érosion qui ne laisse de la vie passée que quelques plis.» (Barthes, 2002, p. 1045). Quelques plis et … c’est la singularité sauvée du naufrage. Alors, les biographèmes tant pour le mot que pour la chose trouveront un bel et long écho.
 
Si le biographème dessine la possibilité d’une trace in-fictionnelle (authentique ?) de l’inflexion singulière d’une vie, l’archétype au contraire, se situe du côté du modèle général, condensant tous les points de vue, cristallisant un héritage sémantique reproduit au fil des générations. Chez les présocratiques en grec ancien, les Ἀρχέ (arkhé) désignent les principes, ces éléments matriciels constitutifs des phénomènes. Mais qu’il soit de définition philosophique ˗ comme chez, Platon, Plotin, Saint- Augustin˗ ou bien de définition jungienne, l’archétype se rattache toujours à une dimension supra-individuelle. L’archétype est trans-personnel, transculturel, universel. Relevant pour Carl Gustav Jung d’une structuration du psychisme qui ne dépend du sujet mais de l’inconscient collectif, l’archétype, image primordiale, forme a priori de l’imaginaire, ne se saisit qu’à travers un ensemble de motifs que déclinent les mythes, les contes ou les rêves nocturnes. Les personnages archétypaux du conte (les fées, les ogres, les sorcières) placent l’auditoire dans un certain horizon d’attente qui supporte sans doute le plaisir de la surprise de quelques détournements mais pas trop… Les fées, les sorcières, les ogres sont eux aussi émanations de principes. 
 
Ces précisions posées soulignent combien biographèmes et archétypes relèvent de récits de soi de nature antagoniques. Pour reprendre la terminologie de Paul Ricœur, les biographèmes correspondent davantage à une identité narrative tournée vers l’ipse, l’archétype à une identité narrative toujours ramenée à l’idem. Avant tout discours, Piaf et Barbara sont a priori perçues comme des archétypes, cette alliance immémoriale d’une image et d’une émotion. J’ajouterai même qu’elles sont a priori des héroïnes archétypales légendaires. Dans le corpus des contes occidentaux, les femmes sans descendance, célibataires, vivant un peu en marge de la « société » sont des personnages ambivalents, assez libres, actifs, voire agresseurs (Propp, 1928,1970) et virtuellement magiques. Piaf, à l’étrange surnom, tient du farfadet et de la fée marraine : « Ceux qui m’interrogent sur les raisons profondes qui m’animent lorsque je me penche sur un chanteur pour le modeler n’ont jamais mesuré la joie intense du sculpteur qui donne forme à son marbre … » (Piaf, 1958). Forte d’un don de prédilection, elle appartient au petit peuple des déités du destin. Barbara, c’est l’ensorceleuse, la fée amante aux draps noirs ; c’est Viviane converti au sortilège de l’ombre. Certes, le chemin des fées ne se trouve pas dans la topographie des villes. Mais toute nuit n’est-elle pas le seuil d’un monde parallèle ? On y entre, on  s’y enfonce, comme dans le monde sans limite des forêts.
 
Á ces archétypes sorciers s’ajoute une autre grammaire : celle d’archétypes sociaux plus ou moins romanesques. Piaf, c’est Fantine, c’est Cosette, c’est Montmartre, Pigalle et  …Carnegie Hall ; c’est la plèbe blessée, vengée, mais toujours inconvenante, voire infréquentable. C’est la vie qui aurait pu sans divin hasard se dérouler sur l’air de Fille d’ouvriers (1898) de Jules Jouy.
 
« Pâle ou vermeille, brune ou blonde,
Bébé mignon,
Dans les larmes ça vient au monde,
Chair à guignon. Ébouriffé, suçant son pouce,
Jamais lavé,
Comme un vrai champignon, ça pousse
Chair à pavé

A quinze ans, ça rentre à l'usine,
Sans éventail,
Du matin au soir, ça turbine,
Chair à travail.
Fleur des fortifs, ça s'étiole,
Quand c'est girond,
Dans un guet-apens, ça se viole,
Chair à patrons.
Jusque dans la moelle pourrie,
Rien sous la dent,
Alors, ça rentre en brasserie,
Chair à clients.
Ça tombe encore : de chute en chute,
Honteuse, un soir,
Pour deux francs, ça fait la culbute,
Chair à trottoir. […] »
 
Barbara, c’est l’enfant juive qui fuit la guerre, c’est une parole féminine sur le désir, c’est l’esprit Rive Gauche, c’est la vedette de l’Écluse … et l’amie de Mitterrand qui écrivit Regarde et chante son enthousiasme à Pantin en 1981.
 
« Regarde,
Sous ce ciel déchiré,
Tout s'est ensoleillé,
C'est indéfinissable,
Un homme,
Une rose à la main,
A ouvert le chemin,
Vers un autre demain,
Les enfants,
Soleil au fond des yeux,
Le suivent deux par deux,
Le cœur en amoureux,
Regarde,
C'est fanfare et musique,
Tintamarre et magique,
Féerie féerique,
Regarde,
Moins chagrins, moins voûtés,
Tous, ils semblent danser,
Leur vie recommencée, […] »
 
Toutes deux partagent également entre archétypes de fable et archétype social, une autre image primordiale, celle d’être des croqueuses d’hommes. Là n’est pas leur seul trait de convergence d’ailleurs ! Pour mieux les enfermer dans des identifications disjointes, rares sont les témoignages diserts sur leur parenté artistique. « Un jour, je suis allée écouter Édith piaf … Je me souviens d’être restée collée à mon siège. Sa voix m’avait fait pleurer et les yeux et le cœur ». (Barbara, 1998).  

Rappelons que c’est à la suite de cette révélation, de ce concert à L’ABC (1947) que Barbara décide de passer du chant lyrique à la chanson ; rappelons que Barbara au début de sa carrière (premières auditions de 1951 dans les cabarets parisiens) tente de s’imposer avec le répertoire de Piaf ; que son idéal d’artiste n’est pas de rester la chanteuse de Minuit de l’Ecluse, mais d’accéder au statut de chanteuse populaire ; de passer sur l’autre rive, celle de l’Olympia, scène devenue mythique depuis les triomphes de Piaf, lieu enfin conquis par Barbara en 1968.
 
Ces archétypes fabuleux et sociaux posent un cadre esthétique et éthique au récit de soi qu’il s’agit d’assumer. Cet espace narratif stylisé pour Piaf se structure autour du don natif, de la grâce, des idéaux-types des Misérables. Pour Barbara, il se structure autour du daïmon de la vocation, de l’épreuve de l’émancipation, du culte du secret.
 
Croquis de Piaf d’après modèle vivant
 
Lorsqu’elles vont se raconter entre témoignage oral et/ou écrit, elles infléchiront plutôt telle trace ou telle autre ligne de vie selon circonstances et moments biographiques. Piaf parle peu de son don d’enfance mais préfère insister sur son précoce apprentissage de saltimbanque. En revanche, elle insiste sur le miracle de sa guérison qui la désigne en élue de Sainte Thérèse de Lisieux. Certes, Édith restera toute sa vie fidèle à la petite sainte Thérèse, à sa fée intérieure, sa figure tutélaire la plus accessible à son désir rémanent de surnaturel. Toutefois, son insistance sur l’aura d’une telle guérison constitue surtout le passage à une mémoire dicible de l’enfance. Elle entre dans le récit par miracle, par sortie de l’ensauvagement. Finalement Édith n’a pas de souvenirs d’enfance. Des souvenirs d’avant. Á la différence de Barbara qui proclame « qu’il ne faut jamais revenir au temps caché des souvenirs » pour finalement en égrener les images les plus fragiles et le chant le plus grave, Piaf ne mettra jamais l’enfance dans son  répertoire.
 
«  J'ai eu tort, je suis revenue,
Dans cette ville, au loin, perdue,
Où j'avais passé mon enfance,
J'ai eu tort, j'ai voulu revoir,
Le coteau où glisse le soir,
Bleu et gris, ombre de silence,
Et j'ai retrouvé, comme avant,
Longtemps après,
Le coteau, l'arbre se dressant,
Comme au passé,
J'ai marché, les tempes brûlantes,
Croyant étouffer sous mes pas,
Les voix du passé qui nous hantent,
Et reviennent sonner le glas,
Et je me suis couchée sous l'arbre,
Et c'était les mêmes odeurs,
Et j'ai laissé couler mes pleurs, mes pleurs,  […] »
 
Sans doute garde-t-elle les traces mnésiques de son abandon initial, des souffrances de la dénutrition et de l’absence de soin, mais aucune narration ne peut sourdre de ces traversées sans langage. Bien sûr, tout récit se pose dans le sillage de l’absence. Il compose avec le sentiment de la perte comme le fait Barbara dans Mon enfance. Mais le sentiment d’enfance ne naît que dans le miroir que l’on vous tend. Pour Édith cela dure de 2 à 6 ans. Puis son père l’arrache à Bernay pour en faire son associée. Finie l’enfance, déjà la vie d’artiste au modeste rang d’un sous-prolétariat du spectacle forain. L’identité biographique de Piaf semble curieusement dénuée de filiation ; elle ne parle ni de sa mère, ni de son père, ni de son frère. Elle reste dans lien silencieux au temps antérieur à sa destinée de phénomène vocal, puis de chanteuse de rues, puis de chanteuse parvenue à la scène. Sa stylisation narrative s’ancre sur cet oubli des infortunes, des désastres enfouis, sur ce vide plus tard comblé par la parabole d’une naissance sous un porche d’immeuble, du nourrisson aussitôt accouché, aussitôt protégé par la pèlerine d’un agent de police.
 
La légende, legenda ˗ « ce qui doit être dit » ˗ remplacera ce qui ne peut être dit. La plaque apposée au 72 rue de Belleville l’atteste toujours « sur les marches de cette maison naquit le 15 Décembre 1915 dans le plus grand dénuement, Édith Piaf dont la voix plus tard allait bouleverser le monde ». Précédemment nous analysions la question de la partition entre figure et sujet. Ici n’avons-nous pas affaire à une double venue au monde, celle,  prosaïque d’Édith Giovanna Gassion à l’hôpital de Tenon, celle, fabuleuse d’Édith Piaf gravée dans l’hyperbole de l’adversité et le mystère du sort inversé. «Nous sommes rien soyons tout » proférait encore la chanson …
 
Un autre trait de ce récit délibérément structuré comme un conte avec la quête du héros, avec les obstacles, les aides à la quête, le dénouement bénéfique réside dans le fait qu’il est exempt de toute nuance tragique, de toute larme dont seul son chant renverra l’écho. La voix parlée d’Édith a d’ailleurs un phrasé aux modulations peu complaisantes, en alerte de réparties. Cette voix est populaire, rauque, impulsive et toujours à la limite de la moquerie.
 
Si les péripéties de son errance comme chanteuse des rues peuvent prendre quelques accents plus mélodramatiques, c’est toujours dans le cadre des types sociaux hugoliens ou « naturalistes » à la Bruant. Des media déjà voyeurs aiment à rappeler sa proximité avec l’univers de la prostitution au début de sa quête entre Belleville et Pigalle. C’est aussi le moment où naît et meurt à dix-huit mois son enfant. On  lui demande de se souvenir de cette passe qui lui aurait permis de payer les obsèques de sa petite Marcelle. Voilà qui permet de rendre l’acte édifiant en l’inscrivant dans le triste sillage d’une Fantine réduite au pire. Édith fantinisé raconte l’épisode en validant même l’invraisemblable happy end d’un client compatissant (Piaf, Noli, 1963). Pourtant, outre cette anecdote sinistre ou faussée, jamais Édith Piaf ne parlera de l’acuité du deuil de sa fille.
 
De même, on peut lire : « Ce jour-là […] Pâle, mal peignée, les mollets nus, flottant dans un manteau troué dont les pans me tombant sur les chevilles, je chantais un refrain de Jean Renoir. Quand j’eus fini, je vis venir à moi un homme à l’allure de grand seigneur […] Il m’avait écoutée avec beaucoup d’attention […] Il s’arrêta devant moi. Je fus frappée par la couleur bleu tendre de ses yeux et la douceur un peu triste de son regarde» (Piaf, 1958). Lorsqu’elle signe cette réécriture de son récit, on a bien là un croquis de l’aventure d’Édith, mendigote et goualeuse des rues. Mais c’est Édith littérairement adossée à Cosette sauvée non par Jean Valjean, mais par Louis Leplée, le propriétaire du Gerny’s, qui l’accoste et lui propose d’essayer sa voix sur la scène de son cabaret. La rencontre ne fut ni aussi rapide ni aussi fortuite (Bonini, 2008), mais l’ellipse narrative intensifie l’événement.
 
Un seul ouvrage Au bal de la chance est désigné comme une autobiographie cosignée par Piaf elle-même. Deux choses frappent à cette lecture. D’abord le temps du récit est très resserré : il va de ses débuts au cabaret parrainés par Louis Leplée à ses premiers music- hall sous l’égide de Raymond Asso pour s’achever sur ses tournées aux Etats-Unis et en Amérique du Sud. D’autre part, sur cette vingtaine d’années, seule subsiste l’identité narrative d’un métier avec ses échecs, ses rencontres, ses apothéoses. Ce récit ne livre rien d’une vie sentimentale de la femme, des événements qu’ils l’endeuillèrent, des accidents qui l’affectèrent. Il s’y manifeste une sorte de neutralisation aussi bien de la faim, du froid, de la brutalité des jeunes années que des épreuves du doute, de l’humiliation de l’artiste débutante.
 
Á la limite on pourrait résumer cela ainsi : saturer par l’archétype, le récit de Piaf ne livre aucun biographème. Tout semble trans-personnel dans cette autobiographie qui n’évoque qu’à mots voilés la mort de Marcel Cerdan, sans même prononcer son nom. Pourtant si cette tragédie appartient aussi au monde entier, sa résonnance qui rompt dangereusement l’équilibre d’Édith lui appartient encore bien davantage. La légende de Piaf s’ordonne autour de tous ces silences. Elle est à penser non pas comme un ensemble de souvenirs-écrans mais comme un système de défense de la personne, de l’émotion intime ; comme une parade pour celle qui devine combien son altérité est choquante et n’a pas de langage audible. La légende permet d’objecter un sens apaisé au destinataire.
 
Ce mutisme sur l’intime de l’autobiographie est à mettre en correspondance avec l’intranquillité si singulière qui brûle son chant. La formule de Serge Dillaz postulant que « l’on chante pour ne pas dire » trouve là une vérification exemplaire. D’ailleurs dans cet ouvrage, c’est seulement à propos de L’étranger (de Marguerite Monnot), chanson qu’elle rêve de mettre à son répertoire du Gerny’s que  la parole d’Édith se délie en confiant son état de choc : « Dès les premiers vers, je me sentis chavirer. J’oubliais tout, l’endroit où je me trouvais… C’était comme un éblouissement. Ou plutôt comme si je venais de recevoir un magistral coup de poing au plexus. Avec des mots tout simples, cette chanson exprimait des sentiments que j’avais moi-même éprouvés. Ces paroles ou d’autres semblables  je les avais moi-même prononcées et je sentais qu’il ne me serait pas difficile avec un tel texte d’être sincère, vraie, émouvante.» (Piaf, 1958, op.cit.).
 
Il avait un regard très doux
Des yeux rêveurs un peu fous
Aux lueurs étranges
Comme bien des gars du Nord
Dans ses cheveux un peu d'or
Un sourire d'ange.
'allais passer sans le voir[…]
D'où viens-tu? quel est ton nom?
Le navire est ma maison
La mer mon village
Mon nom nul ne le saura
Je suis simplement un gars
Ardent à l'ouvrage. […]
Simplement sans boniments
J'aimais mon nouvel amant
Mon époux d'une heure.
Comme bien des malheureux
Il croyait lire en mes yeux
La femme qu'on pleure. […]
J'ai rêvé de l'étranger.
Et le cœur tout dérangé[…]
Son souvenir chaque soir
M'a tourné la tête.
Mais on dit que près du port
On a repêché le corps
D'un gars de marine
Qui par l'amour délaissé
Ne trouva pour le bercer
Que la mer câline.
Il avait un regard très doux
Il s'en allait je ne sais où.
 
Barbara Diva : portrait de femme
 
Le livre de Barbara Il était un piano noir … se soumet bien davantage que le livre de Piaf au principe du pacte autobiographique défini par Philippe Lejeune. Il s’annonce très explicitement comme un travail rétrospectif, acceptant de parler de l’avant, c’est-à-dire finalement de tout de ce qui précéda son retrait de la scène après un malaise cardiaque grave durant le concert au Chatelet en 1993. « Je ne chanterai jamais plus. Plus jamais ces heures passées dans la loge […] La lenteur de se faire belle pour vous.  Plus jamais […] le cœur à se rompre […] ». De sa demeure- jardin, de son village sur Marne, elle écrit une longue lettre d’adieu à son amant aux mille bras, son public. Rien de tel avec Piaf qui livre son histoire alors qu’elle est toujours en scène et toujours à son apothéose. Pour Barbara ce récit-là prend une tout autre dimension. Il va correspondre à l’un de ces  moments cruciaux de rupture de soi à soi, quand la médiation du récit vous mène vers une reconfiguration éthique. Ne l’affirme-t-elle pas clairement elle-même ? : « Est-ce qu’on décide un jour de chanter ou n’est-ce pas une longue et très belle maladie que l’on porte en soi sans parvenir à en guérir tout à fait ? J’ai eu cette belle maladie dont j’ai eu tant de mal à guérir. Aujourd’hui convalescente, je peux écrire ce livre… » (Barbara, 1998).  Depuis l’aube où elle se met à son ouvrage, regard posé sur les roses et la glycine, la Dame de Précy remonte le temps, des premiers souvenirs les plus saillants jusqu’aux plus récents. Ces mémoires ˗ on le sait ˗ sont le lieu de la révélation qui a posteriori éclaire différemment le personnage de Barbara, et la portée de certaines chansons. La légende - legenda barbaresque, toujours au sens le plus strict de « ce qui doit être lu » prend alors une direction bien différente de celle voulue par Piaf. L’ipséité n’en est pas absente. Moins qu’un système de défense, il s’agit surtout d’une parole frontale de délivrance du secret familial déjà accroché aux mailles du chant, mais comme imperceptiblement confié à la pluie, au cœur chagrin de Nantes, au songe baroque de L’Aigle Noir, à l’étrange murmure d’Au cœur de la nuit. Mais nous constatons comme pour Piaf combien chanter ce n’est pas dire mais prédire, effleurer, abriter l’indicible pour soi.
 
Barbara s’est souvent réfugiée derrière la formule : «Je suis une femme qui chante ». Restons surpris par une telle déclaration. Portée en étendard, elle ne peut pas être assimilée à un simple pléonasme. De fait, plusieurs versions de soi s’affrontent dans ce leitmotiv qu’il faut d’abord entendre comme une riposte véhémente à un étiquetage de poétesse qui lui est insupportable. Barbara ne se veut ni poète, ni intellectuelle. Ces mots lui sont intolérables peut-être parce qu’ils pourraient lui fermer tout un public, mais de façon plus sourde et moins rationnelle parce qu’elle n’en assume pas le statut culturel. En effet, cette femme qui chante, c’est aussi celle qui mit si longtemps à interpréter ses propres textes, à oser les écrire. Elle s’est vitalement imaginée chanteuse, chevillée à ce goût d’être la voix, le souffle messagers des paroles des autres. Elle refuse d’être un auteur. Pourtant tout ˗ des lieux, des rencontres˗ l’y engage. C’est l’époque florissante des cabarets Rive Gauche ; c’est le printemps prometteurs des auteurs/compositeurs/interprètes. Elle qui fut une des pionnières du verbe féminin, parle de ses « zinzins » pour désigner son travail, ses presque chansons qui n’auraient pas valeur textuelle.
 
Elle conforte l’argument en déclarant que Brassens, Brel, Anne Sylvestre, Gribouille écrivent des chansons au prétexte que leurs mots n’ont pas besoin de mélodies pour fixer l’émotion. Dilemme classique entre poésie et musique au royaume du chanté. Certains historiens de la chanson en profitent même pour qualifier celle-ci d’art mineur du texte ; art d’un écrit inachevé dont l’éclat, le sens n’adviendrait qu’enveloppé dans une texture musicale. C’est souvent vrai, c’est souvent faux ! Pour Barbara nombre de ses compositions (Mon enfance, le temps de lilas, Drouot, Vienne, Amours incestueuses, Göttingen, Ma plus belle histoire d’amour …) sont des poèmes autonomes. Il est vrai que Pierre (1964), ce premier chant d’un désir féminin perceptible qui sourd des mots qui s’absentent ( la la la … la la la …) de ces souffles, de ce murmuré dans la voix, n’existe que dans sa tissure musicale et instrumentale avec notamment le phrasé saxo de Michel Portal, repris plus tard à l’accordéon par Roland Romainville. Toutefois, ce n’est pas là marque d’une incomplétude mais bien au contraire, éclosion d’une poétique inédite de la chanson liée à un architecture ciselée des silences.
 
Si cette femme qui chante est finalement celle qui se cache, se protège ; celle qui craint la comparaison, entravée par un complexe d’inculture, l’écriture de ses mémoires en découvre une tout autre facette. Celle qui retrace le temps s’assume comme figure auctoriale, comme sujet qui restaure le lien entre la femme qui chantait et celle qui ne chante plus. Du creux et de l’assise de cette perte, elle objecte une nouvelle réflexivité, la maîtrise d’une autre parole sur son art. Celle qui ne chante plus se fait peintre de celle qui éprouva la matière physique des mots, la chair et l’âme de la voix, le flux vivant de son corps fait voix.  Celle qui ne chante plus nous dit que la femme qui chante est celle qui se connaît avec les mots qui s’avancent, sous sa loi, sous son pas ; avec le corps qui se délie et la voix tantôt sienne, tantôt autre. « En chantant, je retrouve cette sensation des mots jadis avalés, déglutis, engloutis, qui remontent douloureusement par ma gorge avant que je ne les exhale avec violence ou douceur dans une chanson ». (Barbara, op.cit.P.151).  Celle qui ne chante plus signe l’autoportrait de tous les cheminements de sa voix, contemple en entomologiste la chanteuse passée. «J’ai émancipé mes jambes qui, jusque-là me portaient de façon zigzagante, et tout à coup les mots se sont mis à circuler par ma bouche, par mes veines, par mes muscles, et tout mon corps a pu chanter de la racine des cheveux jusqu’au bout des doigts, et j’ai pu projeter mes émotions au rythme de mon souffle.» (Barbara, op.cit.P.120). On pourrait avancer que le «Je suis une femme qui chante»  passe là de la réplique au logos.
 
De plus, Barbara lui adjoint la mystérieuse allégorie des trois sacerdoces qui réunit en une véritable trinité des «petites sœurs d’amour » : la prostituée, la chanteuse, la nonne. Chanter, c’est prendre le voile ; c’est oublier un homme pour aller vers tous les hommes ; c’est s’engager dans une solitude, un automne, une spiritualité hors du commun, une séparation définitive. Finalement, pour Piaf et Barbara chanter est un absolu,  mais la dame de Précy ajoute que c’est aussi le mal de l’absolu.
 
Á la différence de Piaf, le récit de Barbara donne beaucoup à lire de son enfance et des figures antagonistes de l’amour qui la peuplent. Au centre heureux, une grand-mère russe « qui console de tout » ; en toile de fond sombre, un père « qui fascine et désespère» ; en pointillé, l’omniprésence ambigüe d’une mère. Cette enfance meurtrie mais choyée donne donc beaucoup à raconter. Même fécondité des contrastes pour l’exode de cette famille juive pendant la seconde guerre mondiale, qui malgré l’épreuve, est ponctué de haltes. Refuge des villages, des maisons « aux allées brodées de grands mûriers», de la villa « aux dahlias géants». De lieux en lieux restent les jeux, les souvenirs d’école, l’odeur « des tabliers écrus » et de « l’encre violette ». Tout autrement que Piaf, Barbara dispose aussi d’un jadis audible où faire résonner le lyrisme de sa légende.
 
Nous notions auparavant combien le temps narré de Piaf est un temps bref, marquant les paliers d’une formation, le point de fuite d’une ascension. Avec Piaf, la chanteuse s’invente dans le présent de l’action. Avec Barbara, la chanteuse se prépare dans le futur antérieur de l’imagination … de  celle qui se serait rêvée en pianiste, puis en cantatrice, puis en interprète, puis en auteur-compositeur. Barbara écrit la légende du sujet qui toujours excède le lieu, l’être qui lui est assigné. Affirmation, exigence que l’on va retrouver dans ses chansons.
 
La part des biographèmes est plus intense dans le récit de Barbara que dans celui de Piaf où elle est enfouie. Au biographème central du dévoilé traumatique de l’inceste s’ajoutent des gammes beaucoup plus légères de traits singuliers : son addiction au tricot, par exemple, avec la description  à la fois gourmande et amusée des « ses transes tricoteuses » « ayant envisagé un jour de faire une tournée rien que dans les petites villes où elle savait que l’on vendait une certaine marque de laine.» (Barbara, op.cit.P.86).
 
Toutefois, si Barbara ne dissimule ni ses séjours à l’hôpital, ni ses douleurs physiques, ni la perte de sa voix, c’est aussi qu’avec bien plus de certitude sociale que Piaf, elle s’amarre à l’archétype de la sphinge toujours renaissante, à celui dérivé de l’artiste démesurément souveraine, échappant à toute hétéronomie, confondant parfois ses routines impérieuses avec la loi d’airain de son art.
 
Mais que ce soit en modalité Barbaresque ou en modalité Môme Piaf, il s’agit dans les deux cas de l’objectivation- transcription- objection d’un récit de la rédemption dont le plus aigu se donne à entendre dans leur répertoire.
 
Tropismes
 
Nouage des éthos, des figures et de la personne dans le καιρός (kairos) de la voix.  Autofiction unifiée de la légende quand vient l’heure des Mémoires. Á l’ἀρχή (arkhè) de la voix correspond le τέλος (télos) du chant … des chants incarnés dans une carrière. Se chanter : pour Piaf et Barbara, une autre manière, la manière cruciale, de se raconter tout à la fois au plus superbe, au plus inouï, au plus dévasté d’elle-même. Il ne s’agit bien sûr pas d’examiner tous les méandres de ce récit chanté dans les divers remaniements stylistiques de ces deux répertoires. Nous nous contenterons d’en observer quelques chemins à travers quatre tropismes inégalement présents en chacun des répertoires : celui des réminiscences, celui des blasons, celui des transpositions, celui de l’incantation.
 
Barbara a souvent répété que seule sa vie dictait les paroles de ses chansons, appuyant sa déclaration de son pendant négatif à savoir qu’elle ne saurait faire autrement en raison d’un manque total d’imagination.  Jacques Tournier auteur du premier livre consacré à Barbara contestera son propos en rétorquant que ce n’est pas sa vie qu’elle chante « mais ses morts qui sont autour d’elle », devenus compagnons de route. (Tournier, 1968, p.81). Peu importe, peut-être est-ce en cet écho, en cette épure psychique que son ipséité se love. Barbara en témoigne avec précision à propos de la chanson enregistrée en 1968 «Le soleil noir» : «Je sais parfaitement ce qui se passe dans le monde, parfaitement. Mais en  aucun  cas je ne pourrai me servir d’un événement, d’une tragédie, qui ne soit pas mienne, pour faire une chanson. Parce que je ne saurai pas. Je ne peux pas me servir des morts qui ne sont pas les miens pour faire une chanson… ». (Loisy, Vignol, 2017).
 
Plus encore que scellé aux deuils ou aux fantômes, le récit des chansons de Barbara voyage dans le temps des réminiscences et cela dans le sens pluriel du terme. La réminiscence, c’est le souvenir accessible, volontaire, à forte dimension affective. C’est le souvenir d’un lien scintillant, nécessaire à soi-même. Mais la réminiscence c’est aussi la trace antérieure à toute empreinte du passé.  C’est le hors temps de l’inconscient qui vous frôle, c’est la mémoire barrée d’un refoulé qui se voile et se montre sous les pièges nocturnes du rêve ou bien se perd dans les moires d’une anamnèse inaboutie.
 
La musique est une écriture du temps. La chanson, si brève, qui lutte dans sa fuite, est souvent une écriture de la nostalgie. Avec le temps chante Léo Ferré … mais Barbara fait de la remémoration˗ elle dira elle-même qu’elle radote ˗ son matériau à chanter. Nombre de ses titres convoquent une mémoire volontaire : celle de Monique Serf (Mon enfance), celle de Barbara amoureuse (Dis quand reviendras-tu ?, Le temps des lilas, Paris 15 Août, Vienne, Gare de Lyon, Rémusat …), celle de Barbara l’artiste (Monsieur Victor, Mes hommes…), celle de Barbara solitaire (Le mal de vivre, Le soleil noir, La solitude, Précy Jardin, Fatigue de 1996 …). Á l’Écluse, lors de ses débuts, Barbara chante « Souvenance », une composition d’André Schlesser. En 1987, elle compose avec Luc Plamandon  «Mémoire, mémoire». Le motif du temps insaisissable semble bien la poursuivre. Cependant, à côté du lyrisme fragmenté des souvenirs, c’est la mémoire elle-même qui devient substance et mouvement de son écriture. Son déploiement soudain règne en métatexte sur tout le dicible.
 
« […] Ô mémoire
Au bout de mes doigts,
J'entends et je vois
L'image d'un paysage dévasté.
Comment ai-je pu quitter
Ce que j'ai tant aimé ?
Ô mémoire,
Tu me reviens.
Tout me revient.
Ecrire mes mémoires
Avec de l'encre noire
Sur un papier lilas
Que je n'enverrai pas,
Parler des jours de gloire,
Des soirs de désespoir
Et boire ma vie
Jusqu'à l'oubli.
Mémoire
D'un autre temps,
D'une autre vie,
Tu me reviens.
Dans l'eau du paysage,
Se mirent des visages.  […] »
 
Cette omniprésence du motif mémoriel dans son répertoire ramène aux propos de jacques Tournier qui, en contrepoint des déclarations de la chanteuse, affirme qu’elle ne chante pas sa vie mais ses morts ; nous dirons plutôt sa vie comme toujours déjà métamorphosée en ex-voto. Deux titres «Pierre», «Ma maison» me semblent particulièrement évocateurs de cette transformation barbaresque de l’expérience vive en mirage. «Pierre» c’est la chanson du paradoxe, celle qui invente un souffle féminin du désir au cœur d’une attente dont la situation est très concrètement esquissée « Quand Pierre rentrera, il faut que je lui dise, que le toit de la remise, a fui, il faut qu'il rentre du bois, car il commence à faire froid, ici ». Pourtant Pierre, amant réel ou fictif peu importe, n’existe déjà plus que dans l’écho, le corps évanescent de son prénom psalmodié. Déréalisation voisine et somptueuse pour «Ma Maison» qui installe un lieu, Précy, un temps, celui conjugué de sa réclusion et de son apaisement ; qui baigne dans la sensualité terrienne des fleurs, des odeurs, des arbres et qui finalement s’échappe, en une sorte d’utopie céleste, où si l’on sent vibrer la magie de l’air et des songes, jamais on ne se heurte à aucun mur ou à quelque organicité de la demeure comme chez Duras par exemple.
 
Je m'invente un pays où vivent des soleils
Qui incendient les mers et consument les nuits,
Les grands soleils de feu, de bronze ou de vermeil,
Les grandes fleurs soleils, les grands soleils soucis,
Ce pays est un rêve où rêvent mes saisons
Et dans ce pays-là, j'ai bâti ma maison.
Ma maison est un bois, mais c'est presque un jardin
Qui danse au crépuscule, autour d'un feu qui chante,
Où les fleurs se mirent dans un lac sans tain
Et leurs images embaument aux brises frissonnantes.
Aussi folle que l'aube, aussi belle que l'ombre,
Dans cette maison-là, j'ai installé ma chambre.
 
Il est à noter que ces chants de la souvenance suivent souvent la trame classique du récit avec intrigue, suspens, dénouement (Le mal de vivre, Pierre, Mon enfance) ce dont s’écartent largement ses chansons des réminiscences clandestines. Les sables mouvants, Cet enfant-là, L’aigle noir, La déraison… s’exposent en un kaléidoscope d’images échouées sur la rive d’un rêve. Ces paroles symptômes «des forêts profondes» saisissent le souvenir latent dans sa gangue. La chanteuse est entraînée, nous sommes entraînés, dans une langue qui excède le récit, dans un imaginaire du refoulé, au seuil d’une épiphanie redoutée des amours condamnées. Ce chant de soi advient sous forme allégorique, se pare des mystères des grands mythes. Il est si personnel qu’une certaine transparence du récit ne peut l’accueillir. Analogies précieuses, métaphores ésotériques, L’aigle Noir ˗ chanson éponyme de cet inconscient atemporel˗ côtoie le conte fantastique. Proche des paroles féériques de Marienbad ou Des chevaux d’écume, il ne laisse rien deviner du drame qui l’irrigue.
 
« […] Lentement, les ailes déployées
Lentement, je le vis tournoyer
Près de moi, dans un bruissement d'ailes
Comme tombé du ciel
L'oiseau vint se poser
Il avait les yeux couleur rubis
Et des plumes couleur de la nuit
À son front, brillant de mille feux
L'oiseau roi couronné
Portait un diamant bleu […]»
 
Le journal intime qui constitue une discipline réflexive, une méthode d’objectivation de l’instable, une source de recréation de soi peut prendre mille formes scripturaires ou plastiques. Ces chansons du passé sans mémoire, de la confusion des sentiments en tiennent lieu. Dérobade du récit et licence poétique comprises. Nantes ainsi qu’Au cœur de la nuit, sont les deux autres chansons symptômes du triptyque de l’inceste. Elles entrent plus aisément dans la convention du récit qui désigne entre les mots le lieu de la faille. Au cœur de la nuit c’est Monique Serf apeurée qui nomme un fantôme ; Nantes, c’est Barbara endeuillée entre chagrin, fascination et pardon.  Ce sont les chansons de l’anamnèse inaboutie.
 
Il y a chez Barbara une tentation du silence au cœur de la musique même ; tentation d’effacer le langage par des mélisses, tentation de suspendre la voix elle-même dans les grappes de l’instant. Deux compositions portent cela au plus haut. Le sommeil, c’est le silence libéré de la mort ; Plus rien, c’est le silence de l’amour accompli.
 
Plus rien, plus rien
Que le silence,
Ta main, ma main Et le silence
Des mots. Pourquoi?
Quelle importance!
Demain, plus tard,
Les confidences.
Si douce, ta bouche
Et je m'affole. Je roule, m'enroule
Et tu t'affoles. La nuit profonde,
La fin du monde,
Une gerbe de feu
Pour se connaitre,
Se reconnaitre,
ourpre et or et puis bleue,
Plus rien, plus rien
Que le silence,
C'est bien, nos mains
Et ce silence...
 
Le tropisme de la réminiscence n’est pas aussi marqué chez Piaf même si l’on sait que des chansons comme Le blond et le brun (1943), Plus bleu que tes yeux (1951) correspondent à des épisodes précis de la vie de Piaf. Les traces de l’inconscient ne se lovent pas dans les paroles de ses chansons. Elle n’en est pas l’auteure. Ce mi-dire de l’inconscient, l’enfoui sans doute n’a-t-il de lieu d’épiphanie que dans la ferveur inégalée de sa voix ? Le passage à la femme compositrice est de ce point de vue décisif et sans doute faudrait-il aussi réfléchir au contexte historique et social plus favorable à l’apparition d’un « Je » devenu de moins en moins haïssable pour le public plus Rive gauche de Barbara. 
 
Le tropisme du blason, c’est la part de l’éthos revendiqué, le drapeau de ses valeurs ultimes, la proclamation d’une ligne de conduite, une fierté de soi. Les chanteuses y exposent leur être sous la forme du manifeste ou de l’épilogue testimonial. Piaf et Barbara en égrènent chacune leur lot d’autant que ce type d’affichage suppose que les artistes soient déjà parvenus à être des vedettes adoubées dans leur milieu proche et plébiscitées par le grand nombre.
 
Forte de sa notoriété, Barbara chante Bref, Toi l’homme, Amours incestueuses, Le bel âge  … qui expose son goût des hommes, des hommes jeunes et de la sexualité et se pose comme une sorte de nouveau guide des mœurs. Elle va conforter cet esprit de conquête par des proclamations de souveraineté comme dans La Mort, Femme -piano ou L’enfant laboureur :
 
« […] Je suis femme en mon lit, je suis folle en vos villes
Et j'ai choisi mes hommes, j'ai bâti mes empires.
Au diable la raison, et vivent mes délires !
Mais comment voulez-vous qu'un grand Pierrot de Lune
Ecrive des chansons, si on lui prend sa plume,
Sa plume ?
Qu'on ne touche jamais,
Que jamais on n'écoute,
Qu'on ne décide pas,
Qu'on ne m'ordonne pas […]»
 
Piaf n’est pas en reste d’audacieuses déclarations d’idéal et de force. Que l’on pense à sa chanson testimoniale de l’antidestin Non, je ne regrette rien, à la façon dont elle va interpréter en 1940 Embrasse-moi, ce chant des enfants qui s’aiment écrit par Prévert, et qui fut aussi chanté par Marianne Oswald. Plus souveraine et impérieuse est encore sa chanson de 1962 qui s’intitule tout simplement Le droit d’aimer :
 
À souhaiter des noces
Comme celles des gosses
En âge de l'amour
Je l'ai voulu ce droit!
Par des matins d'ivresse
Et des nuits de détresse,
Luttant pour cet amour,
Je l'ai conquis ce droit!
Par la peur de tout perdre
Au risque de me perdre
Pour que vive l'amour
Je l'ai payé ce droit!
Bien que le temps n'efface
Ni les deuils ni les joies
Quoi qu'on dise ou qu'on fasse
Tant que mon cœur battra
Quelle que soit la couronne
Les épines ou la croix
Jamais rien ni personne
M'empêchera d'aimer...
J'en ai le droit d'aimer
J'en ai le droit...
A la face des hommes,
Au mépris de leurs lois,
Jamais rien ni personne
M'empêchera d'aimer...
De t'aimer...
D'être aimée...
'être aimée...
 
Principe-roi de l’amour dont on vit dont on meurt, qu’elle affirmait déjà en 1950, peut-être en plus triste et en plus beau avec L’hymne à l’amour devenu son emblème international. Ajoutons que cet impératif du libre amour ne fut pour aucune d’elles un simple thème de chanson mais s’inscrit bien, avec cruauté souvent, dans le droit fil de leur vie.
 
Le tropisme de la transposition, complément ou substitut de la réminiscence va permettre de se chanter sous les traits d’un personnage, messager d’un nous, d’un moi social, d’un singulier universel. Beaucoup des chansons de Piaf s’alignent sur ce modèle : Les mômes de la cloche, Mon apéro, Elle fréquentait la rue Pigalle, De l’autre côté de la rue, Mon cœur est au coin d’une rue … autant de figures, de confrontations idéales typiques qui sont autant d’échos des blessures et humiliations très privées dont Piaf ne peut qu’indirectement invoquer l’indicible trace. Il y a aussi les figures d’un imaginaire social à fleur d’une érotique de la vie : Mon Légionnaire, Le contrebandier, L’étranger, L’accordéoniste, Milord. Pour Barbara, on pense à Drouot gravant la silhouette de cette femme ayant mis aux enchères … les trésors fabuleux d’un passé qui n’est plus ; mesurant la déconvenue de cette gloire déchue des folles années trente dont l’auteure, en véritable sœur de mélancolie, se fait la porte-parole.  Comme Nantes où chacun peut retrouver l’entaille du deuil d’un père, comme Il me revient nous laisse deviner l’héroïsme du jeune maquisard, Drouot par l’entremise d’un portrait singulier atteint une dimension universelle.
 
Le tropisme de l’incantation est bien présent chez ces deux interprètes. Même s’il est plus manifeste pour Piaf au regard de ses gestes d’imploration, de ses choix paroliers, de la ferveur de son investissement vocal, Barbara l’incarne de façon différente. L’incantation, c’est la fusion de la prière et du chant ; c’est le paroxysme du don de soi. Prier, c’est convier une transcendance ; celle d’un ordre divin bien sûr, mais aussi celle d’un ordre humain. Chanter peut contenir cet appel de la voix qui s’aventure au-delà des apparences, dans les failles du sublime : brumes du cœur, poème de la langue, espérance de beauté, reflet d’éternité. Question esthétique et question religieuse se croisent ˗ sans en partager nécessairement la définition˗ sur le terrain de la sacralité dont les symboliques et les imaginaires ne sont pas univoques. Ainsi dans une croyance et un abandon équivalents en leur chant intérieur, Piaf convoque l’absolu dans Mon dieu, Barbara le côtoie dans chanson pour une absente. Sauvées par le chant, toutes deux en favorisèrent la mystique.
 
***
 
Toute vie se condense et s’apprivoise en son récit autour de nœuds qui en dessinent les intrigues, la trame, les ruptures, le mouvement. La notion d’identité narrative travaillée par Paul Ricœur, celle de biographèmes reprise par Roland Barthes prennent en compte l’espace mental inaliénable de l’inaccessible sujet. Elles se montrèrent fécondes pour examiner comment ces deux artistes célébrées pour leur identité scénique et l’iconicité de leur voix ˗ de choix de répertoires en choix de récitals, de chansons-miroirs en écrits autobiographiques ˗ imposèrent l’image d’une cohérence personnelle. Cette dernière, loin de s’arranger avec la vérité, participe du prolongement de leur travail de création qui inclut le lien à leur public et les projette toujours en un devenir. Leurs chants, leurs témoignages constituent dans le même temps le champ d’expérience de leurs légendes en acte. Par ce filtre, elles livrent non pas un savoir distant mais une connaissance apprivoisée d’elles-mêmes ; connaissance qui nous place « dans un entre-deux où le réel et l’irréel se mélangent au point que sa réalité ne réside ni au sein du premier, ni totalement dans son écart. » (Boulogne, 2008, p15). Suivre Piaf et Barbara dans le fil de leur fable, c’est se laisser inspirer par ce qui insuffle vie à leur art, c’est parier sur l’intersubjectivité, sur l’angle de l’imaginaire pour s’ouvrir ˗ à la manière antique de Callistrate ˗ au vrai voir d’une œuvre qui, en l’occurrence, signifie s’ouvrir au vrai voir d’un charme.
 
[1] La version courte de cet article est publiée in Récit et objectivation, (Dr. Gilles Ferréol), ED. EME, 2019. CF. Joëlle-Andrée DENIOT, "Le chant d’une légende : signé Piaf, signé Barbara". 
 
 
Références bibliographiques
 

BARBARA (1998), Il était un piano noir, Paris, Fayard.

BARTHES, Roland (1980), Sade, Fourier, Loyola, Paris, Seuil.

BARTHES, Roland (1975, 2014), Roland Barthes par Roland Barthes, Paris, Seuil.

BERGSON, Henri (2013), Essai sur les données immédiates de la conscience, Paris, Flammarion ; première édition (1889), Paris, Félix Alcan.

BONINI, Emmanuel (2008), Piaf, la vérité, Paris, Pygmalion.

BOST, Sébastien( 2022), Barbara, La morsure et la caresse, Ed. La Simarre.

BOULOGNE, Jacques (2008), Callistrate, quatorze visions (statues et bas-relief), Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires Septentrion.

CASSIRER Ernst (1997), Trois Essais sur le symbolique, trad. Jean Carro et Joël Gaubert, Paris, Cerf.

CHAUDIER, Stéphane, JULY, Joël (2016), « La voix, elle, ne ment pas : créativité et mystification éthiques dans la chanson », in Babel, littératures plurielles, n° 34 L’éthos en poésie, p.283-300.

DENIOT, Joëlle-Andrée (2018), Le sentiment esthétique, essai transdisciplinaire, Paris, Le Manuscrit.

DEVEREUX, George(1980), De l'angoisse à la méthode dans les sciences du comportement, Paris, Flammarion ; (1967) édition originale anglaise, Paris, Aubier Montaigne.

DILLAZ, Serge (2005), Vivre et chanter en France, T. 1, 1945-1980, Paris, Fayard.

JUNG, Carl Gustav (1987, 1998), Sur l'interprétation des rêves, Paris, Albin Michel.

JULY, Joël ( 2004),  Les mots de Barbara, Publications de l’Université de Provence.

LEJEUNE, Philippe (1996), Le pacte autobiographique, Paris, Seuil.

LOISY Stéphane, VIGNOL Baptiste (2017), Barbara, Si , mi, la, réParis, Gründ,

PIAF, Édith (2003), Au bal de la chance, Paris, Archipoche ; (1958) première édition.

PIAF, Édith, NOLI, Jean (1963), Ma vie, Union générale d’éditions Saint Amand.

PROPP, Vladimir (1970), Morphologie du conte, Paris, Seuil ; (1928) première édition russe.

RICŒUR, Paul (1990), Soi-même comme un autre, Paris, Seuil.

RICŒUR, Paul (1991), Temps et récit, T.1, Paris, Seuil.

de RYCKEL Cécile, DELVIGNE Frédéric (2010), La construction de l'identité par le récit,  Psychothérapies, (Vol. 30), p. 229-240.

TOURNIER, Jacques (2017), Barbara ou les parenthèses, Paris, Équateurs ; (1968) première édition, Seghers.

 
 
 
Joëlle DENIOT
Professeur de Sociologie à l'Université de Nantes,
membre nommée du CNU.
Droits de reproduction et de diffusion réservés ©

 
 
  Répertoire publications
 
Edith Piaf orientale
La voix, le verbe féminins
Piaf et Barbara
Les ouvriers des chansons
C'était une histoire d'amour
Chanson française et identité
Intime dans la voix
Chansons, mots et souffles
Parole égarée des chansons
Star Ac et chanson française
Chanson française, réaliste
Partition de la chanson
Art de la chanson française
Chansons, femmes de voix
Parole de la chanson française
Tissu des voix
Chanson et mémoire d'étoiles
Rêver la chanson française


  Sites amis - Chansons

  Découvrez les
Institut National de l'Audiovisuel
Piano qui chante

Chansons de Marie d'Epizon

France TOP chanson française
Meilleures chansons de Cataline
Chansons de Boulze Emilie
 
Fous et usages de fous
Bye bye la canaille
Nefast food
22 sur le terrain
 
  Contact auteur
 

 

  Joëlle DENIOT
25, bouleverd van Iseghem
44000 - Nantes
    02 40 74 63 35
Commander livre Edith Piaf - la voix, le geste, l'icône publié par Joëlle Deniot    
    joelle.deniot@wanadoo.fr

 

La chanson française est actuellement - chose neuve dans le paysage musical ambiant : Edith Piaf par Joëlle Deniot


 



LIENS D'INFORMATION
 
 

accueil  I  abc de la chanson francaise  I  abc parole de chanson  I   anthropologie de la voix  I  auteur chanson francaise   I  chanson populaire  I  contact master culture   I   ecouter chanson  I  edith piaf et chanson francaise  I  infos master culture  I  parole chanson  I  parole de chanson francaise  I  parole et chanson  I  partition de chanson  I  starac chanson francaise  I  lca consultants  I  management public   I  sociologie cultures   I   association lestamp labos  chanson réaliste  I  lca formation  I  texte de chanson formation formateur I  formation communication I gestion ressources humaines  devenir consultant
Accueil chanson réaliste  I  Contact  I  Infos chanson réaliste  I Colloque mondialisation  I  Art populaire  I  Newsletter sociologies  I  contact master culture
Lestamp sciences sociales  I  Chanson realiste star academy  I   chanson realiste silence de la voix   I   chanson realiste toile noire   I 
management public
Auteur chanson francaise   I  Chanson realiste damia frehel piaf   I   Chanson realistee
voix secrète   I   Chanson realiste orient voix   I  infos master culture
Chanson realiste proche et lointaine   I   Chanson realistes et peuples de l'art   I  
Chanson realiste et voix de femmes   I   Chansons  I  formation formateur
formation communication  I  gestion ressources humaines  I  devenir consultant  I  prise de parole en public  I  lca consultants  I  lca formation  I Chef projet
infos master culture   I   parole chanson   I   parole de chanson francaise   I   parole et chanson  I  partition de chanson  I  starac chanson  I 
lca consultants
management public   I  sociologie cultures  I  association lestampchanson réaliste  I  lca formation  I   formation formateur   I  formation communication  gestion ressources humaines  I  devenir consultant  I  texte de chanson  I  lca performances ltd  I formations gestion ressources humaines  I  prise de parole
knowledge management
  I  Formation de formateur  I  Formation communication  I  Formation management  I  Formation consultants I  Gestion du temps
 

 



© Site web réalisé par Joëlle Deniot, Professeur des Universités